Fabrice Lextrait, la Friche pour épicentre
Présent dès la création de la Friche la Belle de mai, Fabrice Lextrait est devenu une référence nationale en matière de tiers-lieux. Portrait d'un entrepreneur de la culture.
Fabrice Lextrait attablé à son restaurant, à la Friche de la Belle de Mai. (Photo : IH)
Bonhomme discret, le tempérament calme d’un quinquagénaire qui ne sort pas du décor, Fabrice Lextrait passerait presque pour un simple habitué. Installé un peu à l’écart dans la salle des Grandes tables de la Friche la Belle de mai, tout le monde le tutoie, l’embrasse, lui parle quelques minutes. C’est presque ce qui le trahirait : de l’ingé son à l’officiel en visite du site, personne n’oublie de venir le saluer en passant dans l’un des restaurants dont il est le patron. En quelques mots il prend des nouvelles, rappelle avoir écrit un courrier pour relancer un dossier, demande à être tenu au courant et le sera probablement.
Les Grandes tables sont le partenaire naturel de tout ce qui touche à la restauration ou aux boissons à la Friche, des sandwichs de la salle des machines aux bières du toit-terrasse. Une formule qu’il a étendue à d’autres lieux culturels à Marseille et ailleurs en France. Mais si beaucoup de titres pourraient lui être donnés, celui de simple restaurateur à succès ne se suffit pas à lui-même. Administrateur de la Friche à sa fondation, puis directeur adjoint du cabinet d’architecture de Jean Nouvel pendant plusieurs années, président de radio Grenouille ou auteur en 2001 d’un rapport pour le gouvernement sur les tiers-lieux : la culture marseillaise contemporaine, ses décors et ses acteurs portent souvent la trace de Fabrice Lextrait. Une idée qu’il ne nie pas, sans l’assumer non plus : “Je n’aime pas qu’on personnalise trop les choses. Mais nous avons fait quelques choses là où personne ne voulait les faire”.
Concours de circonstances
Discret sur sa vie personnelle, si ce n’est pour marquer le détachement du milieu ordinaire dont il vient, il se montre vite passionné lorsqu’il parle de société, du manque de lien global qu’il constate et regrette. Il aborde sa vie professionnelle sans trop de linéarité, comme si la radio, le théâtre, l’architecture ou les relations institutionnelles ne faisaient qu’un. L’emploi du pluriel prédomine : il parle d’abord des autres, et fait un récit qui semble être fait d’un série de rencontres fortuites. Même dans le livre titré “La Friche, terre de culture” qu’il a écrit pour retracer l’histoire du lieu, il choisit de dédier la plus grand partie à des entretiens avec des personnalités choisies.
La première, fondatrice, a lieu au détour d’un hôpital, où son père partageait la chambre de Richard Martin, fondateur du Théâtre Toursky et de radio Grenouille. Personnage historique s’il en est de la culture marseillaise et de son rapport souvent complexe avec les financeurs publics. “J’ai découvert avec lui les arts vivants, le théâtre, un monde qui n’était pas celui de ma famille, et d’un art pour tous, engagé.”
Tous deux siègent aujourd’hui encore au bureau de radio Grenouille. “Je venais d’Aix où j’étudiais pour être bénévole dans la radio. J’ai eu la chance d’apprendre beaucoup”. Et peut-être d’abord de voir la Belle-de-mai plutôt comme une opportunité que comme quartier prolétaire déshérité.
Du couscous au plan d’Aou
Une question qui devient un fil rouge : comment peut-on entreprendre autour des quartiers et des cultures populaires ? Dernière illustration : en fin d’année dernière, les Grandes tables ont ouvert le Monticole culinaire dans la toute neuve médiathèque Salim-Hatubou au plan d’Aou (15e). Un tiers lieu culinaire à base de rénovation urbaine, culture, institutions, cuisine et festivals sans transition : “J’ai travaillé avec Jean Nouvel sur le site de la gare franche, à proximité. J’y tenais.”
