"Discontinuité" de la SNCM : définition en dix écueils
"Sous la protection du tribunal de commerce". Dans la communication de Transdev, actionnaire majoritaire de la SNCM, le terme sonne comme un abri confortable pour une compagnie qui traverse un gros temps. Beaucoup plus que "cessation de paiement", "redressement judiciaire" ou, pire, "liquidation". C'est pourtant ce dernier scénario qui semble le plus probable au vu de son plan pour la SNCM, auquel l'État ne s'oppose plus. Il devrait être mis en application début novembre, à l'issue du "moratoire" négocié pendant la grève de cet été. Ou même plus tôt, si la SNCM se retrouve "en situation de cessation de paiement", c'est-à-dire dans l'incapacité d'honorer ses factures.
Au cœur de la stratégie de Transdev se trouve la question des "amendes" de Bruxelles. Il s'agit en fait de deux demandes de remboursement d'aides publiques, dont l'une a été jugée début septembre à hauteur de 205 millions d'euros. Certains, dont les syndicats CGT et CFE-CGC, soulignent qu'il reste encore des voies de recours pour échapper au remboursement. Transdev défend au contraire une "solution de discontinuité", balisée par un certain nombre de décisions qui ont fait jurisprudence à l'échelle européenne et sont censées permettre d'éviter le couperet à plus de 400 millions.
À gros traits, pour obtenir l'aval de la Commission, la SNCM doit disparaître pour renaître sous une autre forme. En Grèce, en Italie, en Allemagne, mais aussi en France, dans des compagnies du secteur aérien, de la logistique, de l'exploitation minière ou de la production de CD, de nombreuses décisions aident à définir cette notion un peu absconse de discontinuité. Depuis des mois, le gouvernement monte régulièrement à Bruxelles pour évoquer l'avenir "continu" ou "discontinu" de la compagnie. C'est ce dernier point – ardu – que nous cherchons à éclairer à la lumière des différents jugements qui font jurisprudence.
1. Pas d'arrangement
Le scénario est toujours le même, celui du sauvetage d'une partie de l'entreprise – via un repreneur – afin de lui offrir "une possibilité de développement à l’abri des incertitudes juridiques et économiques qui menaçaient [sa] survie", ainsi que le résume le tribunal de l'Union européenne dans l'examen d'un cas allemand. Mais dans certains cas, la Commission européenne a estimé que les repreneurs "continuaient à bénéficier des aides illégales" et que subsistait ainsi une "distorsion de concurrence". Il en fut ainsi du fabricant italien de téléviseur Seleco. En 1996, après avoir reçu des millions d'euros d'acteurs publics de la Péninsule, il avait regroupé ses activités les plus rentables dans une société baptisé Multimedia avant que la maison mère ne fasse faillite. L'Europe a donc sanctionné la filiale.
Dans d'autres cas, la Commission a jugé qu'il y avait "absence de continuité économique", la fameuse "discontinuité" recherchée par Transdev. Mais cette solution a un prix, ou plus précisément des conditions qui pourraient paraître léonines aux yeux des organisations syndicales et des responsables politiques locaux. Ainsi, dans le cas Sernam, entreprise de logistique française, la Commission expliquait qu'elle se prononçait en fonction d'"un faisceau d'indices". Mis bout à bout, ceux-ci forment le portrait de ce que pourrait devenir la SNCM.
2. L'actionnariat
Ce premier "indice" est crucial. Impossible d'échapper à la facture en gardant les mêmes propriétaires, par exemple en se cachant à travers un jeu de bonneteau de filiales. Sinon, le "contournement" de la demande de remboursement apparaît comme un objectif trop évident et la sanction européenne est immédiate. Conséquence importante : resté dans le capital à hauteur de 25% suite à la privatisation de 2006, l'État devrait totalement en sortir. En revanche, cela n'exclut peut-être pas la constitution d'une société d'économie mixte régionale, piste défendue en Corse par le président Paul Giacobbi.
3. Le nom
Symbolique, ce point est aussi moins net. Daniel Berrebi, l'un des repreneurs, en fait un préalable à un accord de Bruxelles. Pas si sûr, comme le montre le cas Alitalia. La société du même nom a été liquidée mais on peut toujours acheter ses billets d'avion à une société ainsi baptisée. Quant à la Sernam, la marque a été rachetée par Géodis mais pour éviter que d'autres ne s'en emparent.
4. À la découpe ou en bloc ?
Cette marque "SNCM" n'est en fait considérée que comme un actif, parmi d'autres (bateaux, bâtiments, filiales…). Or, l'Europe admet l'absence de continuité "à la suite de la vente séparée des actifs", car ainsi "l’activité subventionnée a disparu". Cela suppose de ne pas imposer de "lots" – tel actif s'achète avec tel autre – aux potentiels repreneurs. Bref, la définition d'une vente à la découpe.
D'où une crainte : que Bruxelles juge qu'il y a continuité si le projet industriel conserve le périmètre des lignes du Maghreb et de la desserte de la Corse depuis Marseille. Un scénario proposé par Berrebi et qui semble aussi avoir la faveur de Transdev.
Mais on peut toujours discuter avec Bruxelles. Olympic Airways (Grèce) a tenté de convaincre la Commission que le regroupement de ses activités de vol dans une nouvelle compagnie visait "à vendre ce secteur avec le plus grand profit possible". Le tout au service d'une récupération maximale des aides publiques, assurait l'État grec. Sans convaincre l'Europe. Car pour elle, dans le cas d'une "vente en bloc", un autre élément est à prendre en compte.
5. Le "prix de marché"
Pour s'assurer que certains concurrents ne sont pas lésés par l'existence d'une activité "subventionnée", il suffit pour Bruxelles de s'assurer que ceux-ci puissent racheter cette entreprise de manière ouverte, dans une compétition aboutissant à un "prix de marché". Un appel d'offres international est donc généralement exigé. Dans le cas d'Alitalia, la Banca Leonardo avait été mandatée par l'État italien pour évaluer des offres, sous le contrôle d'un "monitoring trustee", un expert indépendant validé par la Commission. A ses yeux, un critère doit l'emporter : le prix. Pas question donc d'espérer vendre la compagnie "pour un euro symbolique" comme Transdev l'annonçait en juillet. Le prix accepté par l'actionnaire principal s'il parvient à trouver un repreneur sera scruté par ses concurrents comme par la Commission.
Pour corser le tout, pour obtenir une "vente à prix de marché", la Commission veille à ce que n'entrent pas en compte "des conditions d'autorité publique", comme elle l'explique dans le cas Alitalia. Il s'agit par exemple "des obligations de maintien de l'emploi et de conditions de travail, d'un certain niveau d'activité ou de réalisation d'investissements spécifiques". Or, ces questions sont au coeur du dossier de la SNCM et les syndicats continueront de mettre la pression à la fois sur l'emploi mais aussi sur le maintien d'un outil de travail performant.
6. Une option sans liquidation
En théorie, tout ce processus de cession pourrait se dérouler sans la fameuse "mise sous protection du tribunal de commerce" demandée par Transdev. C'est d'ailleurs le souhait de la CFE-CGC, qui craint d'aboutir à "une liquidation incontrôlée". Les exemples européens passent la plupart du temps par une procédure, qu'elle s'appelle redressement judiciaire, concordat ou administration extraordinaire. Et elles finissent le plus souvent en liquidation. Le récent exemple de la compagnie minière Larco (toujours grecque) est parlant : après avoir cédé les bijoux de famille par appel d'offres, elle ne survit que le temps d'encaisser le produit des ventes afin de rembourser au maximum ses créanciers. Et si possible une partie des aides publiques exigées par l'Europe.
