Yann Madé : l’obsession du mouvement
Avec "Voilà le travail", la journaliste Sandrine Lana aborde le sujet quotidien qu'est le travail en partant des femmes et des hommes au labeur. Avec Yann Madé, stripologue et danseur, elle explore comment la BD travaille le corps.
Yann Madé : l’obsession du mouvement
Yann Madé est “stripologue”, auteur-illustrateur, danseur et enseigne le dessin. Par ces différents prismes, il dissèque le mouvement. Rencontre au Zarmatelier dans le 5ème arrondissement.
J’ai découvert Yann Madé quand il a publié Cher Mokhtar (éd. La Boîte à bulles), un récit graphique en forme de lettre intime adressée à un ami arabe musulman, après les attentats de Charlie Hebdo. Il y dénonce une société divisée, raciste parfois, pleine de clichés en l’ancrant entre Marseille et Martigues. C’est là qu’il a grandi, travaillé, milité. Le tout à la fois. Yann Madé a été ouvrier autour de l’Étang de Berre avant de se consacrer au dessin et aux histoires “toujours un peu biographiques”.
Une posture
“Bdiste, auteur de BD, parfois je dis que je suis illustrateur, ça parle plus aux gens. Ce n’est pas une profession connue et il y a plein de manières de faire ce travail. Dire qu’on est auteur de BD, c’est valorisant. Je fais tout, de l’idée à la production du livre. Je produis moi-même mes albums de temps en temps”. Dans Encore raté, titre provisoire, Yann explique sa décision de faire de la BD coûte que coûte…
C’est que les compromis avec les éditeurs ne lui conviennent pas. Quitte à s’en passer parfois. “Ce qui compte, c’est l’histoire”, explique-t-il à son arrivée ce vendredi matin au Zarmatelier, espace de travail partagé avec quatre à cinq autres auteurs-illustrateurs. Dans la lumière montante qui s’engouffre dans l’étroite rue Ferrari, il travaille “dans la matière” : aquarelle, café, crayon de couleur en “couleur directe” – pas de coloriste ou d’ordinateur- sur un papier épais destiné à l’aquarelle. Son projet : une bande dessinée sur Al Idrissi, géographe d’Al Andalus passé par la Sicile.
Yann Madé, n’est pas la star des salons et des dédicaces et ça lui va. Par contre, il fait éclore les talents de ses élèves trois soirs par semaine à la MJC de Martigues où des adolescents et des adultes viennent poser sur le papier leurs représentation du monde pendant un atelier BD. “Le dessin est l’exercice de personnes introverties ou timides, et c’est mon cas…”
La danse contemporaine en miroir
La posture du dessinateur est mise à l’épreuve aussi dans sa chair. Échine courbée lors des phases de création, position assise prolongée, yeux rivés sur le papier, mains crispées sur le crayon ou le pinceau… Puis il faut dessiner les corps. “En étudiant l’art plastique, j’ai été obsédé par le mouvement. Comment le représenter ? D’abord, je suis allé dessiner des danseurs et je le fais encore. Comme en ce moment où je travaille en partenariat avec le festival d’Aix. Je me suis aussi mis à la danse contemporaine moi-même dans une troupe d’amateurs, le Clando, à Martigues où je vis. Depuis dix ans, la pratique est devenue centrale. L’enjeu est de parvenir à des créations dignes de professionnels avec des amateurs.”
“Dans le dessin, j’essaie de retrouver la force que je mets dans la danse. Je veux que le lecteur ait envie de continuer le mouvement et aille à la page suivante. Je considère mes pages comme une scène et les cases comme le rythme que je lui donne. Dedans, j’essaye d’avoir le plus de liberté possible dans le dessin. Si le geste que j’ai dessiné me paraît juste mais qu’il manque un doigt au personnage, je ne vais pas le rajouter… Le dessin doit d’abord parler au ventre. Je ne vais pas le refaire pour être académique.”
Les sentiments à partir desquels il improvise des gestes en dansant, leur répétition pour parvenir à des phrases chorégraphiques résonnent dans l’atelier. Autour de son plan de travail, des esquisses de danseuses sur pointe, des corps déformés côtoient les modèles photographiques tirés de magazines, de scènes prises sur le vif. Garder sa liberté dans le trait, accepter de ne pas tout maîtriser et faire mettre les lecteurs en mouvement. Il y a peu d’académique dans le travail de Yann Madé parfois dur, saturé en couches d’idées qui peuvent submerger la lecture. “Dans Cher Mokhtar, le texte est composé d’une seule phrase. Je voulais que le texte fasse suffoquer. J’avais le besoin d’exprimer et faire ressentir la peur d’après l’attentat.”
L’autobiographie s’infiltre dans la fiction… Dans les années 90, un petit noyau dur d’auteurs monte le fanzine Kérozène. À l’époque, ses acolytes incitent Yann à observer le réel par le prisme autobiographique. “J’ai un passé d’ouvrier dont je suis assez fier. Je viens de Bretagne mais je me sens profondément d’ici. J’ai vécu dans les quartiers Nord de Marseille, Saint-Chamas, Salon, Port-de-Bouc… Je suis arrivé en Provence pour travailler dans la sidérurgie. Dans les années 2000, j’ai décidé d’arrêter la BD et j’ai fait des petits boulots. Puis j’ai repris des cours d’arts plastiques. C’est là que j’ai compris que le dessin était vraiment un langage et une manière de m’exprimer. J’ai alors repris le dessin pour de bon en 2010. Ce que j’ai vécu me permet un regard sur l’actualité. Tout a déjà été montré dans l’art, autant assumer un point de vue.”
Dans les tiroirs, il a un récit graphique en forme de play-list avec, en filigrane, le rapport des hommes à leur virilité. “J’ai eu des conduites à risque dans ma vie parce que je voulais être un vrai mec. Je veux raconter comment on peut se faire du mal pour l’être, en écoutant du rock pour avoir l’air cool…”
L’après-midi, la lumière baisse au Zarmatelier. Yann Madé délaisse l’aquarelle et passe au feutre-pinceau aux traits plus réguliers. Il le laisse glisser avec plaisir dans un dessin assez libre, sans case prédéfinie alors que le texte, lui a été clôturé. C’est le temps du relâchement des muscles, de la pression. “La fin de l’après-midi est le plus lisse possible… Mes journées s’arrêtent entre 15 et 17h et je file faire l’animateur à Martigues.”
Yann dit qu’il devrait faire plus de sport. Alors il s’astreint à marcher dans la ville entre deux transports en commun… puis il repense à la danse qui ne le quitte pas. “Ce n’est pas pour l’esthétique que j’en fait. Je n’aime pas trop me voir en dansant mais je m’accroche à ce que je ressens. Mon grand plaisir, c’est d’être au bon endroit au bon moment pour pouvoir porter une autre personne qui fera quelque chose d’extraordinaire sur scène.”
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