Le temps fort du Monticole a été la cinquième édition du festival Kouss-Kouss, lauréat de l’année de la gastronomie 2022. Pour célébrer un plat emblématique du Maghreb et donc un peu de Marseille, les Grandes tables ont chargé de nombreux lieux de la ville de le cuisiner et de le réinventer. Parmi eux, l’association Les femmes du plan d’Aou, qui a cuisiné 500 “Kouss-Kouss” au Monticole. Le lieu tout juste ouvert a fait appel à cette association qui organise, entre autres, des repas et des distributions de colis alimentaires dans le 15e arrondissement depuis 1998.
J’aide à monter des projets culinaires et culturels. Ce n’est pas le rôle d’un restaurant classique, mais pour notre part c’est notre responsabilité.
Plus que créateur du lieu, Fabrice Lextrait se positionne en prestataire et y voit un accompagnement de projets qui ne se feraient pas sans un acteur qui a les outils. “Il faut savoir qu’à Marseille, aucun projet ne s’était positionné pour être lauréat [pour l’année de la gastronomie, ndlr] avant nous. De notre côté, on doit faire venir du monde : il me paraît difficile de faire tenir un projet de restauration sur lui-même au plan d’Aou. Il est impossible pour un restaurant d’appliquer des tarifs qui seraient adaptés à ceux du quartier et de payer ses frais.”. Un constat pragmatique, symbole de bien des écueils de la vie culturelle marseillaise : entre la base populaire de Marseille et la réalité du fonctionnement, il y a des codes institutionnels, des réalités économiques.
“J’accompagne des associations, j’aide à monter des projets culinaires et culturels. Ce n’est pas le rôle d’un restaurant classique, mais pour notre part c’est notre responsabilité. Nous ne sommes pas un pouvoir public ou une institution, nous ne distribuons pas d’argent public, nous ne choisissons pas la politique”, développe-t-il, voyant son action comme celle d’un “relais”.
Le premier frichiste
Avant tout ça, il y a eu bien sûr ce qu’il appelle jusqu’à aujourd’hui “une aventure” : la création de la Friche la Belle de Mai. Un peu nostalgique, il raconte l’idée de rechercher et transformer un lieu abandonné en centre de création culturelle. Aujourd’hui, on appellerait ça un Urbex menant à la création d’un tiers-lieu. En 1992, ces idées n’avait pas encore de termes associés. “On regardait ce qui était fermé, en grimpant parfois aux grillages. Quand on est arrivés ici pour la première fois, ça sentait encore le tabac”.
L’ancienne usine Seita de la Belle-de-Mai est une épine de plusieurs milliers de mètres carrés dans le pied du maire divers-gauche de l’époque Robert Vigouroux, et Fabrice Lextrait fait partie de ceux sont désignés pour y fonder ce qu’on appellera “la Friche”. Il en sera le premier administrateur, pendant près de dix ans. “Je vivais sur site, dans la maison près de l’entrée. Ce n’était pas l’opulence. On a passé autant de temps au chômage qu’à toucher un salaire, mais il y avait des artistes qui créaient, on croyait tous en ce qu’on faisait”.
C’est lui qui a réellement mis en route la Friche, lui qui a fait la liaison avec les institutions.
Ferdinand Richard, musicien
Parmi les premiers frichistes, il y avait Ferdinand Richard. Musicien, il est resté à la direction 25 ans en tant que directeur de l’Aide aux Musiques Innovatrices (AMI) jusqu’en 2017. Aujourd’hui retraité, c’est un historique connu et reconnu. Lorsqu’il évoque Fabrice Lextrait, il se souvient d’abord d’un jeune homme venu le chercher pour ce projet, un créateur de projets au milieu de créateurs artistiques. “Il n’était pas en culottes courtes, mais presque. Ça n’empêche pas que c’est lui qui a réellement mis en route la Friche, lui qui a fait la liaison avec les institutions”.
