[Nyctalope sur le Vieux-Port] Une nuit de billard
La vie nocturne, à Marseille, est rarement un feu d'artifices mais plutôt un hasard de rencontres, de rendez-vous d'initiés et parfois de fêtes sauvages improvisées. Marsactu a confié au journaliste Iliès Hagoug le soin de l'arpenter et de la raconter. Cette fois-ci, ça se passe à l'académie du billard.
L'intérieur de l'académie du billard. (Photo IH)
Coincée entre la rue st Fé et la place général de Gaulle, la rue Pavillon n’a rien de remarquable. Encore plus passé 20h, où tout le secteur, zone tampon entre les partisans du cours Julien et ceux du Vieux-Port, relève du no man’s land nocturne fait de rideaux tirés. Une petite porte discrète abrite pourtant un lieu ouvert l’après-midi et la nuit, un endroit de connaisseurs.
Ceux-ci se font de plus en plus nombreux, mais il faut en faire partie pour savoir qu’en haut d’une cage d’escaliers qui pourrait servir d’illustration à la banalité, se situe une grande salle. Une double porte battante qui révèle un grand comptoir, un plancher orné de tables de billard, où on peut jouer jusqu’à deux heures du matin.
Si le lieu est discret, il ne date pas d’hier. 105 ans que la Société des amateurs de billard de Marseille, mieux connue sous le nom d’académie du billard, est installée ici. S’il n’était pas là à l’ouverture, un homme, entre le comptoir et la table de billard des habitués fait tout autant partie des lieux que les murs et les piliers de la salle. On ne lui demande pas son âge, car on ne demande pas son âge à un jeune homme, mais il peut raconter les années 1950, 1960, de l’arrivée du billard à poches au début considéré comme une nouveauté anglo-américaine, ou encore comment Marseille a changé. Toujours autour d’un kir, de mots fléchés et d’une cigarette roulée.
C’était un sacré endroit ici. Un lieu où on mettait un costume avant de venir.
un habitué
“C’était un sacré endroit ici. Un lieu où on mettait un costume avant de venir. Et ce n’était pas ouvert à tous, en ce sens, c’est quand même allé vers le mieux”. Il ne joue plus (“il y a longtemps que j’ai passé l’âge”), mais il rompt parfois son silence en appréciant le jeu : “Joli coup, ça.”. Il partage aujourd’hui la table avec un trentenaire, venu un jour boire un verre tout seul après le travail, devenu depuis accro au billard. On parle de politique, d’améliorer son attaque de bille.
105 ans qu’on vient ici jouer au billard, qu’on y vient pour boire un verre, dans un son de billes qui s’entrechoquent, recouvert d’une musique qui prend de plus en plus de place au fil de l’avancée de la nuit. Lorsque le son monte vraiment, c’est l’heure pour Robert de partir. Après son départ, il sera remplacé par un groupe de cinq personnes, jeunes, curieuses, pas du coin. Ils ont l’uniforme, le discours et la consommation qui trahissent rapidement leur appartenance à un bureau des étudiants, à leur participation à un week-end d’intégration qui durera probablement trois ans.
Aficionados et nouveaux venus
“En vrai, on s’en fout s’il n’y a pas de table, on boit un coup d’abord de toute façon”. Pas amateurs de billards pour un sou, ils se sont retrouvés ici par hasard. Émilie, 20 ans, porte le groupe à bout de bras depuis quelques longues journées qui ont duré toute la nuit. Quelques semaines de connaissance dans le groupe, mais déjà un lien d’intimité certain : tout le monde appelle la clermontoise “Milie”. Nul doute que ce sera ce qui sera inscrit sur son t-shirt du BDE l’année prochaine “Ouais depuis la rentrée c’est chaud, les gars sont intenables. Mais ce soir on voulait tous sortir parce que bon, on allait pas rester à la maison à rien faire. Et l’un d’entre nous a emménagé pas loin, il a trouvé ce bar”.
Pas tout à fait un bar, et le groupe d’étudiants s’en rendra compte quelques moments plus tard lorsqu’une table se sera enfin libérée. Si on a le droit de rire fort, de s’ambiancer un peu, il faut respecter la discipline. Ils seront rappelés à l’ordre en commettant le péché absolu pour les membres du club : on ne pose pas ses verres sur le billard. Message reçu, non sans quelques roulements des yeux de la part des “gars”. “On vient s’amuser, le billard en vrai c’est une excuse”, résume “Milie”.
Ce n’est pas une excuse, deux tables plus loin, lorsqu’un match en 5, sur lequel on a parié un verre, a créé une ambiance studieuse, dans laquelle les joueurs parlent moins que les commentateurs improvisés. Un habitué qui a appris il y a des années, face à un habitué à qui il a appris les premiers tuyaux. Une heure du matin, l’enjeu est lourd. Ce n’est pas une simple bière qui est sur la table, mais bien un rapport de force. “S’il gagne, il va le rendre fou”, résume un commentateur. Les écouteurs sont placés dans les oreilles des joueurs, pour échapper à la folie qui prend la table des étudiants lorsqu’une bille rentre un peu par hasard après trois bandes.
“On ne veut pas vendre notre âme au diable”
Cette dualité, entre un lieu de sortie et une académie de billard est parfaitement assumée par le club. Madou Touré, joueur connu dans le microcosme du billard français et artistique, en est le président. Sa discipline, qui était la discipline reine et la seule pratiquée à l’académie durant la majorité de son existence, n’est plus celle qui fait venir les gens. Mais il s’adapte : “Lorsque l’ancien propriétaire, celui d’après-guerre est décédé, il a écrit dans son testament que tant qu’il y aura du billard, il faudra que ce lieu soit une académie de billard. Le club a là-dessus créé un lieu de vie, de jeunesse aussi, l’arrivée du billard à poches en est le symbole”.
S’il préfère mettre en avant le club que lui-même, la coupure de presse affichée au fond de la salle traduit son appartenance profonde au lieu et au billard. Il y pose avec Didier Deschamps et la coupe aux grandes oreilles de 93, avec un article du Provencal qui parle de la rencontre des champions marseillais de billard et de football. “On ne veut pas vendre notre âme au diable en faisant une salle commerciale non plus : les tarifs sont abordables, tout le monde est le bienvenu dans le respect. L’ouverture la nuit s’inscrit là-dedans, on vient boire un verre, et on finit abonné pour les plus passionnés”. C’est le cas d’une jeune femme, Tiphaine, 21 ans, qu’il salue au milieu de la discussion. “Je suis venue il y a 4 ans pour boire un café. Depuis, je viens tous les jours.” Plutôt tous les soirs, soulignera un membre du club. “C’est quand même plus agréable de venir au billard la nuit”.
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Super ambiance ! Ça donne envie 🙂 Respect pour la ténacité de ce lieu de caractère dans un environnement de plus en plus aseptisé
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