De Casablanca aux Abeilles, écrire la fable du logement social

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le 28 Mar 2014
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De Casablanca aux Abeilles, écrire la fable du logement social
De Casablanca aux Abeilles, écrire la fable du logement social

De Casablanca aux Abeilles, écrire la fable du logement social

De loin en loin, réalisé dans le cadre de l'un des quartiers créatifs de Marseille-Provence 2013 avec l'association Film Flamme raconte le cheminement d'une artiste, Martine Derain. De Casablanca à la cité des Abeilles, la photographe tisse son oeuvre autour d'un immeuble voué à la destruction, le Vieil Abeille, signé par l'architecte Georges Candilis. Les rencontres avec les habitants et les artistes, la réflexion autour du logement populaire nourrissent cette fable poétique, filmée par le cinéaste Jean-François Neplaz. Les deux artistes nous répondent, nous mettons en regard leurs réponses avec des extraits du film.

Marsactu : "De loin en loin" est présenté comme une fable. C'est un travail situé à mi-chemin entre le documentaire et la fiction ?
Jean-François Neplaz : Une fable c'est surtout une histoire que l'on s'invente. On l'a croisée avec l'histoire de l'architecte Georges Candilis, que l'on retrace, mais aussi avec celle des quartiers Nord dans la mesure où le film est diffusé à la Viste. De loin en loin tisse ensemble des morceaux d'écriture, de poésie.

Jean-François Neplaz, dans le générique, il est écrit "irréalisé par". Ce qui signifie ?
J-F.N : Le terme d'''irréalisation" rappelle que l'histoire s'invente en permanence. Je cherche dans l'histoire ce qui fait le récit d'aujourd'hui. Je ne supporte plus le genre documentaire, il y a en a trop eu sur les cités. Lorsque nous sommes allés à la rencontre des habitants, ils nous ont d'abord répondu : "Mais pourquoi un film, on a déjà tout dit !". Le monde est saturé d'images. On ne voit pas l'intérêt d'une image de plus. L'image n'a plus de vitalité. C'est paradoxal à La Ciotat où le cinéma est né, mais cette commune est devenue une terre fossile, stérile pour le cinéma. Il nous a fallu un certain temps pour prendre la mesure du désastre.
Aux Abeilles, nous voulions faire autre chose que ce qui est convenu de faire. Il fallait que tout le monde bouge. De fait, personne n'était à sa place pendant ce quartier créatif ! Nous nous sommes mis à faire un premier film entre nous, au milieu de tout le monde. Nous avons essayé de faire revivre ce désir primitif de cinéma, de jeu, d'improvisation, d'être ensemble. Ainsi Raphaëlle Paupert-Borne, une artiste associée au projet a commencé à mettre des draps sur les épaules des gens, comme des toges. Ils se sentaient comme des dieux, des héros. Et ils ont joué, naturellement.

La matière de votre film, Martine Derain, c'est un peu, selon vos propres termes, un "fatras". Ce sont des éléments que vous avez cherché à rassembler ?
Martine Derain : J'ai voulu faire tenir ensemble des choses qui a priori n'ont rien à voir, comme des photos, des témoignages, des archives. Les associer donne de l'éclat. En France, dans le monde de l'édition notamment, on souhaite trop dissocier les genres.

[vidéo] : Martine Derain cherche dans "les poubelles de l'histoire" :

 

En commençant le tournage du film, il semble que vous n'aviez pas vraiment d'idée arrêtée sur son contenu ?
J-F.N
: Même si pour De loin en loin il n'y a pas de scénario, il reste évident que le fil directeur, c'est la façon dont Martine Derain a commencé à chercher l'histoire du quartier des Abeilles. Dans le film elle passe de l'histoire lointaine à l'histoire très locale.

M.D : Ce bâtiment construit par Georges Candilis m'emmène loin de la cité, à Casablanca. Là-bas, l'architecte avait pour mission de trouver une solution afin de résorber les bidonvilles. Quand je reviens, je ramène une étrangeté dans la familiarité. Les habitants du vieil Abeille apprennent l'existence d'un immeuble jumeau au Maroc, et sous le coup de la surprise, ils s'exclament : "si on avait imaginé ça !"

Dans le film, on vous voit en effet à Casablanca chercher le Nid d'Abeilles, la version marocaine du bâtiment de La Ciotat. Vous l'avez traqué et finalement trouvé…
M.D:
J'aurais pu me simplifier la vie, me dispenser de cette aventure et regarder un plan Google. Mais de toute façon, l'outil de géolocalisation reste grossier au Maroc. Je savais en plus que le bâtiment avait été transformé [par rapport aux photos d'archives dont l'artiste disposait -ndlr] et j'ai trouvé cela plus amusant de le chercher sur place plutôt que de le trouver directement. Certains disent qu'il a été défiguré parce que les familles ont tout simplement voulu agrandir leur habitat, ajouter une pièce de plus en utilisant l'espace dédié aux terrasses. Aujourd'hui la structure reste tout de même très reconnaissable, avec de la terre battue tout autour du bâtiment. Au Maroc, on ne détruit pas les bâtiments construits.