Le code du commerce français offre cependant une autre possibilité que la liquidation : la cession partielle. C'est cette procédure moins douloureuse qui a été menée pour la Sernam à la fin des années 2000 mais qui ne correspond pas vraiment aux canons bruxellois du fameux prix de marché. Dans ce cas, l'objectif "n'est pas de maximiser le prix de vente de chaque actif de l'entreprise" mais aussi de sauver le maximum d'activité et d'emplois. L'État a donc dû déployer des trésors d'argumentaire sur l'inconvénient d'une liquidation dans ce cas précis. En prépare-t-elle déjà une version SNCM ? Dans l'entourage du ministre Cuvillier, c'est la réponse qu'on faisait quand on évoquait la jurisprudence Sernam, il y a quelques mois : "Il y aura une jurisprudence SNCM…"
7. Le personnel
Cette aversion pour toute condition d'ordre social annonce les difficultés à venir dans ce dossier. Le cas Alitalia montre l'ambiguïté de la position des États, entre le souci de maintien de l'emploi et les gages à donner pour que la discontinuité soit validée. Dans leur discussion avec la Commission, les autorités italiennes assurent ainsi qu'"il n'y aura pas de transfert automatique de salariés" entre Alitalia et l'entreprise qui la rachète. Autrement dit, le repreneur CAI est libre de faire son marché parmi les salariés et de leur proposer des changements de conditions de travail. Sans surprise, les négociations avec les syndicats ont été tendues, CAI ayant même un moment retiré son offre.
Mais le cas Sernam montre une nouvelle fois que Bruxelles pourrait donner son feu vert à un scénario plus protecteur. Acquéreur de 48 des 58 agences commerciales de la société, Geodis a conservé les personnels qui y étaient attachés. "Les autorités françaises ont précisé que, dans le cadre d'une procédure collective, les repreneurs ont l'obligation légale de transférer les contrats de travail des salariés correspondant aux actifs repris (…) avec leur ancienneté et leur niveau de salaire", précise la décision de la Commission. Ce qui est encore à son sens d'un "indice important qui pourrait indiquer une continuité économique". Si on suit ce parallèle pour le dossier SNCM, cela serait synonyme de retour du couperet des remboursements.
8. Le plan industriel
Actionnariat, nom, actifs, personnel : tout ces éléments combinés dessinent un projet. Ainsi, dans le cas du rachat d'une partie d'Alitalia par CAI, la Commission apprécie que ce dernier "développe sa propre stratégie industrielle et a l'intention de gérer ses activités dans des conditions opérationnelles différentes de celle d'Alitalia". Encore une fois, moins cela ressemble à Alitalia, mieux cela vaut. Dans cette optique, on peut s'interroger sur le "plan de restructuration" que le président du directoire de Transdev dit vouloir mener en parallèle du redressement judiciaire. Il s'agit, dit-il de "préparer le terrain pour le repreneur". Mais n'est-ce pas là une prérogative qu'il faut justement lui laisser ?
9. La DSP dans la boîte ?
C'est l'un des points les plus cruciaux. Il est à peu près sûr que rien n'obligerait un repreneur à poursuivre les contrats de sous-traitance de la SNCM. Par exemple celui avec la Socoma sur le port de Marseille, dont le coût avait été pointé. Mais c'est surtout le souci d'en garder un qui devrait faire saliver le nouveau propriétaire : la délégation de service public (DSP) de desserte de la Corse, qui court de 2014 à 2023. Cette DSP sera-t-elle transmissible, sans que cela ressemble trop à une "continuité économique" ? C'est l'un des points étudiés par les groupes de travail qui se réunissent actuellement. Or, d'après la CFE-CGC, le gouvernement n'apporte aucune garantie juridique sur cette continuité de la DSP en cas de passage par le tribunal de commerce.