Il poursuit : “Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le milieu de la culture est très conservateur, très macho. Ce n’est pas le cas de Fabrice Lextrait, lui veut créer et accompagner des projets. Il se met vite en retrait, mais c’est un fin négociateur”.
Les artistes, les institutions et le rapport Lextrait
Après la réussite de la Friche, une expérimentation au bon endroit et au bon moment, le gouvernement Jospin lui confie une mission d’étude. Titré “Une nouvelle époque de l’action culturelle”, son rapport analyse entre autres choses ce qu’on n’appelait pas encore les tiers lieux partout en France. Jusqu’à aujourd’hui, ces quelques centaines de pages restent influentes, mieux connues comme “Le rapport Lextrait”. “Le ministre Michel Duffour qui m’a confié ça était un communiste qui a sûrement eu un portefeuille en dernière minute avec les jeux de la gauche plurielle. Il n’avait pas beaucoup de marge de manœuvre, mais il voulait laisser sa marque”, explique l’auteur. Une nouvelle coïncidence fructueuse, en somme.
Trente ans plus tard, au milieu de la Friche, le succès véritable de l’institution est là, même s’il s’est parfois fait en laissant de côté l’environnement dans lequel elle est implantée. Et certains détails sont toujours criants : ce jour-là, la carte de la salle des machines, l’offre de restauration la plus accessible proposée par les Grandes Tables, est composée à majorité de porc. Un détail souligné par quelques locaux qui utilisent le terrain de football voisin. L’un d’entre eux est quasi quotidiennement de passage, et explique qu’il préfère sortir de la Friche pour déjeuner ailleurs au même prix : il n’y voit pas une porte ouverte. “Ça soulève des questions de laïcité, de mélange des vaisselles et toute une organisation que nous ne faisons pas”, se défend Fabrice Lextrait, qui évoque une offre végétarienne chaque jour. Tout en concédant que de part et d’autre, les barrières invisibles ne se traversent pas toujours. C’est peut-être le seul regret qu’il exprime. Celui d’une Friche qui n’a pas fait quartier.
Peut-on alors parler d’un microcosme de privilégiés ? Pas selon lui : “ceux qui composent la Friche ne sont pas une institution, mais par la force des choses nous sommes souvent le rapport avec l’institution”. Un mur toujours présent, contrairement au travail qu’il voulait entamer avec une autre des rencontres importantes de son parcours : Jean Nouvel. L’architecte, dont le nom fait écho aux quatre coins du monde, devient président de l’association de la Friche en 1995. Puis au début des années 2000, Fabrice Lextrait se pose tout naturellement comme directeur général adjoint de son cabinet. “Après dix ans à m’occuper de la Friche, j’ai eu cette opportunité de travailler sur des choses passionnantes, avec des gens passionnants”.
“Il a dessiné l’institution”
Et quand comme lui on est toujours au bon endroit, on laisse des avis sur son chemin. Des avis disparates, mais souvent prudents. Parmi les acteurs locaux que nous avons interrogés, beaucoup saluent sa capacité de travail, son intelligence à sentir les projets et à les penser.
Certains en parlent aussi parfois comme d’un opportuniste, profitant d’un contexte culturel pour en tirer une réussite personnelle, voire d’un apparatchik de la culture. Ferdinand Richard est plus mesuré : “C’est avant tout un homme d’affaires, mais pas que. Oui, il a louvoyé autour du milieu culturel, et oui il tire son épingle du jeu parce qu’il a les outils. Mais il ne fait pas partie de la volonté culturelle dominante, au contraire. Je pense qu’il dérange plus les vrais grands maîtres de la culture. Il y a largement plus arriviste que lui.”
Fabrice Lextrait lui-même sait qu’il fait parler dans certains milieux : “C’est normal, les gens nous voient présents sur beaucoup d’endroits, à la Friche et ailleurs. Bien sûr, il y a beaucoup de fantasmes”.