[vidéo] : Recherche du Nid d'Abeilles, à Casablanca :

 

Revenons à La Ciotat. À un moment du film, on voit des femmes chanter devant le bâtiment condamné. Pour quelle raison ?
M.D :
C'est l'artiste Raphaëlle Paupert-Borne qui a souhaité que des femmes "chantent" la façade. Le bâtiment est très structuré et musical, si bien que pour chaque forme du bâtiment nous avons attribué un son. En "lisant" le bâtiment, on compose une petite partition musicale.

[vidéo] : Les artistes chantent la façade :

 

Vous avez travaillé directement avec les habitants de la cité qui sont les acteurs de vos films. Cette équipe, complétée par des artistes et vous-même, a constitué selon vos termes une "communauté sensible". Mais qui sont réellement ces gens ?
J-F.N : Pour parler crûment, les habitants qui nous ont accueillis n'ont pas de "valeur marchande". Parce que les gens qui étaient présents la journée étaient les retraités, les fous… Ils étaient précieux pour leur accueil, la disponibilité qui était la leur. Ils étaient, en bref, les gens les plus ouverts que nous ayons rencontrés. Dans ce quartier, si on voulait jouer au plus fou, on trouvait du répondant. Pour les artistes que l'on a fait venir, c'était déstabilisant : eux sont payés pour être les fous de la société. Mais des gens comme Giuseppe, le vieux monsieur que l'on filme plusieurs fois et qui joue le rôle de Zeus dans une autre fiction [encore en montage – ndlr] fait de sa folie une mythologie. Finalement, chanter la façade est une folie comme une autre.

[vidéo] : Giuseppe présente ses plans :

 

M.D : Giuseppe Secci, un ancien du chantier naval, est un fou de mesure, du temps, de l'espace. Il mesure l'espace où il habite et là où il va habiter lorsqu'il sera relogé, lorsque le Vieil Abeille sera détruit. Il cherche à savoir si tout ses meubles vont rentrer dans son futur logis. Comme on ne lui donne pas de plans, il les dessine lui-même. Giuseppe rêve de fabriquer un calendrier indiquant à la fois le Carême et le Ramadan, sachant que l'un est lunaire, l'autre solaire. C'est quelqu'un qui parle de l'intérieur du bâtiment. Mais il y a aussi l'Amicale des locataires, des dames qui ont négocié et obtenu de l'ANRU, avec le soutien du maire, que les habitants ne soient relogés qu'une seule fois, sans être contraints d'habiter un lieu de vie temporaire.

Votre film porte aussi une réflexion sur le logement populaire déconsidéré, que l'on détruit et que l'on empêche de rentrer dans l'histoire, l'histoire ouvrière en particulier.
M.D :
Je pense en effet que démolir le logement social n'est pas une bonne idée, même si le fait de détruire l'objet n'empêche pas de raconter l'histoire. Mais la cité est réellement née dans ce vieux bâtiment, il est le premier à être sorti de terre, au milieu des champs. Il a été entièrement muré depuis peu, prêt pour la démolition. Cela doit être étrange de voir l'endroit où on a toujours vécu ainsi transformé… Bien que les habitants l'acceptent et disent simplement que ce n'est pas ce qu'ils avaient demandé initialement. Il aurait été possible de faire valoir cet endroit. Dans la cité des Abeilles, on retrouve le trio d'architectes Candilis/Josic/Woods, qui pense le rapport au collectif, réfléchit à une forme d'habitat concerté avec les habitants. Dans les années 50, Candilis a bouleversé l'architecture. Ce n'est pas rien !

J-F.N : Les Abeilles, c'est un vrai échantillon du logement social et de cette histoire ouvrière. Il faut savoir que la plupart des habitants de la cité sont des anciens du chantier naval. Cette histoire est très présente justement parce qu'ils n'en parlent pas. J'ai filmé il y a plus de dix ans Si elle tomber (sic), dans lequel j'utilise mes archives : on y voit des ouvriers du chantier naval de La Ciotat, réunis un 24 décembre pour lutter contre sa fermeture. Ils ont parlé toute la soirée de cinéma, de littérature, d'opéra, mais jamais du chantier naval, des licenciements…

[vidéo] : "Qu'est-ce qu'on détruit ici ?" s'interroge Martine Derain :

 

Avez-vous gardé un lien avec ces Ciotadens ?
M.D : A chaque diffusion du film, nous les convions. Et puis de temps en temps on se fait engueuler, c'est plutôt le signe d'une vraie relation, non ?

Crédit photo : Martine Derain

De loin en loin, Centre social et culturel del Rio, 38, avenue de la Viste, (15e). Diffusion à 16 h.  Entrée libre, dans la limite des places disponibles. Réservations : resa@maisondetheatre.com et 04 91 53 95 61.

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