Depuis 30 ans, Ousmane Diémé ouvre des livres au pied des tours

Portrait
le 7 Oct 2023
7

Le 12 octobre débute un mois de festivités pour célébrer les 30 ans des "Espaces-lecture", ces lieux dédiés aux livres et installés dans les quartiers populaires marseillais. L'association qui les a fait éclore est tenue par Ousmane Diémé, qui se prépare à passer la main.

Ousmane Diémé, dans l
Ousmane Diémé, dans l'espace-lecture de Saint-Mauront. Photo : B.G.

Ousmane Diémé, dans l'espace-lecture de Saint-Mauront. Photo : B.G.

On a beau chercher, il n’y a aucun livre dans le bureau d’Ousmane Diémé. Le directeur de l’Acelem (pour association culturelle d’espaces lecture et d’écriture en Méditerranée) a un bureau de gestionnaire, sans rien au mur, ni pile de bouquins en attente de lecture. En revanche, il y a des placards gris, des dossiers et des cartons qui attendent d’être ouverts ou rangés. Et, au milieu, il y a Ousmane Diémé, le même œil rieur et sourire en coin qu’il y a 30 ans quand naissaient les espaces lecture qui ont tant occupé sa vie. Le 12 octobre prochain démarre un mois de réjouissances pour célébrer le bel anniversaire des espaces-lecture.

Pour comprendre sa trajectoire et leur histoire, il faut dézoomer comme on le ferait avec deux doigts sur un écran tactile. Dans le bureau d’à côté, il y a Chrystine Bernard qui, depuis presque autant de temps que lui, coordonne ces espaces dédiés aux livres nichés au pied des barres et tours qui constituent le Marseille populaire. On en voit à la Solidarité, à la Viste, à Saint-Mauront où nous nous trouvons, mais aussi à Air-Bel, Val-Plan, la Cayolle et la Valbarelle… Là où on tire, là où on meurt, là où on vit et lit aussi.

Un duo indéfectible

Chrystine Bernard a le livre chevillé au cœur. Elle en parle avec passion et insuffle celle-ci depuis trois décennies aux animateurs qui, 30 heures par semaine, offrent à leur tour cette étincelle de plaisir en ouvrant les livres au plus grand nombre. Si on dézoome encore, on franchit la porte de l’espace lecture de Saint-Mauront. La grande pièce de ces anciens bains douches de l’école Édouard-Vaillant et des HBM (habitations bon marché) Clovis-Hugues tous proches a été transformée en une bibliothèque aux rayons bien garnis et lieu d’animation dédié à la lecture, à l’écrit et tout ce qui peut susciter la curiosité.

“Dans beaucoup de quartiers, le rapport aux livres est d’abord scolaire, explique Chrystine Bernard. Ou alors, il appartient à une élite intellectuelle, de celle qui va au musée et a sa carte de bibliothèque. Une de nos missions est de créer le plaisir de l’écoute, puis de la lecture qui permet ensuite d’acquérir le sens du récit, le vocabulaire et enfin la formidable autonomie qu’offre la lecture”. Lorsque nous entrons dans la grande salle, ce n’est pas l’heure des enfants en cercle autour d’un album ouvert. Des animatrices sont réunies dans un coin. Tout est prêt pour que la ruche s’anime.

L’austérité du gestionnaire

Mais revenons un temps au bureau ordinaire d’Ousmane Diémé. Car tout ceci doit beaucoup à sa rigueur et à son engagement sans faille. L’enfant de la Casamance au père charpentier aurait pu se perdre dans l’obscurité de l’école coranique où son père l’avait envoyé, enfant, pour servir le marabout et accessoirement fréquenter l’école communale. Mais la colère d’avoir raté le concours d’entrée en sixième lui donne la force de s’opposer à son père et de refuser le destin de talibé que celui-ci lui assigne.

Un bureau sans fioritures. (Photo : B.G.)

Ce refus et cette colère ont nourri sa détermination. L’année suivante, il entre au lycée régional à Ziguinchor puis à l’université de Dakar. Là, un frère aviateur, membre de l’équipage du président Senghor lui ouvre les portes des études en Europe. Il découvre Besançon, puis Lille, épouse Danielle et poursuit l’ambition d’une carrière dans l’administration. Jusqu’à Marseille où il suit son épouse, nommée à la Ville. “À Lille, on m’a dit, attention de pas prendre de balles, rigole-t-il. Comme quoi, il y a des choses qui ne changent pas“.

