Hanifa Taguelmint, "nous marchions pour nos morts"

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le 16 Oct 2013
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Hanifa Taguelmint, "nous marchions pour nos morts"
Hanifa Taguelmint, "nous marchions pour nos morts"

Hanifa Taguelmint, "nous marchions pour nos morts"

Photos de Pierre Ciot

Le 15 octobre 1983, un groupe de marcheurs marseillais se réunissait à la cité de la Cayolle, suite à l'appel d'un collectif antiraciste constitué dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux. Cette mobilisation marseillaise qui marque le départ de la Marche pour l'égalité, surnommée par les médias de l'époque "Marche des Beurs", prend sa source trois ans plus tôt. Le jour de l'assassinat de Lahouari Ben Mohamed, abbattu par un CRS "à la gâchette facile" lors d'un banal contrôle routier survenu dans la cité des Flamants, dans le 13e arrondissement. Cette même année, une jeune lycéenne, Hanifa Taguelmint, à l'époque Hanifa Boudjellal1 vit ces événements en bas de chez elle. Trois ans plus tard, âgée de vingt-et-un ans, devenue organisatrice locale de la marche, elle tient les banderoles et scande les slogans anti-racistes. Nous l'avons rencontrée trente ans plus tard, et nous avons choisi de vous livrer son témoignage tel que nous l'avons recueilli.

 

Le déclencheur

"Lorsque Lahouari Ben Mohamed a été assassiné en bas de chez moi, j'avais déjà entendu plusieurs fois parler de crimes racistes. J'entendais les mots ”ratonnade” et ”bougnoule” qui ont pratiquement disparu maintenant. Je voyais mes parents algériens souffrir, les flics nous tombaient dessus. Mais au lycée où j'étais scolarisée, nous, les enfants d'immigrés n'étions pas nombreux. Et puis il y avait déjà la crise. Au fond nous sommes nés dedans, nous avons continué à vivre avec. Pour ma part, je connaissais davantage le racisme par l'éducation et les témoignages qui me revenaient, indirectement. Ce jour du 18 octobre 1980, avec des habitants du quartier, nous nous sommes rassemblés pour aller présenter nos condoléances à la mère du jeune Lahouari Ben Mohamed.

Le 21 février 1981, c'est mon jeune frère qui a été tué. Violemment, sans raison, comme ça, par ce que j'appelle un facho. Mon petit frère Zahir Boudjellal avait seulement dix-sept ans. Ma mère est morte six mois après de chagrin. D'une famille militante, nous sommes devenus une famille victime. Inutile de préciser que j'ai tout arrêté, la préparation de mon baccalauréat, les cours… Mais rapidement, j'ai souhaité adopter à nouveau une posture militante. Je voulais être actrice de ma vie, et surtout pas ne faire que pleurer…"

Premiers pas du militantisme

"En 1981, il y avait déjà des marches locales et dispersées à Marseille. On était ce que j'appelle la ”génération Tonton”, avec plein d'espoir placé dans l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand. Mais j'ai coutume de dire que nous n'en avons reçu que les épines… La plupart d'entre nous étions Algériens, nous risquions l'expulsion. Qu'importe, nous avons créé Radio gazelle, c'était notre lieu de rassemblement. Nous nous sommes mis à écouter de la musique arabe, à reparler arabe alors que jusqu'à présent, nous faisions tout pour ”être intégrés”, nous nous moquions même de ceux qui n'avaient pas rompu avec leurs racines culturelles. On a souvent lu et entendu que les jeunes marcheurs étaient illettrés, mais c'est une idée reçue ! Il y avait beaucoup de jeunes comme moi, qui lisaient comme tout lycéen Chateaubriand et bien d'autres auteurs. Mais les meurtres racistes nous ont rappelés que quoi que nous ferions, nous resterions toujours pour certains les ”bougnoules”.

Nous étions donc des petits animateurs de quartiers et Radio gazelle est devenue le relais de la marche de 1983. Les trois quart d'entre nous sont montés à Paris. Moi, j'ai marché mais j'étais surtout organisatrice. Nous expliquions le but de notre mouvement aux jeunes, nous nous inscrivions sur les listes, nous distribuions des tracts. Parmi nous, il y avait même des mineurs de seize ans. Nous étions convoités par des politiques, mais nous souhaitions éviter que des partis politiques nous récupèrent, car nous voulions rester indépendants. C'est à cette époque, lors des municipales à Dreux, qu'est apparu le Front national. On s'est pris cette nouvelle comme un boomerang."

Euphorie… puis désenchantement

"Nous n'avions pas le temps de pleurer nos morts. Avec passion, avec engouement, nous étions hyper activistes. A mon sens, un engouement pareil ne s'est jamais retrouvé. Peu de médias nous suivaient, il y avait Libération et quelques indépendants. La marche de Paris a constitué un moment d'euphorie et de communion. Il régnait cette espèce de naïveté liée à notre jeunesse. Nous étions des Arabes, des Juifs, des Blancs, un vrai bonheur partagé. Nous nous sommes dits, ça y est, on nous voit. Interrogée par une chaîne de télévision, je me suis exprimée : ”on ne demande pas la lune, on demande juste à vivre” [Cf vidéo Ina – ndlr]. En ce qui concerne les femmes, la marche a clairement contribué à leur émancipation. A l'époque, les filles ne sortaient pas beaucoup. Alors sortir la nuit pour animer une émission de radio, ce n'était pas banal. Et puis les débats avec les marcheurs de Paris ont joué également un rôle. Les Parisiens assuraient que si leur soeur couchait, ils s'en foutaient, alors que les Marseillais, eux, s'emportaient : ”Si ma soeur couche, le la tue !”.  Mais nous les femmes du mouvement, on n'avait pas le temps de se faire draguer. Sous couvert de militantisme, on n'était plus des putes mais des combattantes, respectées comme telles.

Quand les marcheurs ont été reçus par François Mitterrand et qu'il nous a accordé la création d'une carte de séjour de dix ans [l'une des revendications des marcheurs avec le droit de vote des étrangers – ndlr], pour moi il s'agissait seulement d'un pourboire. Il n'y a pas eu de véritable acte politique, ni de discours. A partir de là, j'ai commencé à désenchanter. Arrivés à ce stade de la marche, nous étions devenus médiatiques et populaires mais nous n'avions aucune reconnaissance réelle de la part des politiques. J'ai vécu l'apparition de SOS racisme comme une trahison, avec Harlem Désir propulsé sans légitimité à mon sens à la tête du mouvement. La marche a été pervertie, surtout avec le fameux Touche pas à mon pote qui refaisait de nous des victimes. C'était un acte pourri de la part des politiques. J'avais envie de crier que je n'étais la pote de personne !"

 

Les lendemains… qui se répètent

"La marche est née d'un rêve, d'un désir, d'une envie collective de crier. Ce rêve n'existe plus aujourd'hui. Toute une génération est devenue apolitique et ne semble plus croire en rien. Le pognon règne. Les jeunes ne marcherons plus, je crois qu'ils casseront. Pourtant j'aimerais que les jeunes des quartiers Nord créent leur propre marche. A l'époque je crois que nous nous sommes battus aussi un peu contre nous-mêmes pour éviter de détester l'autre. Nous aurions pu céder à la facilité… Mais je dis souvent que nous marchions pour nos morts, avec leurs photos dans les bras.

Plus tard, devenue mère de trois filles, j'ai souhaité leur inculquer une conscience politique. Je les ai toujours emmenées avec moi, à toutes les manifestations, notamment celles du 1er mai. Un jour de marche sur la Canebière, je portais contre moi ma fille qui avait six ans. Elle s'est mise à me chanter à l'oreille ”1ère, 2ème génération, tous enfants d'immigrés”. J'ai ressenti une vague d'émotion et, chancelante, m'asseyant sur des marches, une crise de larmes m'a submergée. Vingt ans après, la chanson restait la même. Les problèmes n'étaient toujours pas réglés. Qu'en sera t-il alors dans quinze ans ?

Après 1983 et jusqu'à aujourd'hui, je ne souhaitais pas m'exprimer, un peu comme nos parents qui refusaient de nous parler de la guerre d'Algérie. Mais on réécrit notre histoire alors que nous sommes encore vivants, il est temps de parler. Et puis avec les marcheurs, nous n'avons jamais cessé de nous voir, nous avons créé une communauté de valeurs. Je ne veux pas transiger avec l'écriture de la marche parce qu'elle appartient à l'histoire nationale."

1. Soutenant la banderole, en manteau blanc sur certaines photos [retour]

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Commentaires

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  1. PC PC

    Et alors Hanifa?
    Vous savez maintenant j’espère que c’est avec les gens de votre âge ou guère plus vieux que l’on fait les guerres.

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  2. hanifa hanifa

    bonjour, une precision d’une importance extreme : NOUS MARCHIONS POUR NOS MORTS ET NON SUR NOS MORTS, merci d’apporter cette modification qui à mes yeux est essentielle.

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  3. hanifa hanifa

    je n’aime pas la guerre, j’ai peur de la guerre, je ne la souhaite nulle part et à personne. Je continue de porter mes valeurs ou alors c’est elles qui me portent, je ne sais pas.

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  4. Karim Karim

    Hanifa,

    Merci pour ce témoignage qui m’a beaucoup ému ! J’avais 17 ans à l’époque et, malheureusement, ma conscience politique n’était pas le centième de ce qu’elle est aujourd’hui. Avec le recul, c’est un évènement que je regrette de ne pas avoir vécu. Mais d’un autre côté, je suis content de ne pas avoir connu l’énorme déception (trahison) de la récupération politique avec H Désir et J Dray…

    Merci pour cet article !

