[Grand reportage] Guerre en Ukraine : avec le premier convoi marseillais de la solidarité
Des tonnes de dons, amassés de tout Marseille. Pour Marsactu, le photographe Olivier Sarrazin a suivi l'opération coordonnée depuis l'église ukrainienne de Saint-Jean-du-Désert (11e). Un périple en camion de 2300 kilomètres jusqu'à Lviv.
Marseille. Mardi 1er mars. Kilomètre zéro. Ce matin, une vingtaine de bénévoles trie, emballe et charge des cartons dans un camion qui partira cette nuit de Marseille. Objectif : l’Ukraine en guerre. Départ de Marseille avec huit tonnes dans le camion. Puis direction Lyon, le lendemain, où le reste du poids lourd sera chargé à son maximum, 47 tonnes.
Deux jours plus tôt, un groupe d’entraide à Marseille a relayé un appel à l’aide humanitaire sur les réseaux sociaux. Jusqu’à deux heures du matin, des familles, d’anciens légionnaires et des bénévoles marseillais sont venus déposer d’innombrables colis dans l’église de Saint-Jean-du-Désert. Le lendemain, dès dix heures, c’est une file continue qui apporte médicaments, serviettes hygiéniques, nourriture et couvertures.
Collée à la rocade L2 et à la grande cité d’habitat social Air-Bel, cette petite église grecque-catholique ukrainienne est rapidement devenue le point central de la solidarité, avant que la mairie de Marseille n’ouvre un point de collecte à l’hôtel de Ville. C’est vers elle que se sont tournés les expatriés, le diocèse de Marseille, et qu’ont afflué les dons des Marseillais, comme ces infirmiers qui apportent du matériel médical.
Derrière cette entraide, il y a aussi une petite paroisse qui a rassemblé les habitants de l’impasse Saint-Jean-du-Désert, où le hameau et la chapelle donnent une tonalité toute provençale. Depuis 4 ans, Igor a tissé des liens avec les habitants du hameau qui depuis deux jours accueillent, stockent et trient tous les dons. George Marchand récupère d’une double opération de la hanche. Après toute une journée à porter des cartons, il souffre. Pourtant, hier soir à deux heures du matin, il refermait derrière lui la porte de la chapelle et ce matin, dès 9 h, il était encore là, avec sa femme, sourire aux lèvres. Leur groupe d’amis va à la messe ensemble, rénove la chapelle. Aucun n’a hésité à venir prêter main-forte quand la guerre a débuté en Ukraine, 7 jours auparavant. Eux croient que l’Ukraine fait partie de l’Europe et admirent ces patriotes qui défendent leur terre.
Le poids lourd de Youri, le chauffeur ukrainien, est long de quatorze mètres. C’est le plus lourd véhicule à partir de Marseille, après les premières camionnettes et alors que les volumes s’amplifient. Sa destination sera vraisemblablement la ville de Lviv où des problèmes d’approvisionnement posent déjà la question de l’acheminement des denrées, vêtements et casques vers le front pour les distribuer au plus grand nombre. “On a surtout besoin d’aider notre armée qui manque de matériel, de gilet pare-balles et de lunettes de vision nocturne”, observe Igor, restaurateur et ancien légionnaire, l’un des organisateurs. Pour l’instant, dans la remorque, on a surtout chargé de l’aide pour les civils. Il faut faire vite, le temps presse. Combien de temps la frontière restera-t-elle praticable, la route ouverte, et la ville de Lviv libre ? Youri et son camion sont engagés dans une course contre la montre avec la guerre.
Mercredi 2 Mars, Kilomètre 300. Arrivé la veille au milieu de la nuit à Lyon après un arrêt sur l’autoroute, Youri se gare derrière le camion de Sacha. Ils se sont donné rendez-vous pour faire la route ensemble. Garé en double file “à la Marseillaise”, le camion ouvre ses portes sur une église qui fait le triple de la chapelle de Saint-Jean-du-Désert. À quelques pas de la rue de la Liberté, surplombant le quartier, un drapeau ukrainien flotte.
Depuis la dernière messe de dimanche, les fidèles ont lancé un appel au don. Si la chapelle de Marseille a permis de remplir un quart des quatorze mètres de la remorque, ce que contient l’église va le faire déborder. Une cinquantaine de bénévoles ne cesse de scotcher, porter et hisser à bout de bras les paquets.
Katia, étudiante à Lyon depuis 6 ans, a les yeux rouges et fatigués, mais garde un large sourire. D’autres volontaires ont les traits tirés. Depuis 3 jours, les colis arrivent sans cesse à l’église. Katia semble noyée dans une mer de sac et de cartons. Elle scotche sans cesse tout ce qui l’entoure.