Des fantasmes, mais aussi des critiques. “C’est un mec malin, il sait convertir les essais. Il s’est mis dans une position stratégique, c’est le parrain de la Friche. Il ne fait pas de dialogue avec les institutions : il a dessiné l’institution. Il faut bien qu’il fasse du social parfois, qu’il fasse oublier qu’il a créé une aristocratie culturelle. C’est pour ça qu’il écrit sa légende”, nous glisse une source non sans une pointe d’amertume. Toutes les parties prenantes de la création de la Friche n’ont pas connu la même ascension, souligne-t-on : “Certains ont plusieurs beaux appartements, et d’autres sont encore aujourd’hui au RSA. Et ceux qui ont créé les règles du jeu, c’est pas ceux qui ont créé de l’art”.
Cuisine du quotidien et main tendue
En 2006, tout en continuant à travailler auprès de Jean Nouvel, il opère avec les Grandes tables un retour à la Friche qu’il n’a jamais réellement quittée, avec une société cette fois. Il présente encore un scénario dont les autres ne voulaient pas, en collaboration avec Marie-Josée Ordenner, artiste marionnettiste avant d’être restauratrice. “On a répondu à un besoin : à l’horizon il y avait 2013, et beaucoup d’enjeux pour la Friche. Parmi ces nombreuses problématiques, il n’y avait pas encore de lieu de restauration. L’idée était celle d’une cantine pour tous, qu’on a qualifiée de cuisine du quotidien et de l’extraordinaire”. L’étape suivante est logique : un coup d’avance. Un investissement de 400 000 euros, (de “love money et de ma carrière”), et être prêt à ne pas en voir le retour pendant un moment. Mais le retour viendra.
2013 sera l’année où la Friche devient réellement la Friche. Les Grandes tables sont aujourd’hui aussi à la Criée, au ZEF à Calais, à Clermont-Ferrand, à Montpellier et ponctuellement partout en France en partenariat avec des événements culturels, de la Provence jusqu’à Paris.
À cette époque, la Friche a changé de forme juridique et devient société coopérative d’intérêt collectif : plus d’administrateur mais un directeur nommé par un conseil d’administration où siègent les collectivités publiques et les institutions de la culture. Et en 2013, la Ville rachète le foncier. “Les résidents de la Friche n’étaient plus des collaborateurs mais des prestataires. Le projet d’origine était pour moi un peu perdu. Fabrice a participé à la collaboration avec les institutions pour sauver la Friche, c’était un choix de survie”, retrace Ferdinand Richard.
C’est de la responsabilité de nos projets d’avoir une portée sociale, d’essayer en tout cas.
Au cours de notre long échange, Fabrice Lextrait n’affichera un rare grain de fierté assumée qu’à deux reprises. La première fois, il l’affirme comme un point d’honneur, porte sur les conditions salariales appliquées aux Grandes tables : “Je ne connais pas beaucoup de sociétés qui, comme la nôtre, ont près de la moitié de leur chiffre d’affaires qui part dans les salaires. Où le rapport entre le plus bas et le plus haut salaire n’est que d’un pour quatre”. Une deuxième fois lorsque il décrit le projet de réinsertion qu’il porte avec une association, en embauchant aussi parfois directement d’ex détenus. “Bien sûr que c’est de la responsabilité de nos projets d’avoir une portée sociale, d’essayer en tout cas. La question ne se pose même pas”. Sans se substituer aux institutions ni à l’État, mais en étant en position de pouvoir être responsable. Fabrice Lextrait ne veut pas être vu comme incontournable, mais il veut être en position de pouvoir être responsable.
Commentaires
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Personnage intéressant mais qui a complètement mis le grappin sur tout ce qui était rentable a la Friche. La Friche se plaint d’être exclusif mais a rendu ses soirées sur le toit payantes. Or ils pourraient à l’image d’autre tiers lieux financer leurs soirées par le bar. Mais il faudrait pour cela mettre fin au monopole des grandes tables…
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Ah ah … Poisson d’avril : un publireportage déguisé en article, j’ai failli m’y laisser prendre !
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Et la légion d’honneur pour Fabrice Lextrait !
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