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  5. jdeharme jdeharme

    Respect pour vous Madame. Peu de gens qui prétendent aujourd’hui gérer les affaires publiques peuvent se regarder dans la glace, vous OUI car votre combat a été, était, est juste et comme vous avez raison de dire que les jeunes d’aujourd’hui sont moins conscient des enjeux politiques, mais tous les politiques ou presque ont contribué à cela en ayant l’espoir que désintéressés des affaires publiques ils pourraient mieux gérer leurs affaires entre eux. Il est urgent que votre combat soit poursuivi et amplifié par les temps qui courent et les jeunes notamment ont un grand rôle à jouer mais quand on voit que des personnes à plus de 76 ans veulent conserver le pouvoir c’est pas gagné car l’espoir est chaque jour de plus en plus confisqué ôté à cette jeunesse.

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  6. cani cani

    “J’ai vécu l’apparition de SOS racisme comme une trahison, avec Harlem Désir propulsé sans légitimité à mon sens à la tête du mouvement. La marche a été pervertie, surtout avec le fameux Touche pas à mon pote qui refaisait de nous des victimes. C’était un acte pourri de la part des politiques. J’avais envie de crier que je n’étais la pote de personne !”

    Je n’avais pas accroché alors sur cette récup de Désir

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  7. Benoit Benoit

    Merci pour ce témoignage simple mais néanmoins profondément humain. Votre article m’a également permis d’analyser autrement la naissance d’SOS racisme. Je comprends pourquoi vous ne souhaitiez plus vous exprimer après 83, parfois les mots ne peuvent pas tout changer.

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  8. Anonyme Anonyme

    Très jolie témoignage, merci madame Taguelmint ANIFA. Je suis jeune, issu de l’immigration, et j’habite les quartiers dit “sensibles”, le combat doit continuer.
    Malheureusement le sujet est toujours d’actualité , il est vitale que nous nous unissons afin cela change. Merci encore pour ce bel exemple de sagesse, très touchant. Une belle leçon d’humanité, je ne sais plus qui disait qu “‘il faut toujours se battre pour ses idées”.

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  9. Anonyme Anonyme

    Hanifa bonsoir avez vous connu mohamed saidi dit momo merci et encore bravo pour ce que vous avez fait

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  10. Housseini1967 Housseini1967

    Hanifa ,cela me rappel des souvenir que je n’oublierais jamais à l’époque j’avais 10 ans , quand ton p’tit frère était victime de ce crime , et je souhaites que la paix soit dans ce pays
    qui souffre de l’intolérance de certaine personne qui ont la haine de l’étranger …. Et la famille Boudjellal restera à jamais dans mon coeur …H.H

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  11. Housseini1967 Housseini1967

    Hanifa ,cela me rappel des souvenir que je n’oublierais jamais à l’époque j’avais 10 ans , quand ton p’tit frère était victime de ce crime , et je souhaites que la paix soit dans ce pays
    qui souffre de l’intolérance de certaine personne qui ont la haine de l’étranger …. Et la famille Boudjellal restera à jamais dans mon coeur …H.H

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  12. Mabrouk Mabrouk

    Bravo Madame et quel dommage de voir a la tete de nos institutions ces récupérateurs de l’histoire.
    Samia Ghali prétendait sur le plateau de Public Senat suite a l’émission sur la marche, qu’elle était partie avec le groupe de Marseille pour rejoindre Paris qu’elle découvrait pour la première fois. Certains disent que c’est faux et qu’évidemment c’est une récupération de plus.

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  13. Anonyme Anonyme

    quel lapsus Phil de confondre Hanifa et Karima enfin s’il n y avait pas eu 100 000 personnes à Paris on ne parlerai pas de la marche, car c’est pas les marcheurs que l’on fête mais on fait le bilan des 30 et plus des luttes contre les crimes racistes, le droit de vivre dignement…….et de se battre encore aujourd’hui en pensant à la situation des roms alors unissons nos forces car la les luttes ne sont pas terminées……

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  14. Dekkari Hachemi Dekkari Hachemi

    Hanifa bonjour ! Meilleurs voeux à toi et ta famille ! Léo Ferré chantait, avec le temps avec le temps va tout s’en va… mais certainement pas ce qui nous ont fait très mal. Martin Luther King, l’avait fait pour le peuple noir.Vous étiez une escouade de jeunes à faire partie en 1983 du premier mouvement national anti-raciste de la France, chapeau bas! Cette union idylle à travers notre nation, restera pour moi vibrant à fendre l’âme. Mais malheureusement ce sentiment de puissance, de fraternité a vite pris d’autres tournures, par la volonté de politiques escamoteurs qui se sont appropriés ces tragédies pour leurs propres intérêts. Aujourd’hui on ne peut pas accepter la normalisation de la parole raciste, parce que la France a un pacte avec l’égalité et la fraternité, même si pour beaucoup ces mots sonnent comme une utopie. Les jeunes d’aujourd’hui ont besoin de symboles, de modèles. Il est essentiel que cette histoire soit intégré dans la grande histoire de la France.

    Dekkari.H

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