Décryptage d’une folle rumeur d’enlèvement à la gare Saint-Charles

Actualité
par Violette Artaud & Tom Bertin
le 14 Oct 2022
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Depuis quelques jours, une vidéo d'une jeune femme racontant avoir été victime d'une tentative d'enlèvement à la gare Saint-Charles fait le buzz sur les réseaux sociaux. Si cette thèse ne repose sur aucun fait concret, elle a déclenché sur les réseaux une vague de xénophobie, faisant craindre à la police un trouble à l'ordre public.

Décryptage d’une folle rumeur d’enlèvement à la gare Saint-Charles
Décryptage d’une folle rumeur d’enlèvement à la gare Saint-Charles

Décryptage d’une folle rumeur d’enlèvement à la gare Saint-Charles

Une petite musique intrigante. Une jeune femme, face caméra, visage sérieux. Le tout, affublé d’un sous-titre évocateur : “Comment j’ai failli me faire enlever à Marseille.” La vidéo a été vue plus d’un million de fois sur TikTok, réseau social connu pour ses vidéos virales. Ce mardi 11 octobre, Nature, une jeune femme de 21 ans, y raconte, comme elle le fait régulièrement sur cette plateforme, ses mésaventures. “Je pense que ça serait du pur égoïsme de ne pas en parler, vue la gravité de la situation”, commence-t-elle, en préambule. Une amorce qui dénote de ses vidéos habituelles, sur lesquelles elle donne plutôt des conseils maquillage et détaille ses histoires de cœur.

“Pour commencer cette histoire, j’étais à la gare Saint-Charles, à Marseille. Il y avait une petite dame, je pense qu’elle est roumaine, avec une poussette et un bébé”, situe Nature. Et la jeune femme de raconter comment cette “petite dame dont les Marseillais doivent voir de qui il s’agit”, l’interpelle pour lui demander d’acheter du lait infantile. Celle-ci l’aurait ensuite emmenée en dehors de la gare, à la recherche d’une pharmacie. “Après 15 minutes de marche, […] on arrive devant une porte blindée, très glauque, rouillée avec des tags, poursuit la “Tiktokeuse” en fronçant les sourcils. Et là, elle ouvre cette porte qui donne sur un long couloir noir.” C’est alors que la jeune femme explique avoir pris peur, et s’être enfuie en courant. “On sait jamais, peut-être que c’est un réseau, et qu’il y a des gens dans les parages pour rattraper les victimes”, imagine-t-elle à l’écran.

Aucune plainte, aucune constatation, aucun réseau

Dans son récit, Nature ajoute qu’une fois de retour à la gare, un “agent de la SNCF” lui aurait confirmé sa thèse du “réseau d’enlèvement”, avant de conclure sa vidéo. Une femme roumaine, une porte taguée, un agent de la SNCF… Sans compter l’allégation de tentative d’enlèvement, les faits énoncés ici sont imprécis et impossibles à vérifier. Contactée à ce sujet, la préfecture de police assure cependant qu’“il n’y a aucune plainte ni aucune constatation de ce genre sur le secteur de la gare. D’ailleurs, il n’y a aucun réseau d’enlèvements connu à ce jour.”

Sur Twitter, un suiveur de l’OM aux 15 000 abonnés propose “d’envoyer du monde pour les trouver”.

Peu importe, sur les réseaux sociaux, la braise a pris et s’est transformée en incendie. Ce vendredi 14 octobre, la vidéo Tiktok comptabilise 1,7 million de vues et 3200 commentaires. Un message la relayant sur Twitter affichait une dizaine de milliers de “j’aime”, avant sa suppression. Dans les commentaires, un nombre conséquent d’internautes racontent avoir été interpellés par “la même dame” pour acheter du lait en poudre. La majorité pense désormais avoir échappé au pire, mais personne ne fait pour autant état de violences ou de quelconques conséquences.

Les dérives vont plus loin. Des “trolls”, des faux comptes créés spécialement pour réagir au buzz, racontent qu’un enlèvement se serait déroulé “sous leurs yeux”, à Saint-Charles, et alimentent ainsi la rumeur. Un suiveur de l’OM aux 15 000 abonnés, propose même “d’envoyer du monde pour les trouver”. Et d’ajouter : “Je suis très sérieux. Si vous avez des photos, des gens qui font ça, on va les trouver.” La rumeur, créant une véritable psychose, commence même à se diffuser dans les autres gares, notamment à Paris et à Lyon, au vu des tweets qui défilent.

Capture d’écran Twitter.

Marsactu a joint Nature, l’autrice de cette vidéo. Bien qu’elle ait perdu le contrôle des conséquences de son post TikTok, elle n’envisage pas de le supprimer. “Je ne m’attendais pas à autant de visibilité”, confie la jeune femme, plutôt habituée à faire en moyenne quelque 5000 vues sur ses vidéos. Cette dernière dit désormais crouler sous les messages. Elle raconte à nouveau son histoire, qui, dit-elle, s’est déroulée le 11 octobre peu avant 14 heures. Si elle éclaircit certains points, son récit se fait parfois discordant avec celui de sa première vidéo. Cette fois-ci, ce n’est pas un mais deux enfants qui accompagnent la dame en question, avec qui elle n’aurait “pas échangé un mot durant le trajet, partant du principe qu’elle ne parle pas bien le français”. “Au départ, je voulais seulement lui donner de l’argent. Mais, n’ayant pas de monnaie sur moi ni de carte pour retirer, je ne pouvais payer que via mon téléphone. J’ai donc dû la suivre”, s’explique-t-elle.

“L’émotion prend le dessus sur le factuel”

Si elle reste fidèle sur les grandes lignes de son récit, Nature rétropédale néanmoins sur le titre de sa vidéo, et nuance sa crainte de départ. “Je n’affirme rien, je ne sais pas ce qui aurait pu m’arriver. J’ai fui par instinct de survie, mais je ne pensais pas du tout à un enlèvement à ce moment-là”, concède-t-elle, contrairement à ce qu’elle raconte dans sa vidéo. Cette idée lui est venue à l’esprit plus tard, expose-t-elle finalement, via les propos de l’agent SNCF qui l’a aidée. “Il m’a dit qu’à Marseille, il y a beaucoup d’affaires de trafic de jeunes filles, de trafic d’organes…”. Contactée, la SNCF dit “ne pas disposer d’assez d’éléments pour lancer une enquête interne”. Un agent anonyme, donc, qui joue une place centrale dans le mécanisme de la rumeur.

Dans l’écosystème des réseaux sociaux, l’émotion prend le dessus sur l’aspect factuel.

Tristan Mendès-France, maître de conférences associé à l’université de Paris

Pour Tristan Mendès-France, maître de conférences associé à l’université de Paris, où il enseigne les cultures numériques et leurs nouveaux usages, cette vidéo a toutes les caractéristiques d’un buzz en puissance, sans aucune distance critique. “Ce n’est pas une pro de l’info, elle dit les choses telles qu’elle les ressent sans artifice, à part la musique angoissante. Le fait que son témoignage soit brut, face caméra, sincère, implique pour ceux qui la regardent que ce qu’elle dit est probablement vrai.” Le danger, au-delà d’alimenter des fake news, c’est “d’allumer des fantasmes et des suspicions sur toute une communauté. Ce qui est terrible, c’est que dans l’écosystème des réseaux sociaux, l’émotion prend le dessus sur l’aspect factuel. Elle est portée par une indignation, par un effroi, qui malheureusement, a une capacité virale spectaculaire sur les réseaux”, regrette celui qui co-anime pour France info un podcast baptisé “Complorama”.

“Un phénomène qui vise une communauté”

En découlent des préjugés, des discriminations, voire des violences. “J’ai compris, les Roumains, faut les tarter”, peut-on lire sur Twitter. Sur ce réseau défilent aussi différentes photos de femme Roms, dont certaines prises à la gare Saint-Charles, assurant qu’il s’agit de “la femme de Saint-Charles qui kidnappe des femmes !”. Le phénomène inquiète les forces de l’ordre. Ce jeudi 13 octobre, le compte Twitter Policenationale13 a publié une alerte à la fausse nouvelle. Il pointe, cette fois, les rumeurs concernant une camionnette blanche qui servirait, là encore, à des enlèvements à la porte des établissements scolaires. “Ce post n’est pas en lien direct avec la vidéo mais avec toutes ces histoires de pseudo tentatives d’enlèvement. On voit un nombre important d’élucubrations sur les réseaux sociaux, indique-t-on à la direction départementale de la sécurité publique. La photo de cette camionnette circule sur les groupes de CIQ, de voisins. C’est exactement la même qu’il y a quelques années.”

La police craint ainsi que ces on-dit ne déclenchent, comme cela a été le cas par le passé, des violences. En 2008, trois Roumains avaient été lynchés alors que les mêmes rumeurs d’enlèvement circulaient, sans aucun fondement. “Cela risque de créer des troubles à l’ordre public, ce phénomène cible des communautés en particulier. S’il y a des faits qui peuvent être d’ordre criminel, il faut prévenir les forces de l’ordre pour nous donner les moyens d’enquêter plutôt que de colporter des allégations sur les réseaux sociaux pour faire du buzz”, s’agace-t-on encore du côté de la police.

“Je n’ai pas voulu prendre à partie”

Un agacement que l’on retrouve démultiplié chez les militants qui œuvrent pour l’inclusion et contre les discriminations de la communauté Rom. “Je connais par cœur les mamans qui traînent vers la gare Saint-Charles. Je m’occupe de la scolarité de leurs enfants, réagit Jane Bouvier, fondatrice de l’association L’école au présent. Elles sont trois ou quatre et mendient peut-être, mais il n’y a aucun réseau autour d’elles, ni aucun squat dans le coin qui pourrait ressembler à la description cauchemardesque de la vidéo.” Pour la militante, cette vidéo doit être retirée au plus vite, avant que certaines menaces présentes dans les commentaires ne soient mises à exécution.

“Pour moi, c’était juste une description, si elle avait été noire comme moi, je l’aurais précisé également. Je n’ai jamais voulu prendre à partie une communauté”, se défend de son côté Nature. Dans une nouvelle vidéo publiée jeudi, la jeune femme s’attelle à expliquer qu’elle ne répondra pas aux questions portant sur le physique de la femme qu’elle met en cause, ni sur le lieu, car “c’est du ressort des forces de l’ordre”. Elle indique également avoir été contactée par la police et assure qu’elle ira déposer plainte. “Si ça n’avait tenu qu’à moi, je ne l’aurais pas fait. Ce sont des procédures qui prennent beaucoup de temps et je me disais qu’on ne me croirait pas. Mais tous les retours de filles qui ont vécu pareil et l’impact de la vidéo m’ont donné envie de faire avancer les choses”, poursuit-elle. D’ici là, elle a décidé d’aller fouiller Google Earth pour retracer le chemin effectué avec cette mystérieuse dame. Et ainsi tenter de trouver des réponses qui n’intéresseront pas qu’elle.

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Violette Artaud
Tom Bertin

Commentaires

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  1. vékiya vékiya

    vive les réseaux asociaux

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  2. Un urbaniste Un urbaniste

    Flippant. Par contre je confirme la femme demandant de l’argent pour acheter du lait infantile à la gare SC. Elle m’en a demandé aussi.

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    • Pascal L Pascal L

      Ben moi aussi : il y a 20 ans à la gare de Nancy !

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    • CAT13 CAT13

      Je confirme avoir vu des roms faire la manche à la Gare St Charles et à certains feux rouges! 😉
      C’est fou ce que ces “influenceurs” sur les réseaux sociaux dopés par leur mégalomanie, l’envie de faire le buzz, peuvent être nuisibles, quand on voit les réactions c’est effrayant, le cerveau reptilien en pleine ébullition…

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  3. julijo julijo

    la “rumeur d’orléans” c’était il y a plus de 50 ans…. les réseaux sociaux n’existaient pas mais ça à fait le tour de france quand même -moins vite-… et ça ressort de temps en temps.
    maintenant avec les réseaux sociaux on a la chance d’avoir en plus un déversoir de haine et d’idioties en tout genre.

