Rupture de jeûne sous Covid
On la dit endormie et sans surprise. La vie nocturne à Marseille est rarement un feu d'artifices mais plutôt un hasard de rencontres, de rendez-vous d'initiés et parfois de fêtes sauvages improvisées. Marsactu a confié au journaliste Iliès Hagoug le soin de l'arpenter et de la raconter. Troisième épisode à table, pour rompre le jeûne du Ramadan.
Photo : IH
Les mâchoires sont serrées, les regards suspicieux et on ne fait pas de mouvement brusque : il est 20h30, la rupture du jeûne est imminente et la tension de la scène est à couper au couteau. Digne d’un final réalisé par Sergio Leone. La main posée sur une datte, les yeux rivés sur les boissons fraîches, toute la salle à manger est suspendue au son du poste radio. On a appris à connaître par cœur la petite musique qui précède un appel à la prière salvateur et le suspens est à son comble.
À cette heure-ci, durant ce mois-ci, radio Gazelle fait probablement plus d’auditeurs que le reste de l’année combinée : pour beaucoup, c’est encore la manière la plus fiable d’avoir un appel à la prière à l’heure de Marseille. Parce que c’est la prière du Maghreb, celle du coucher du soleil, qui définit l’heure où il faut rompre le jeûne, et forcément les horaires ne sont pas les mêmes partout.
“C’est à quelle heure aujourd’hui déjà ? Ils font tirer à la radio ou quoi ?” Sofiane, complotiste de toujours, est à peine sorti du boulot qu’il a foncé pour être à l’heure. Visiblement, sa journée a été longue, mais par pour les raisons que l’on pourrait croire : “Toute la journée, on m’a dit « Je sais pas comment tu fais, tu manges quoi le soir, désolé j’ai bu de l’eau quand t’étais dans la pièce, j’adore les makrouts ». Je sais que ça part d’une bonne volonté, mais à la fin j’en avais marre, c’était plus dur que la soif”. Parce que jeûner durant le mois du Ramadan, c’est aussi parmi de nombreuses choses garder son calme.
Une minute plus tard pourtant, tous les sourires reviennent sur les visages : le muezzin radiophonique annonce à l’un qu’il peut manger cette datte qu’il tenait nerveusement et à l’autre que le verre de limonade fraîche qui aura occupé une bonne partie de ses pensées de la journée n’attend que lui. On lance des “saha ftourkoum“, on répond des “saha ftourek”. L’astuce du jour pour ceux qui lisent ce papier et qui souhaiteraient taper l’incruste dans un repas du ramadan pour déguster bricks, tajines et autres, c’est de maîtriser cette formule dédiée.
“Prier tout seul, le soir tard, c’est quand même un peu triste …”
Ce soir on est entre amis pour le ftour (ou iftar), le repas traditionnellement en grande tablée tous les soirs durant un mois. Certains sont dans la restauration, au bureau, au chômage ou en télétravail, mais tous jeûnent chaque année sans exception. Pas pour les mêmes raisons, ni avec la même pratique d’ailleurs ; en témoigne la séparation du groupe entre ceux qui vont prier à l’heure et ceux qui privilégient la chorba.
C’est le deuxième mois de ramadan en France à être très impacté par la situation pandémique. La tradition recommande de partager au maximum ses repas, mais également de prier ensemble. La prière de Tarawih est par exemple l’occasion de réciter l’intégralité du Coran, divisé en trente parties égales pour chaque soir du ramadan. Pour Manu, converti d’une famille “je sais pas, genre athée”, c’est particulièrement dur : “Autant je peux me passer des gros repas, par la force des choses je sais jeûner sans forcément partager avec ma famille. Mais mes premiers ramadans, j’ai apprécié Tarawih, ça m’a beaucoup rapproché et permis de comprendre ma foi. Prier tout seul, le soir tard, c’est quand même un peu triste …”
Ce mois sacré est pour beaucoup l’occasion de se mettre face à ses défauts et ses contradictions. Sofiane, par exemple, a un moment de lucidité sur la terrasse, après s’être rapidement exilé du repas, préférant un combo café/pétard. “Je me suis senti bizarre tout à l’heure en prenant mon shit, je te jure. Et là, le premier truc que j’ai envie de faire, quand tu te dirais que c’est le moment de déguster un bon repas, c’est d’aller fumer. Putain, le ramadan ça pardonne pas hein”.
Manger sous couvre-feu
Les rues désertes de la ville la nuit font ressembler Marseille à son décor de février, inondé de mistral qui fait fuir même les plus vaillants des noctambules. Pourtant, 15 degrés ce soir et après le café et le thé, l’envie de marcher un peu, prendre l’air après manger est présente chez ceux qui ont fait le choix stratégique de ne boire qu’un bol de soupe. “Et ouais t’es con, tu manges, tu manges, après t’es K.O”. Sofiane ne laisse rien passer.
Arrivé devant un snack, Sofiane cherche un café. Le rideau aux trois-quarts fermé laisse planer le doute sur le statut ouvert ou non du commerce, mais une fois la tête passée le doute est levé. Sept personnes y sont assises, lancées dans un grand débat sur l’accent tunisien. Yacoub, la soixantaine bien tassée, prend tout le monde à partie : “Tu es d’où toi ? Dis-lui que c’est bizarre sa façon de parler l’arabe s’il te plait”. Clope roulée au coin de la bouche, café froid dans un verre posé dans un coin, on a bien là affaire à un chibani, le mot qui en arabe veut dire vieux mais aussi bien plus, comme il le précise en français : “Je suis un chibani, mais pas un vieux. Alors venez on va discuter”.
Les prochaines heures seront faites de débats sur la nécessité de donner mensuellement l’aumône, sur le Covid bien entendu, et sur le cannabis une fois qu’on est à l’aise. Est-ce aussi grave que l’alcool ?
Sofiane repartira la tête pleine de question et le pochon un peu plus vide. Sans trop tarder non plus : tout à l’heure il a couru pour arriver avant le coucher du soleil, il ne faudrait pas courir pour manger avant le lever du soleil, signe d’un nouveau jour de jeûne. “On attend ça toute la journée, et c’est passé super vite, c’est un truc de fou … Mais bon, ça fait tellement du bien, je pourrais pas ne pas faire Ramadan”.
Commentaires
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Enfin un reportage bienveillant qui nous change des ”journalistes militants” anti tout et surtout anti-musulmans qui voient des islamistes partout.
Merci Marsactu. Pour une fois lire autre chose que ces ramassis d’approximations voire de vérités alternatives (!) sur une religion importante (moi qui ne croit pas…!)
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Un peu d’anti religion : à Marseille, ces jours-ci, force est de constater des ambiances tranquilles très bon-enfant dans les jardins publics et sur les plages…
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saha ftourkoum à toutes les lectrices et à tous les lecteurs de Marsactu
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