Desserte maritime de la Corse : le tribunal de commerce sous pression

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le 17 Fév 2016
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Un mois seulement après avoir repris la SNCM, Patrick Rocca doit présenter au comité d'entreprise puis au tribunal de commerce son mariage avec le concurrent d'hier Corsica Maritima. Au passage, le projet initial pourrait dériver vers une version plus compatible avec la nouvelle majorité nationaliste en Corse.

Desserte maritime de la Corse : le tribunal de commerce sous pression
Desserte maritime de la Corse : le tribunal de commerce sous pression

Desserte maritime de la Corse : le tribunal de commerce sous pression

À quoi joue Patrick Rocca ? Depuis la reprise de la SNCM par l’entrepreneur corse début janvier, la question gagne chaque semaine en acuité. Ce mercredi, le comité d’entreprise de MCM, nom de la nouvelle compagnie maritime, s’est réuni pour examiner le projet de rapprochement avec Corsica Maritima. Selon Le Marin, Patrick Rocca et son groupe cèderaient la totalité des actions de MCM au consortium, dont il deviendrait en retour l’un des associés.

Représentant une centaine d’entreprises insulaires, Corsica Maritima obtiendrait alors sur tapis vert une compagnie – et des navires – qui lui a échappé en novembre à la barre du tribunal de commerce de Marseille. Lors du dernier comité d’entreprise (CE), le 27 janvier, le patron de MCM avait pourtant assuré que les négociations restaient dans la limite de 49 % du capital, laissant la majorité au groupe Rocca.

Si l’avis du CE est consultatif, ce schéma devra obtenir l’aval du tribunal de commerce. Son jugement du 20 novembre 2015 attribuant la compagnie à Patrick Rocca se basait sur une offre précise, en matière de projet commercial, social mais aussi d’actionnariat. Or, les contours du rapprochement MCM-Corsica Maritima avancés par Le Marin s’en éloignent sur tous ces points.

Voici les principaux acteurs de la desserte de la Corse en ce 16 février 2016 :

infog-sncm

Bataille autour des navires

Pour l’heure, le tribunal garde la main sur le trésor de guerre de la SNCM : les six navires, estimés à plus de 200 millions d’euros, que Patrick Rocca a emporté pour moins de 3 millions. Une audience est justement prévu jeudi où le repreneur est appelé à s’expliquer sur son peu d’empressement à signer l’acte de vente.

C’est lors de ce rendez-vous que Patrick Rocca devrait mettre dans la balance l’arrivée de Corsica Maritima. Pour cela, le code du commerce lui offre une porte de sortie : s’il “justifie qu’il ne peut acquérir aux conditions initialement prévues pour une cause qui ne lui est pas imputable, il peut demander au tribunal de modifier ces conditions”.

Pour les syndicalistes CGT et CFE-CGC, qui font front commun depuis plusieurs mois dans ce dossier, le respect d’un engagement de l’offre de reprise de Patrick Rocca sera crucial : celui de financer un éventuel futur plan social par la vente d’un ou deux navires¹. Pour ne rien arranger, la Corse estime désormais que les navires lui appartiennent car ils ont été financés par la délégation de service public dont bénéficiait la SNCM.

Mais un bon connaisseur du dossier estime qu’un marathon juridique sans assurance de succès attendrait la collectivité si elle souhaitait forcer la main à MCM. Certes, le jugement du tribunal de commerce avait pris soin de préciser que cette affaire serait le problème de Patrick Rocca. Mais le contrat de délégation de service public prévoit explicitement que le rachat des navires par la collectivité se ferait à leur “valeur vénale” (soit leur prix sur le marché) et non gratuitement. Par ailleurs, en théorie, il n’existe aucun lien de continuité entre MCM et l’ancienne SNCM, la meilleure preuve étant que la délégation de service public n’a pas été transmise d’une compagnie à l’autre.

Partenaires particuliers

Paradoxe de ce dossier, pour justifier son rapprochement avec Corsica Maritima, Patrick Rocca devra s’appuyer sur la concurrence de… Corsica Maritima. L’une des causes des difficultés de MCM est la ligne de transports de marchandises entre Bastia et Marseille ouverte depuis début janvier par le consortium. Mardi matin, ce dernier passait justement à la barre de ce même tribunal à l’appel des administrateurs judiciaires. En effet, les candidats à la reprise avaient signé une clause de confidentialité lors de la mise en concurrence pour la reprise. Elle leur interdisait notamment de démarcher les anciens clients de la SNCM.

Autre paradoxe, lorsque les personnels de MCM et La Méridionale – autre compagnie touchée par cette concurrence – se sont mis en grève pour protester contre l’ouverture de cette ligne, Patrick Rocca n’a pas brandi cette clause qu’il ne pouvait pas ignorer. Saisir le tribunal aurait pu lui faire mettre fin aux velléités de la concurrence. Au lieu de cela et pendant près d’une semaine, les milieux économiques et politiques corses ont eu beau jeu de dénoncer le blocage en rade de Marseille du navire de Corsica Maritima. Et la CGT marins de Marseille et son secrétaire Frédéric Alpozzo ont récolté une condamnation par le tribunal de grande instance de Marseille.

Mardi matin, c’est au nom du projet de rapprochement avec MCM que l’avocat de Corsica Maritima a obtenu un report de l’affaire à jeudi. “Il serait délicat d’avoir un débat avant la fin des négociations”, a plaidé Maurice Lantourne. En face, quand l’avocat du CE mettait en avant “la grave atteinte portée à la société et aux emplois”, celui de MCM acceptait le renvoi, estimant que “le péril n’existe pas depuis deux jours”.

“Je fais le constat que le patron ne défend pas l’entreprise”, pestait à la sortie Frédéric Alpozzo. Pour lui, ces paradoxes apparents “posent des questions et le fait de les poser c’est presque y répondre”. Sa crainte, qui est désormais presque une conviction ? “Une entente pour mettre en difficulté la compagnie, réduire une nouvelle fois la délégation de service public, peut-être même en sortir, exproprier le matériel naval et abandonner l’activité du Maghreb.” Du côté de la CFE-CGC, Pierre Maupoint de Vandeul dénonce un “odieux parfum de faillite organisée”.

La partition régionale du Syndicat des travailleurs corses

À défaut d’entente, on peut en tout cas déceler une conjonction d’intérêts entre les transporteurs corses (dont le groupe Rocca est le principal), les chargeurs (notamment la grande distribution très présente au sein de Corsica Maritima), la nouvelle majorité nationaliste mais aussi les marins du Syndicat des travailleurs corses (STC). Ce vendredi, c’est très amicalement que les grévistes du STC accueillaient le président de l’Assemblée de Corse, le nationaliste Jean-Guy Talamoni, sur le Pascal-Paoli bloqué à Bastia.

https://www.facebook.com/PresidenzaAssembleaCorsica/photos/a.1025238240872870.1073741828.1023549854375042/1049990131731014/?type=3&theater

Symboliquement, c’est dans ce même port et sur ce même navire qu’était intervenu en novembre 2005 le GIGN, détourné depuis Marseille par les marins du STC.  Il y a dix ans, il s’agissait de protester contre la privatisation de la SNCM. Aujourd’hui, le STC rencontre avec la nouvelle majorité insulaire une volonté de faire aboutir rapidement son vieux rêve d’une compagnie régionale.

Si le cap qu’emprunte MCM semble s’éloigner du plan validé par le tribunal de commerce, c’est pour mieux se rapprocher de celui fixé par la collectivité territoriale de Corse (CTC). Le 25 février, le président de l’Exécutif Gilles Simeoni soumettra à l’Assemblée de Corse un “état des réflexions engagées en vue de la création d’une compagnie régionale” et la création d’un “comité de pilotage”. La piste privilégiée est une société d’économie mixte qui associerait la collectivité et un ou plusieurs acteurs privés assurant actuellement la desserte. Suivez le regard. En plus d’un calendrier contraint, ce comité devra régler de nombreux écueils listés dans la délibération, notamment “l’attitude assez méfiante” que risque d’adopter la Commission européenne.

Réduction de voilure

Le tribunal de commerce ne peut ignorer cette nouvelle orientation politique issue des élections du 13 décembre. Car si les opérateurs sont libres d’échafauder les business plan qu’ils souhaitent, le financement public de la desserte de la Corse reste incontournable pour pérenniser l’ex-SNCM. En novembre, les deux offres de Rocca et Corsica Maritima se distinguaient sur l’ampleur du service proposé. Les perdants et futurs propriétaires potentiels proposaient de se focaliser sur les lignes principales que sont Bastia et Ajaccio. Cet esprit se retrouve dans la délibération débattue à l’Assemblée de Corse le 25 février.

Selon le calendrier présenté, une consultation serait lancée le 1er avril auprès des opérateurs maritimes pour un système d’obligations de service public “non compensées” – c’est-à-dire sans financements publics – sur ces deux ports. Si ce “test” était concluant, un appel d’offre serait alors lancé en septembre pour une délégation de service public réduite aux ports dits secondaires (la Balagne, Portio-Vecchio et Propriano). Le marché perdrait alors de son intérêt.

Bien plus que la concurrence de Corsica Maritima, c’est cette réduction de voilure qui fragilise le projet initial de Patrick Rocca et pourrait lui valoir la clémence du tribunal de commerce. En 2016, la Corse versera 47 millions d’euros à MCM au titre de cette délégation de service public. Soit à peu près le montant figurant dans le budget prévisionnel présenté au tribunal de commerce, sur un chiffre d’affaires global de 184 millions d’euros. Quelle pourrait être l’ampleur de la nouvelle enveloppe ? La délibération du 25 février se garde bien d’avancer un chiffre. La ligne DSP du budget prévisionnel de Corsica Maritima – 30 millions d’euros – fournit peut-être une indication précieuse…

L’autre orientation partagée par Corsica Maritima et la CTC, sur laquelle Patrick Rocca ne s’est pour l’instant pas exprimé, est de renégocier les accords sociaux, “eu égard notamment au contexte de concurrence dans le secteur”, comme le précise le protocole d’accord signé fin janvier. “Corsica Maritima n’arrête pas de dire qu’elle peut faire sans DSP et ensuite elle explique qu’elle ne peut pas tenir les accords sociaux”, grince Pierre Maupoint de Vandeul.

¹ Ce système est dit de fiducie-sureté. Les curieux pourront se référer à cette interview du président de l’association française des fiduciaires.

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Commentaires

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  1. ampoletti ampoletti

    Merci pour cet artcle qui apporte quelque éclairage sur ce dossier tellement obscur. Joli lapsus cependant:”…les acteurs de la descente de la Corse…”. Aux enfers?

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  2. julijo julijo

    Et si l’Etat se mêlait de ce qui devrait le regarder ????
    Les accointances fortes entre la majorité nationaliste de Talamoni et le STC syndicat aux statuts si particuliers, sont réelles. Rocca est avant tout un “transporteur corse” c’est ce qui a fait la pérennité de son entreprise sur l’île.
    Et si le STC et Talamoni reprenaient les habitudes -pas si anciennes que ça- des organisations autonomistes corses…Rocca pourra-t-il continuer à travailler….

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    • LaPlaine _ LaPlaine _

      Oui on voit déjà se dessiner (ou re-dessiner) les modes de “fonctionnement” nationalistes. La grande nation corse…

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  3. nicolas maisetti nicolas maisetti

    Super boulot, merci !
    Juste une question, quel serait, selon toi, l’avantage du pouvoir local nationaliste à mettre la main sur la desserte (ou une partie, si j’ai bien compris) :
    – un bénéfice économique pour l’île (mais indexé au bon résultat de la future compagnie, ce qui est incertain si on en croit les derniers chiffres de la SNCM) ?
    – un bénéfice politique pour eux (apparaître comme les gestionnaires efficaces et, pour le coup, “autonomes” d’une politique publique stratégique) ?
    Et on ne me répond, “un peu des deux” !

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    • Julien Vinzent Julien Vinzent

      Le bénéfice économique n’est pas absent du discours de la CTC mais c’est surtout Corsica Maritima et les milieux patronaux qui insistent sur cet aspect (le manque de fiabilité de la SNCM étant selon eux un frein au développement économique de l’île).

      Du côté de la majorité nationaliste, on peut penser que cette compagnie régionale ferait office d’acte fort du mandat. C’est un domaine que la CTC peut (à peu près) maîtriser, alors que les négociations en cours avec l’État pour un cran supplémentaire de spécificité de la Corse seront difficiles.

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  4. nicolas maisetti nicolas maisetti

    [et on ne me répond pas, “un peu des deux” !]