La découverte de l’illettrisme en Europe

Mais revenons à la colère. “C’est la même que j’ai ressentie quand, bénévole dans une association de ressortissants sénégalais, j’ai donné mes premiers cours de soutien scolaire à la Bricarde, se remémore-t-il. Je viens du Sénégal, j’arrive en France et je découvre un gosse qui ne sait pas lire ! Ce que j’ai connu là-bas, je le trouve ici. Cela m’a choqué. Ce choc initial lui fait poser un premier pied dans le travail social. Le second sera dans l’action culturelle.

Au même moment, la municipalité Vigouroux cherche à amener la lecture publique jusqu’au cœur des cités. C’est un des points du programme que Christian Poitevin, adjoint à la culture et poète, est chargé de mettre en œuvre. “À l’époque, il y avait une bataille interne à la Ville pour savoir si le projet devait être porté par des bibliothécaires ou des animateurs”. Après une période de flottement, la deuxième option l’emporte et une association, depuis dissoute, emporte le projet. Un premier espace-lecture naît à la Savine, puis à la Solidarité, à Air-Bel et au Plan d’Aou. Les élections approchent et les lieux se multiplient parfois à l’emporte-pièce.

Nous jetterons un voile pudique sur l’imbroglio associatif qui a amené à la création de l’Acelem et à l’arrivée d’Ousmane Diémé à sa direction. Cela a à voir avec la colère froide qui a tant compté précédemment. “Et puis il y a prescription”, sourit-il.

Le tournant de l’ère Gaudin

En 1995, Jean-Claude Gaudin vient d’arriver à la mairie et regarde d’un œil suspicieux ces équipements culturels essaimés dans les quartiers. Plusieurs mois de relation glaciale vont suivre où l’avenir de l’association et du projet ne tient qu’à un fil. “J’ai compris qu’on avait gagné quand j’ai entendu Yvanne Eymieu [première adjointe à la culture de Gaudin, ndlr] dire « ah ben voilà où passe mon argent » en découvrant nos livres objets à une fête des associations au parc Chanot“, raconte-t-il. La remarque est insupportable – il est question d’argent public – mais salutaire, car elle indique que la Ville a compris l’intérêt du projet.

Un des premiers effets du travail pédagogique de l’association est justement de désacraliser le livre, notamment en le transformant en sculpture ludique. “C’est important parce que cela permet aux enfants de mettre leur nom dessus”, analyse Chrystine Bernard. Bibliothécaire à Privas (Ardèche) après une carrière dans le commerce, elle a répondu à une annonce et intégré un espace-lecture à Saint-Jérôme. Ousmane Diémé a l’intelligence de confier à cette passionnée la coordination du projet.

Lui, c’est un gestionnaire, il pose la stratégie et laisse faire ceux qui savent.

Soly Tahamida Mbae

Je me souviens d’une des premières réunions où il intervenait en tant que directeur, sourit Soly Tahamida Mbae, chroniqueur pour Marsactu qui a commencé dans un de ses espaces. Cela se voyait qu’il n’était pas du tout à l’aise et qu’il voulait être ailleurs. C’était une torture. Lui, c’est un gestionnaire, il pose la stratégie et laisse faire ceux qui savent“. La définition ne déplaît pas à l’intéressé. Cela ne l’a pas empêché de recevoir plusieurs ministres dans ce bureau sinistre. Lui le timide sait se faire violence quand il est question de faire avancer son projet. Pour le reste, il fait confiance.

La défiance envers l’ordinateur

Chrystine Bernard a une anecdote éclairante. En plus de la lecture, elle est férue de ce qu’on appelait auparavant les “nouvelles technologies”. Elle pousse donc pour que des ordinateurs soient installés dans les espaces-lecture. “Je pensais que c’était un moyen de faire de l’édition assistée par ordinateur et de libérer l’écriture des problèmes d’orthographe, de graphie, en dépassant le côté scolaire et en ajoutant de la valeur aux textes produits“, défend-elle.

Pour moi, l’écran était l’ennemi du livre. Un jour, je vais à la Fnac et découvre des gamins des quartiers ébahis devant les ordinateurs. Là, je me suis dit, c’est toi qui as tort.

Et moi, je refuse, grince Ousmane. Parce que pour moi, l’écran est l’ennemi du livre“. Mais il ne va pas tarder à changer d’avis. “Un jour, je vais à la Fnac et découvre des gamins des quartiers ébahis devant les ordinateurs. Là, je me suis dit, c’est toi qui as tort“. Un premier ordinateur est acheté avant que tous les lieux soient équipés, permettant aux adultes de franchir la porte, pour un point d’appui administratif, alors que la dématérialisation galope.