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  4. MarsKaa MarsKaa

    Une situation troublante. Une fille inquiète. Un post sur tictoc. Et c’est parti… jusqu’au crime ?
    Comment des personnes qui n’ont rien fait risquent de se faire lyncher, par des gens qui ne savent rien…
    C’est grave.
    Article à faire lire.

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  5. polipola polipola

    Mon petit frère a l’habitude de dire que les deux choses qui ont ruiné notre société c’est les crédits de consommation et les smartphones. Je crois qu’on en a jamais été si prés.

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  6. Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

    Il y a quelques années, j’avais entendu une rumeur qui mettait en garde contre des risques d’enlèvement d’enfants au parc Borely. Aucun fait avéré, aucune source, juste une rumeur qui passait de parents en parents. C’est désagréable, cette crédulité qui donne à “il paraît que” la valeur d’une information.

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  7. RML RML

    C’est surtout que Naturee a le palmarès de la connerie à elle seule!
    Elle suit une femme inconnue? Sans lui parler? Elle s éloigné de la gare? Parce qu elle ne peut payer qu en carte?
    Dommage qu il y ait un distributeur au sortir de la gare et une pharmacie dans celle-ci!
    Donc soit cette jeune femme a perdu tout bon sens, sœur son histoire ne tient pas, soit la’femme roumaine à des pouvoirs insoupçonnés

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  8. Titi du 1-3 Titi du 1-3

    Et les décalcomanies au LSD ? Une fake news peu-être ? Ben voyons.

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    • Pascal L Pascal L

      une “fake new” ou “fable pour faible d’esprit” assurément : Le LSD est tellement facile d’accès, pourquoi les mendiants s’en priveraient ???
      Mais faites gaffe avec vos réponses : je peux vous “nouer l’aiguillette” à distance !!!
      Au moyen age jusqu’au XVIIe on attribuait ce pouvoir aux sorcières : ça vous rendait impuissant. (aiguillette = presque braguette). Certes, après ce genre d’accusation, on avait un bon prétexte pour les mener au bucher.
      Et j’oubliais : les sacrifices rituels des juifs au 19e !
      Tout ça pour dire qu’on est pas débarrassé des conneries qui volent très très bas mais qui peuvent faire des morts innocents.

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  9. A13xandra A13xandra

    Cette histoire me fait penser à une énième déclinaison de la rumeur d’Orleans. Lancée en 1969, des personnes disaient avoir été victimes d’enlèvement dans les cabines d’essayages de commerçants juifs.
    Depuis on la retrouve déclinée à toutes les sauces avec le même objectif : stygmatiser des populations racisées déjà victimes de racisme ou de discriminations.
    Il serait pertinent que les personnes qui ont propagé cette rumeur expliquent qu’elle est fausse, c’est sur que ce sera moins sensationnel, mais ça aura le mérite de remettre la vérité à sa place.

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  10. claquette claquette

    Marsactu un grand MERCI!
    Hier soir, au moment de dire bonne nuit à mon ado, il me serre dans ses bras un peu plus que d’habitude. Ça va pas? Je stresse avec l’agression de mes potes (une autre histoire déplorable mais in fine tout le monde va bien) et les enlèvements à la gare St Charles, moi et mes potes, on stresse… OK. Ni une ni deux je dégaine mon article de Marsactu, on le lit ensemble (j’avais pas lu, pardon!) Et il l’envoie sur tous ses réso à lui. Je connais une bonne dixaine d’ado qui ont mieux dormi cette nuit et une maman qui s’est sentie au top grâce à toi, Marsactu!
    J’ai jamais regretté mon abonnement, encore moins aujourd’hui, mais en plus, d’avoir mis l’article en accès libre… chapeau bas.

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  11. Caroline Godard Caroline Godard

    Bonjour,

    Je vous signale le documentaire La camionnette blanche, qui a été diffusé sur France 3 Ile de France.
    Ce documentaire revient sur cette rumeur qui est réapparue en mars 2019 et qui a causé des dizaines d’agressions et d’attaques de personnes identifiées comme Roms dans la région francilienne (mais pas uniquement).
    Le documentaire de 52 minutes est disponible en replay jusqu’au 13 décembre 2022.

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