Le prêtre Andriy Morkvas qui dirige l’église depuis sept ans, marqué par la révolution orange et la guerre du Donbass, a toujours pris part à l’organisation de manifestations pour mobiliser, comme aujourd’hui, sa communauté. Son regard se perd en pensant aux personnes isolées, sous les bombardements, sans lumière, encerclés par les forces d’invasions russes. On sent la douleur partagée avec les proches qui sont encore à Kiev, Mariupol et Zaporijia.
Pour aller plus vite Sacha nous a rejoints. Cela fait 16 ans qu’il travaille dans l’entreprise de transport alors que Youri n’est là que depuis 6 mois. Il était encore à Blois en début de semaine pour livrer des rayons de supermarché. Il est maintenant au volant avec Youri et file à toute cadence sur l’autoroute. Père de famille, originaire de Loutsk, il est ancien mécanicien pour l’aviation militaire et sait ce qui l’attend quand il aura déposé la cargaison. Sur la route, des automobilistes klaxonnent, il coupe la route au camion avec les warnings allumés, passe le bras par la fenêtre et lève le poing, dans un salut national : Slava Ukraini !
Jeudi 3 Mars. au-dessus de Nuremberg, Kilomètre 1250.
Quand un soleil rouge se lève, nous sommes en Allemagne, il fait moins 7 degrés. Sacha et Youri viennent d’échanger le volant. Ils ont roulé sans arrêt et à vive allure, à tel point que nous sommes maintenant à 250 kilomètres de la frontière avec la Pologne. Depuis le départ, Michael Jackson résonne dans la cabine, entrecoupé de mélange techno-violon sur parole russe que seuls les aficionados apprécieront. Vers minuit, la musique atteint son volume maximum, on parle fort, grille cigarette sur cigarette pour se tenir éveillé, en discutant de la situation “à l’est”.
Youri regarde les vidéos du front, des prisonniers russes parlent à leurs mères expliquant que leurs supérieurs ont achevé ses camarades blessés et que la majorité de son unité a été tuée. Youri scrolle, l’image d’une femme en pleurs passe sur l’écran.
Le passage de la frontière vers l’Ukraine illustre la leçon du chauffeur routier : “Dans ce métier il faut savoir attendre, rien ne sert de courir, car tant que tu n’as pas passé la frontière, le temps gagné est vite perdu.” En d’autres termes, pour 950 mètres, il faut attendre, de 7 h du matin devant le post frontière polonais, jusqu’à 15 h au poste frontière ukrainien. Résultat : en 8 heures, un poste frontière cela s’observe, se parcourt et se franchit. Les réfugiés sont là, par groupe d’une cinquantaine, emmitouflés dans leurs vestes, bonnets et écharpes. Ils ont passé des heures durant à attendre dehors. Les volontaires polonais leur distribuent boissons chaudes, céréales, sandwichs. Ils n’ont sur eux qu’un petit sac d’affaires et leurs documents, ils fuient et ils sont des milliers.
C’est le premier contact pour Youri et Sacha avec une réalité qu’ils avaient jusque-là vécue à distance. Pendant que le camion attend entre les deux frontières, ils regardent du haut de leurs cabines, et échangent des regards discrets avec les réfugiés aux visages fatigués. Si l’invasion de l’Ukraine a été un choc vécu à distance pour Youri et Sacha, la confrontation avec cette longue file ininterrompue de réfugiés sur le territoire ukrainien les laisse sans voix. Plus nous avançons, plus la file est longue et épaisse. Des volontaires tentent de les encadrer pour qu’ils ne se fassent pas écraser par les véhicules. Et après une dizaine de minutes de conduite au pas, lorsque la file se désépaissit, vient alors la longue queue de véhicules, van et bus qui passeront la frontière dans plusieurs heures. Il faudra attendre 15 min de plus pour être seul sur la route et pouvoir s’échanger un mot : “Bienvenue en Ukraine”.
Au départ à Marseille, Igor nous avait précisé qu’un aumônier, un prêtre militaire, viendrait à notre rencontre au bout des 2350 kilomètres. À l’arrivée à Lviv, ville de 700 000 habitants à 70 kilomètres de la frontière, cela ressemble plus au service logistique d’une entreprise. Une équipe d’une dizaine d’hommes, tous habillés avec la même veste floqué d’un logo “technique” nous attendent. Des hommes cordiaux, costauds, trapus, rapides, certains d’entre eux parlent espagnol, anglais. Extrêmement efficaces, ils posent des palettes au sol, ouvrent les cartons et débutent le tri en bas du camion. Il faut faire vite. En très peu de temps, il faut comprendre ce qui regarde l’alimentaire, le couchage, le médical ou la protection.
Youri et Sacha sont dans le camion. Au début, ils ont discuté, aidé, mais rapidement la fatigue est tombée. Ils ont commencé à appeler leurs familles, les mains sur le visage, en se frottant les yeux. Ensuite, ils ont sorti la bouteille de whisky, servi dans les tasses à café pour finalement trinquer au retour. Ce soir, ils dormiront à Lviv et demain, ils retrouveront leurs familles qu’ils n’ont pas vues depuis des semaines à Loutsk. Les retrouvailles risquent d’être courtes, une autre course contre la montre s’est mise en marche : les hommes sont appelés à servir sous les drapeaux. Seront ils obligés de prendre les armes ? Ils ne le savent pas, mais le feront, sans hésiter.
À 500 kilomètres des tranchées de Kiev, ce samedi en fin de matinée, Lviv se prépare. Les statues et monuments sont recouverts de mousse et de films plastiques pour protéger des éventuels bombardements. Des patrouilles de soldats circulent et des miliciens sont positionnés devant les bâtiments publics. L’église de Saint-Pierre et Saint-Paul en pleine rénovation est recouverte d’échafaudages. Sur la gauche du perron se trouve une petite porte qui ouvre sur un point de dépôt. Des casques, des treillis, des filets, s’entassent à côtés de talkie-walkie et de power-bank, sans oublier tout le reste, vêtements, alimentations, médicaments.
Bogdan, 20 ans, jeune volontaire au physique adolescent, explique ce qu’il se passe depuis que le premier appel aux dons a été lancé il y a 10 jours. ”Chaque jour des voitures déposent des dons. Au début, on recevait des choses dont les militaires n’avaient pas besoin, puis on a fait des listes qui évoluent en fonction de la situation. Pour que le matériel médical puisse être utilisé, on fait des kits. D’autres voitures ou des bus s’arrêtent. Civils ou militaires, ils chargent jusqu’à une dizaine de cartons en fonction des besoins. Et prennent ensuite la route pour les distribuer sur le front”. Le père Andrii Kobeluh précise : “Aujourd’hui les gens qui vivent à l’est ne peuvent acheter ni repas, ni médicament. Ils sont prisonniers et les bombes leur tombent dessus, ils ont besoin de nous.”
À Zhytomya, 100 kilomètres à l’ouest de Kiev, trois jours auparavant, Tania a vécu l’enfer avec ses deux enfants et sa mère. “Tous les jours, nous recevons des alertes d’attaques à venir, je les reçois encore maintenant sur mon téléphone, mais j’ai coupé la sonnerie pour ne plus effrayer mes enfants.” La ville est équidistante de deux lanceurs de missiles russes. ”Quand ils ont mis à feu, nous avons une quinzaine de minutes pour nous abriter avant qu’il ne touche le sol de la ville. Nous n’avons pas de cave, pas de bunker, donc nous nous réfugions avec tout le quartier dans un vieil abri souterrain très froid. Dans les derniers jours, les bombardements étaient tellement fréquents que nous n’avions plus le temps de rentrer chez nous nous réchauffer et nous faire à manger. Toutes les 15 à 20 minutes, il y avait une nouvelle alerte, espacée de quelques minutes entre l’ancienne et la nouvelle. Si les bombardements ont commencé par viser des sites militaires, rapidement, ils ont visé des objectifs civils. Lorsqu’ils ont attaqué la maternité, les écoles et qu’ils ont détruit nos réserves et silo à grains, j’ai compris que nous n’avions plus de futur.” Elle soupire : “Avant nous avions une vie, des projets, tout s’est arrêté en quelques jours. C’était la seule manière de sauver nos enfants. Les hommes sont partis trouver des voitures, les autorités ont organisé des trains pour nous évacuer, et nous nous sommes retrouvées avec un petit sac sur nous avec de quoi voyager pour une journée. Les hommes ont décidé de rester sur place pour sauver nos maisons, car beaucoup ont compris, dans les abris, que l’important ce n’était pas l’argent, les vêtements ou l’apparence, mais bien le sentiment de se sentir chez soi. Même si cet endroit n’est pas le plus beau, même s’il faudra tout reconstruire, l’important, c’est de pouvoir un jour rentrer chez soi.”
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Merci pour ce reportage très touchant, se plaçant au niveau de l’humain. On doit parfois cesser les débats géopolitiques et idéologiques, paralysants, pour ne regarder, pour agir, que cela : la tragédie que vivent les hommes femmes et enfants d’Ukraine.
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