[Que de la bouche !] Le Kurdistan marseillais
Après avoir raconté les nuits marseillaises, Iliès Hagoug s'intéresse désormais à ces établissements de bouche qui font les identités de la ville. Cette semaine, détour par la gastronomie kurde.
Au restaurant Zafer, rue de Jemmapes. (Photo : I.H.)
Au même titre que le vin ou le fromage, l’art de la manifestation est une tradition française reconnue internationalement. À tel point qu’en bons Français, nous avons parfois tendance à oublier que nous ne sommes pas les seuls à en produire. Ainsi, la mobilisation régulière des Kurdes de Marseille autour des Réformés intrigue : une manif, c’est normalement avec des merguez, des drapeaux de syndicats et des revendications qui font la une. Autour du kiosque en haut de la Canebière pourtant, c’est avec les portraits d’une personnalité et des chansons que les Français ne reconnaîtront pas forcément que les Kurdes se réunissent régulièrement, quelquefois par centaines. Les explications se trouvent néanmoins facilement après une rapide discussion avec les manifestants : le portrait est celui d’Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, parti indépendantiste kurde, et la chanson est Opa (“tonton”), son surnom chez ceux qui le suivent. “Jin, jîyan, azadî”, souvent scandé, signifie “Femme, Vie, Liberté”, slogan historique des militants du parti, qui a connu une résonance en France suite à son utilisation par des femmes iraniennes il y a quelques années.
Si cette mobilisation en est l’expression la plus visible, la communauté kurde de Marseille n’est pas la plus connue des composantes de la ville. À elle seule, elle représente pourtant plus de 15 000 personnes, un chiffre qui a quasiment triplé en quinze ans du fait de l’apparition d’une filière établie entre Marseille et les zones d’Erzurum et Mus, dans le Kurdistan turc. Le début d’une explication quant à cette communauté si mobilisée sur le sujet des kurdes turcs. Et si les habitants sont dispersés à Marseille, autant dans les quartiers Nord que dans le centre-ville, la communauté est particulièrement concentrée sur le quartier entre l’allée Gambetta et la zone de la gare.
Commerces de bouche
Ironie de l’implantation urbaine, cet espace est délimité par de nombreux commerces de bouches de pays qui encadrent eux-mêmes la région du Kurdistan : près du boulevard d’Athènes, une épicerie arménienne ; boulevard de la Liberté, des restaurants syriens ; aux Réformés, les snacks turcs. Au milieu, donc, une sorte de Kurdistan marseillais, un enchaînement de rue parallèles, pas encore touchées par la rénovation du centre-ville, qui permettent de monter et descendre à la gare Saint-Charles lorsque le stationnement des voitures n’a pas pris chaque mètre carré de trottoir.
C’est ici que sont installés de nombreux cafés, restaurants, boulangeries et épiceries résolument kurdes. On y voit la présence et le maillage resserré de cette communauté : les devantures sont souvent intégralement écrites en kurde, les affiches informant des événements et des prochaines mobilisations également. Après la manif, on joue aux cartes, on enchaîne les cafés et les thés, on fume des cigarettes, et les échanges sont essentiellement dans la langue, à moins d’un visiteur.
Et bien sûr, on va manger un morceau. Comme au restaurant Zafer, rue de Jemmapes, où on annonce sans sourciller des spécialités kurdes et turques. Manifestants, prieurs sortis de la salle de prière voisine et badauds un peu perdus se retrouvent tous les jours dans la petite salle de restauration. Les spécialités sont des deux pays, mais on s’assume kurde ici, comme lorsque la question est posée au serveur : “Tu as vu ma tête ? Je suis pas turc, mon ami.”
Boulettes
À la carte, on pourrait pourtant le croire. Ici, on utilise kebab dans son sens original de grillade, pas comme le synonyme du döner en broche. Avec en star l’Iskender, ou kebab Alexandre en bon français, des brochettes de viandes hachées de bœuf et d’agneau servies sur du pain, arrosées de sauce tomate épicée et de beurre fondu, et accompagnées d’un yaourt salé omniprésent dans les plats. C’est dans le détail que se jouent souvent les différences avec une cuisine turque plus classique : une épice nouvelle, une façon sensiblement différente de servir les plats. Ou dans quelques spécialités, comme les cig köfte offerts en entrée, des boulettes de viande cuite à cru — grâce aux épices et au jus de citron —, servies enroulées de salade et arrosées de citron. Un plat phare de la ville d’Urfa dans le sud de la Turquie, ou le Kurdistan du nord. Et le reste de l’offre rappelle le métissage de cette région étendue sur plusieurs pays, du lahmaçun, dont nous avons déjà longuement parlé, jusqu’à voir apparaître une moussaka et des beureks.
Les cig köfte, des boulettes de viandes. (Photo : I.H.)
Au plafond, les ventilateurs tournent à plein régime pour combattre une chaleur bien installée. Au fond de la pièce, la cuisine est ouverte, et on s’affaire entre les braises et le four à bois. Le chef, résigné, hausse les épaules : “C’est ça le travail, j’ai pas le choix.” Interrogé sur sa vision de l’Iskander kebab, que certains Turcs qualifieraient volontiers de plat national, il en lâche ses pelles pour le four à bois : “L’histoire a été changée, c’est un plat de chez nous, avant qu’ils arrivent…” Avant d’être vite interrompu par son collègue, qui le somme de garder son calme et de ne pas faire de vagues. “Monsieur veut connaître l’histoire, je lui raconte l’histoire, je suis pas un enfant”, plaide-t-il. Il n’empêche que nous n’aurons pas le fin mot.
Quelques mètres plus bas, au Palandoken, choix spécial du jury du meilleur kebab de Marseille, il y a deux types de population : les Kurdes, et les autres. Souvent, le döner est commandé par “les autres”, et les Kurdes commandent plus volontiers des plats dans de grandes barquettes en inox qui ne sont pas affichés à la carte, ou des pizzes, variations de pains farcis. Ils se laissent parfois, eux aussi, tenter par la broche qui n’a le goût d’aucune autre à Marseille, faite d’agneau et de bœuf, mélange de viande signature de la cuisine kurde turque. Une viande moins croustillante, mais bien plus savoureuse que la broche de volaille qui s’est imposée en standard. À la prise de la commande, un dernier exemple de l’étendue du métissage culturel kurde se manifeste lorsqu’on demande comment dire merci. “Ça dépend”, répond-on. Mais encore ? On peut dire spasi, proche du russe, ou tachakur, proche du turc et du farsi.
Commentaires
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Super les voyages culinaires à Marseille ! Merci !
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Très interessant et appétissant, merci Ilies Votre gourmandise nous perdra…. (dans les rues de Marseille !)
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Merci ! On comprend mieux… et ça donne envie ! C’est une chance d’être à Marseille pour pouvoir découvrir tout ça !
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