Au fil des décennies, les projets foisonnent. En plus des espaces lecture, l’association se projette hors les murs et acquiert des idea box, inventées par Bibliothécaires sans frontières et Philippe Stark, pour déplier des lieux de culture dans les espaces publics.

L’association subit aussi les aléas de la vie des quartiers. Les espaces ouvrent et ferment au gré de la rénovation urbaine. Avec un peu de chance, une bibliothèque ouvre à la place comme la médiathèque Salim Hatubou au Plan d’Aou. “Et souvent, la Ville récupère nos animatrices“, constate Ousmane.

“Là où les services publics ne sont pas”

Forcément, l’actuel adjoint à la culture, Jean-Marc Coppola, ne tarit pas d’éloges pour cette structure qui depuis tant d’années compense les manques de la politique municipale. “Je n’ai que de l’estime pour cette association qui fait un travail remarquable là où les services publics ne sont pas“, applaudit l’élu communiste.

Chrystine Bernard et Ousmane Diémé. Photo : B.G.

Il y a des choses moins drôles. Quand, durant des années, l’animatrice d’Air-bel a dû composer avec le réseau de deal à sa porte, par exemple. Encore récemment, le préfet a imposé une fermeture de deux semaines à la Cayolle pour la même raison. Et, en 2012, un véhicule a défoncé leur porte à Saint-Mauront. Au volant, l’homme venait de se faire rafaler, et la devanture avec. Les impacts de balle sont restés longtemps. Puis le temps a passé. À une vitesse folle. L’année prochaine, Ousmane Diémé et Chrystine Bernard fermeront le chapitre de leur direction commune. Dès les réjouissances d’anniversaire finies, ils s’attèleront à travailler à la passation pour laisser l’association, comme un livre ouvert, posé entre de bonnes mains.

Cet article vous est offert par Marsactu
Marsactu est un journal local d'investigation indépendant. Nous n'avons pas de propriétaire milliardaire, pas de publicité ni subvention des collectivités locales. Ce sont nos abonné.e.s qui nous financent.

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. CBP CBP

    Bravo à Ousmane et Christine pour leur projet associatif de grande proximité avec les quartiers et ses habitant•es. Une équipe au grand coeur et des actions indispensables dans ces territoires !

    Signaler
  2. Alceste. Alceste.

    Enfin du positif , enfin quelque chose dont le contenu fait plaisr de lire .Cela change.
    “I cannot live without books” disait Thomas JEFFERSON , si seulement cela pouvait se vérifier dans les cités , mais pas que et déconnecter les gens de leurs portables .Je ne connais pas cet homme, mais quel visage radieux sur la photographie.
    Elément pratique : pouvons nous donner des livres en excellent état à cette association?. Si oui, où et comment.

    Signaler
  3. julijo julijo

    réjouissant !

    Signaler
  4. Jb de Cérou Jb de Cérou

    Bel article: enfin du positif dans notre nébuleuse anxiogène.
    Cet homme respire la sérénité et l’engagement humble. De grande expérience, il possède une réelle expertise des cités.
    J’en profite pour un peu de pub pour Arts et Développement (https://youtu.be/aZV5S1xI8qQ?si=tNnS4YaAtBxBUVCN) pour ceux que le travail culturel de proximité intéresse. C’est une autre pépite marseillaise dont Ousmane Diémé est administrateur qui organise au pied des barres et tours, à Marseille Avignon, Toulon, Lyon Roubaix et en Ile de France des ateliers d’arts plastiques pour les enfants. Concrètement ces associations ont besoin de bénévoles prêts à donner de leur temps, de dons pour éviter de s’épuiser en recherche de financements de survie au lieu d’accompagner les enfants. Elles ont aussi besoin d’une reconnaissance et d’un soutien durable des pouvoirs publics.
    Si l’on regarde l’organigramme du Ministère de la Culture on est frappé par l’absence ou la faiblesse extrême de politique culturelle à destination des des quartiers dits difficiles

    Signaler
  5. printemps ete 2020 printemps ete 2020

    Formidable, bravo pour ce reportage !☺

    Signaler
  6. Alain Dex Alain Dex

    *Chrystine

    Signaler
  7. Nicolas Celeguegne Nicolas Celeguegne

    Félicitations à Chrystine et Ousmane et joyeux anniversaire aux Espaces Lecture, que je connais depuis au moins 24 ans ! Je suis toujours admiratif du travail des animateurs et de la capacité des enfants à écrire, comme pour affirmer leur résistance, leur résilience, dans un monde quotidien de plus en plus insensé. Longue vie à l’ACELEM !

    Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire