En Turquie, les “morts programmées” du travail
15-38 est un nouveau site d’information qui tisse des liens entre journalistes, artistes, chercheurs et citoyens de toutes les rives de la Méditerranée. 15-38 c’est le centre géographique de cette mer qui rassemble et sépare. Avec cette nouvelle chronique, Marsactu ouvre une fenêtre sur la Méditerranée en reprenant un article du dossier mensuel concocté par la rédaction internationale de 15-38. Reportage cette fois-ci sur les morts du travail en Turquie.
En Turquie, les “morts programmées” du travail
En Turquie, la ligne religieuse conservatrice du parti au pouvoir, l’AKP, suscite des commentaires à la pelle. Son programme libéral fait moins de bruit. Pourtant, les travailleurs sont touchés de plein fouet par une politique économique qui va dans le sens du vent global. Le contexte autoritaire actuel n’arrange rien.
“On assiste à des crimes contre les travailleurs en toute impunité”, se désole Asli Odman. Cela fait 10 ans que la chercheuse enquête sur la zone industrielle de Tuzla près d’Istanbul où chaque chantier naval charrie son lot de victimes. Depuis, elle milite au sein de l’Assemblée pour la santé et la sécurité des travailleurs. Ses rapports accablants répertorient en moyenne 168 décès par mois dans le pays.
De par sa vitalité et ses objectifs pharaoniques, le secteur de la construction est en première ligne. Dernier exemple : le 3ème aéroport d’Istanbul, ses 76 millions de m2 devraient complètement sortir de terre dans trois ans et demi. Sa publicité vante « un lieu où les rêves se réalisent » pour des millions de passagers. Un rêve qui a déjà officiellement coûté la vie à 27 ouvriers selon un rapport de la sécurité sociale turque. Ce bilan morbide a été rendu public ce mois-ci pour contrecarrer un rapport publié dans un quotidien turc qui déplorait lui 400 morts sur ce seul chantier.
Une fragilisation programmée
Une tendance à la sous-traitance « extrême » fragiliserait la sécurité des employés. Sur un seul chantier Asli Odman a pu compter 83 entités juridiques différentes pour à peine 300 ouvriers, « un management qui met en danger les employés et engendre des morts programmées ».
À cette compartimentation des tâches, s’ajoutent des cadences infernales. Sur les chaînes de production d’usines automobiles le temps imparti entre chaque pièce est de 58 secondes, assure Eyup Özer de l’Union de la métallurgie (DISK). « Les employés travaillent comme des robots, c’est une tendance globale », soupire-t-il. Troubles musculo-squelettiques, licenciements de travailleurs essorés… font aujourd’hui système.
CHIFFRES CLES
Chômage : 10,3%
Salaire minimum (net) : 1.600 TL = 345 euros
Volume horaire légal : 45h/ semaine.
Emploi informel : 33%
Décès répertoriés dans la presse par l’Almanach des morts au travail en 2016 : 1924
Les délocalisations de multinationales en Turquie n’arrangent rien. La Disk pointe ainsi du doigt des différences de conditions de travail abyssales entre l’usine Renault de Bursa et le site de Flins en France. Il produirait deux fois plus de voitures par heure, pour des salaires de 500 euros par mois. La mise en concurrence avec d’autres antennes du groupe dans des pays où la main d’œuvre est aussi bon marché, accélèrerait la course au résultat. Un véritable cercle vicieux.
Un autre fléau pèse sur l’emploi : près d’un tiers des travailleurs en Turquie se retrouvent piégés dans l’économie informelle. Une économie nourrie par la présence de trois millions de Syriens réfugiés dans le pays. Ils ne sont aujourd’hui que quelques milliers à avoir un emploi légal.
Dans des « milieux d’hommes », les répercussions psychologiques de ces conditions de travail ne feraient même pas l’objet de débats, reconnait le syndicaliste. Il faut chercher du côté des cadres pour en entendre parler. À défaut de syndicat, les cols blancs se sont constitués en plateforme. « Au travail tu ne peux pas parler de tes soucis, c’est vu comme de la faiblesse ou de l’échec et ça crée de l’anxiété car on te demande d’être toujours au top et heureux », confie Berna. Après dix années passées dans l’audit elle a pu observer la course à la performance de plus de 200 entreprises. Des heures supplémentaires non rémunérées en passant par le harcèlement et les mises en concurrence, les salariés partagent un sentiment d’impuissance face à des techniques de management qui se répètent d’un service et d’une entreprise à l’autre.
Dans des branches où le turnover est la règle, « tu finis toi-même par décider de faire des heures supplémentaires », reconnaît-elle. « Tout cela déborde dans nos vies privées et nous sommes aussi complices de cet assujettissement ! C’est là qu’on commence à parler de psychologie car ça déchire nos personnalités », complète Osman, ingénieur informatique. La plateforme offre des conseils juridiques et organise des manifestations de solidarité devant les entreprises où leurs confrères ne peuvent pas se le permettre.
Des lois contournées
Dénoncer n’est pas si facile. En 2014, des manifestants qui criaient leur colère après la mort de 274 mineurs puis de 10 ouvriers dans la chute d’ascenseur dans un centre commercial, avaient été réprimés. Le ton était donné. En mai 2015, la métallurgie a connu d’importantes grèves. Mais deux ans et demi plus tard, le bilan est amer. La Disk signale des pressions contre ses représentants et de simples membres dans les usines. Depuis l’Etat d’urgence, les plus récalcitrants seraient même menacés d’être associés à des groupes terroristes. Il serait difficile pour les ouvriers d’échapper aux syndicats « jaunes », proches du pouvoir ou des directions. Seuls 18% des employés du secteur seraient par conséquent affiliés à un syndicat, 12% tous domaines confondus.
Les règlementations pourtant ne manquent pas. Seulement, leur contournement serait devenu la norme, même dans le secteur public. Bien qu’extrêmement règlementé, l’intérim serait par exemple abusivement pratiqué. Des employés seraient par ailleurs dotés d’une assurance ne couvrant qu’une partie des jours travaillés… L’Organisation internationale du travail salue la ratification par la Turquie de nombreuses conventions depuis 2004, mais assure que « l’absence d’une culture de la sécurité » pose en revanche toujours problème.
Pour se protéger de drames annoncés, les grandes firmes pousseraient le vice jusqu’à se doter d’hommes tampon, les « Isveran vekili » légalement responsables en cas d’accident. Des accidents qui se solderaient la plupart du temps par des dédommagements, surnommés « argent du sang ».
À contre courant, des familles d’employés décédés au travail se réunissent une fois par mois depuis six ans en sit-in à Istanbul pour répondre au silence qui les entoure. Fait rare : leur lutte se passe aussi sur le terrain légal. Si elles n’ont jamais gagné aucun procès, elles se félicitent pour l’instant d’avoir réussi à traîner un maire devant la justice.03
Texte et photo : Camille Lafrance
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