10. Un nouveau feuilleton judiciaire ?
Le dernier enseignement de la jurisprudence européenne est une lueur d'espoir mais aussi une source d'inquiétude. D'un côté, Olympic Airways avait beau ne pas avoir convaincu la Commission qu'il y avait "discontinuité", elle a fini par obtenir (en partie) gain de cause devant le tribunal de l'Union européenne. Idem pour Multimedia, le fabricant italien de télé. De l'autre, le cas Alitalia montre que la "solution de discontinuité" ne permettrait pas un terme immédiat au feuilleton juridique européen de la SNCM. Dans le cas italien, il a fallu attendre 2012, soit quatre ans après l'opération de liquidation, pour que le dernier recours de Ryanair soit épuisé. Nul doute que les avocats de Corsica Ferries examinent déjà la jurisprudence en la matière.
Commentaires
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Bravo à Julien Vinzent et à Marsactu pour cet énorme travail journalistique de compilation de la jurisprudence européenne (trop souvent savante…) en matière de concurrence économique. L’absence de commentaires déposés démontre hélas que dès que l’information n’est pas politiquement croustillante les commentateurs sur ce site se font muets. C’est bien dommage…
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Je commente rarement, mais même avis que José, beau travail de recherche qui change de certains articles bien superficiels.
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On lit dans cet article que “le gouvernement monte régulièrement à Bruxelles pour évoquer” le dossier SNCM. On peut cependant se demander si, ayant pas mal de choses à se faire pardonner par la Commission, il est réellement en état de négocier sur la question des “amendes” de Bruxelles : celles-ci ne sont-elles pas l’objet d’un “donnant-donnant” portant aussi sur d’autres sujets ?
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Je partage l’avis de José.
Enfin un vrai travail de journaliste.
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Un beau boulot de synthèse et de pédagogie. Ça donne le sentiment de comprendre ce qui est normalement incompréhensible, bref on se sent presque intelligent à la fin de le lecture. Merci
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Hou làlà ! – Si les journalistes se remettent à faire de l’investigation de ce niveau , on peut espérer bientôt lire pleins de trucs croustillants sur Marseille.
Beau papier :18/20.
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L’article 43 de la convention de DSP laisse peu de marge de manoeuvre au tribunal de Commerce : ainsi,
Article 43. Liquidation ou redressement judiciaire d’un co- délégataire
En cas de redressement judiciaire ou de liquidation judiciaire d’un co-délégataire, la convention est résiliée de plein droit après une mise en demeure de prendre parti sur la poursuite du contrat adressée par la CTC au liquidateur, ou à l’administrateur en cas de redressement judiciaire, et restée plus d’un mois sans réponse. Avant l’expiration de ce délai, le juge-commissaire peut impartir au liquidateur, ou à l’administrateur en cas de redressement judiciaire, un délai plus court ou lui accorder une prolongation, qui ne peut excéder deux mois, pour se prononcer.
La résiliation de la convention par le mandataire judicaire ou le liquidateur de la société dédiée en application de l’alinéa qui précède n’entraine pas résiliation de la convention vis-à-vis du co-délégataire restant, l’ensemble des obligations étant provisoirement reprises par le co-délégataire restant pendant un délai de 9 mois, au cours duquel l’OTC pourra demander à la société-mère de l’entreprise placée en redressement judiciaire ou liquidée de reprendre à son compte la partie des services antérieurement confiés à la société dédiée sous procédure collective, aux mêmes conditions que celles de la présente convention. La reprise provisoire par le co- délégataire restant constitue une obligation de moyens.
A défaut de signature d’un avenant à la convention actant cette reprise des obligations signé avant l’expiration du délai susvisé, en raison de difficultés financières de la société-mère ou du bouleversement des conditions économiques initiales au sens de l’article 10 de la présente convention, justifiant un refus de reprise de la part de l’administrateur ou du liquidateur judiciaire, cette dernière sera résiliée par anticipation à la date d’expiration dudit délai.
Cette résiliation ne donne droit au versement d’aucune indemnité aux co- délégataires du Groupement conformément au dernier alinéa de l’article 42.
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Bravo, analyse de qualité.
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Bon travail journalistique nous offrant une synthèse intéressante qui montre bien les nombreuses difficultés à venir avant qu’une solution limitant la casse soit trouvée. La SNCM a encore des jours difficiles devant elle.
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