    (à propos, ça manque qu’on ne puisse pas modifier les commentaires, une fois postés…)

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    • julijo julijo

      Difficile et très tentant de répondre, non « un peu » des deux, mais plutôt les deux mon capitaine !!
      A mon avis(et ce n’est qu’un avis !), le bénéfice politique me parait le plus important pour eux. Juste élus les « nationalistes » ont besoin de marquer un grand coup. Giacobbi avait, avant qu’il ne soit refoulé rêvé d’une compagnie maritime corse.
      Le but de talamoni, simeoni et par extension le STC est d’affirmer la philosophie ancienne d’autonomie et d’émancipation de l’île vis-à-vis de la France. Ils n’ont jamais été très malins là-dessus, et ont souvent été ramenés à la réalité par le quotidien vécu par les habitants de l’île. Ils tentent depuis de faire un peu oublier leur passé de violences et délits en tout genre. Mais là, ça y est, ils sont élus. Et la SNCM est un symbole fort. Et maintenant pour eux, accessible a priori.
      Il me semble qu’ils n’ont pas bien assimilés tous les tenants et les aboutissants du dossier, notamment sur le plan social, mais bon, tant que l’Etat français laisse faire, ils vont pouvoir rêver. Peut-être pas si longtemps.
      Les buts politiques seraient de prouver évidemment qu’ils sont capables de gérer les accès à l’île. Les passagers sont un aspect, le fret, constant lui à l’année est très important aussi. Ils ont réussi a déstabiliser dans un premier temps (et avec l’aide de Rocca et de l’Etat…) le démarrage de la nouvelle société en lançant leurs cargos entre Bastia et Marseille. Des « gens » aux gros appétits se sont associés sur ce coup. Pas sûr que les gros appétits se calment si la compagnie devient insulaire. Pas sûr qu’elle puisse survivre si, comme promis par talamoni et le STC , ils n’emploieront que des travailleurs corses, vivants en Corse, pas sûr que la collectivité territoriale puisse être efficace, pas sûr qu’ils récupèrent la DSP, pas sûr que la CMN fonctionne avec la CTC…bref, sûrs de rien.
      Sincèrement, tuer la Sncm était un objectif ancien partagé par Giacobbi, CorsicaFerry, l’Etat…c’est fait. La reconstruction est difficile et l’intervention de la CTC, l’attitude de Rocca, des syndicats, de l’Etat, du Port de Marseille…..toute cette pagaille ne présage rien de bon.
      Enfin pour un “bénéfice économique” bien évidemment il dépend de la solution adoptée…et il y aura toujours quelque part les subventions du “pays ami” qu’est la France.

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  5. leravidemilo leravidemilo

    Merci pour cet article, si bien construit, qui donne quelques coups forts pertinents de projecteurs dans les coins obscurs et les sombres magouilles des “nationalistes” et de leurs diverses succursales (magouilles il est vrai bien préparées par l’ineffable Giaccobi). Les remarques et critiques complémentaires ci dessus de @julijo me semblent tout autant pertinentes et d’actualité., ceci pour un citoyen averti mais peu connaisseur des tarabiscouilles économiques de ces gens, comme je le suis. Constatons tout de même la vue basse, feinte ou réelle du tribunal de commerce (dans d’autres types de juridiction, il conviendrait peut être de délocaliser le dossier, comme on dit). Les ficelles sont bien grosses, du genre le gugusse qui “reprend” la compagnie mais tarde à signer l’acte d’achat des bateaux, de la discontinuité sans cesse exigée comme une doxa par la commission européenne qui aujourd’hui se tait, et ça risque fort de durer… de l’état toujours aux abonnés absents…mais qui finira bien par payer (à qui? là n’est pas, semble t’ il la question). En ligne de mire, toujours le pavillon français, les “accords sociaux” trop contraignants vu le “contexte de concurrence dans le secteur”, l’emploi, le magot des 6 navires déjà bradés à faible prix par le même tribunal … bref, encore et toujours la mise en oeuvre de la fabuleuse Concurrence Libre et Non faussée chérie de l’U.E (son principe constitutionnel) de nos gouvernants à l’unisson, des “nationalistes” tendance libero/libérales et des vautours qui s’affairent autour des restes de la sncm, préalablement privatisée bien sur, c’est à ça que ça sert habituellement les privatisations. Et donc ça sent mauvais, ce jour la faillite frauduleuse, demain peut être, en cas de futurs désaccords internes, le plastic (s’il a une odeur, excusez mon ignorance en la matière). Bon, constatons aujourd’hui que ce dossier, et depuis le tout début, semble bien suivre son cours… modification du scenario tout de même : Les requins chassent en bande.

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  6. nicolas maisetti nicolas maisetti

    Merci pour vos retours Julien et Julijo ! A suivre, donc…

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