[Nyctalope sur le Vieux-Port] Le baby foot à remonter dans le temps
Pour Marsactu, le journaliste Iliès Hagoug raconte la nuit marseillaise, ses feux d'artifices et ses flops, ses nouveautés et ses traditions millénaires. Ce mois-ci, il s'est rendu au Champ de Mars pour une partie de baby foot.
(Photo : Iliès Hagoug)
En plein cœur du plateau, pas exactement au cours Julien, mais pas vraiment sur la Plaine non plus, se situe un triangle des Bermudes de la nuit marseillaise. Il est au croisement de trois rues : rue André-Poggioli, et Bussy-l’Indien tout d’abord. Puis celle des Trois-Rois, que seuls les spécialistes différencient de celle des Trois-Mages ou des Trois-Frères-Barthélemy. Ici, même le nom des rues est improbable, elles sont de prime abord peu aguichantes, et leur tracé relève d’une logique échappant à la raison.
Elles sont pourtant un concentré de fête marseillaise, dans tout ce qu’elle a de carnavalesque, en présentant un visage neuf aussi. De nombreux nouveaux établissements voient le jour, et les anciens se réinventent également : bar engagé, bar fancy, bar dansant et même un snack qui fait également boîte de nuit se juxtaposent. Et chaque week-end, ou tous les soirs l’été, les klaxons des voitures s’entêtent à se frayer un chemin au milieu d’un passage bondé de piétons.
Dans une telle incertitude, il est toujours bon de se rattacher à des choses immuables. Et au milieu de ces joyeuseries trône le Champ de Mars. Certains le disent centenaire, et rien dans le bar ne semble prouver le contraire. Preuve ultime : cela se fait rare de nos jours, mais derrière le comptoir, entre quelques palettes et les toilettes, apparaît un objet émancipé du temps. Un Bonzini, mot que seuls reconnaîtront les amateurs, un baby foot de bar, au monnayeur. Seul le tarif a changé, lui non plus ne résiste pas à l’inflation : il est resté longtemps à 50 centimes, désormais c’est un euro la partie. “À l’époque, c’était un franc”, entend-on dans le bar. Avec un “e” bien marqué à la fin de “époque”.
Machine intemporelle
Cette petite pièce fait presque partie des passages obligés pour bien des Marseillais du centre-ville. Petit Nice du matin au soir, Bar de la Plaine les soirs de match, baby foot au Champ de Mars le reste du temps. Le baby foot a cette force d’être une machine temporelle : peu importe l’âge, à l’évocation d’une possible partie, on se sent collégien, lycéen. On sèche les cours, on prend la gagne. Et pour ce faire, on pose une pièce près du cendrier intégré, qui porte encore les stigmates d’une clope écrasée dans les années 80, où les règles étaient sensiblement différentes.
Les règles parlons-en. On reconnaît vite au jargon le nombre d’heures séchées : “pissette”, “râteau”, “repêche” et, bien entendu, “gamelle”. Et qu’on n’entende pas parler de “roulette”. Clairement, c’est un peu sentimental que Souleymane, le patron actuel des lieux, garde le baby, dont la participation au chiffre d’affaires est au mieux indirecte. Acheter un baby foot, comme acheter un bar, fait partie du rêve de beaucoup de gens qui se retrouvent sacrifiés la trentaine passée. Lui n’a pas eu à choisir.
Motivé, comme souvent, à jouer, il trouve rapidement deux autres joueurs, d’une équipe d’amis qui, de leur propre aveu, a commencé l’apéro trop tôt. Les balles dures sortent du monnayeur, et la joute commence. Aussi bien sur le terrain que dans les mots, une partie silencieuse n’en serait pas vraiment une. Et la guerre est aussi bien au milieu que dans les têtes : Souley a perfectionné le sourire en coin, la distraction habile pour glisser la balle entre le défenseur et le gardien. “Non, c’est pas vrai, je suis pas fort, moi.” L’instant d’après, non seulement la balle roule tout doucement, prévisible, rageant, mais pour remuer le couteau, la main est envoyée, elle, avec une rapidité remarquable. Sourire narquois, têtes dégoutées : la partie est bel et bien lancée.
“Est-ce que c’est des parisiens, des néo-marseillais ou des mecs d’Endoume ? C’est difficile à dire, non ?”
Une demi-heure plus tard, la gagne a grandi, et le passage vers les toilettes se fait de plus en plus difficile, demandant même à l’attaquant de parfois contrôler la balle pour laisser passer. Une occasion de plus d’aller dans la guerre psychologique, les 22 bonhommes sur le terrain ne comprenant pas un arbitre qui siffle la reprise. Mais l’association Nyctalope et patron de bar se révèle trop forte, et les poignées ne changent pas de main d’un côté du terrain. Dans un élan de magnanimité, le patron change d’équipe pour rééquilibrer. Autour de la table, on se presse de faire la monnaie, les pièces d’un euro s’accumulent, les remarques et les rires aussi. La pression est donc à son comble, le score est à deux points d’avance et il ne reste qu’une balle. Une seule balle qui doit disparaître pour ne pas quitter la table, et qui doit rentrer et ressortir pour l’équipe adverse.
“On n’est pas bien”, dit Pierre, nouveau partenaire de Souley, qui a oublié qu’il devait rentrer tôt, nouvelle preuve des capacités temporelles du baby foot. La balle est envoyée, contrôlée par l’attaque. La poignée est lâchée le temps d’une gorgée de whisky-coca, et la tentative de gamelle passe à côté. S’ensuit une ruée vers la balle, des bruits de poignées, de barres en métal qui claquent, des ressorts apparemment indestructibles qui sont mis à l’épreuve, et une balle qui quitte le terrain, retombe, pour finir par atterrir dans les cages de l’équipe en tête. Et ce n’est pas fini : silencieux depuis quelques instants, comme pour se mettre à la hauteur du moment, Souley envoie le bras, depuis sa si lointaine position en défense. Le temps semble se ralentir, mais il a déjà le sourire sur le visage. Il ressort la balle. Égalité, balle au centre.
La suite de la partie se révélera moins épique, avec un rapide enchaînement de l’attaquant central qui y mettra un point final. L’équipe d’après arrive très déterminée, en nombre, avec des fans. Pierre se demande, discrètement : “Est-ce que c’est des Parisiens, des néo-Marseillais ou des mecs d’Endoume ? C’est difficile à dire, non ?” Parce que la capsule temporelle, au fond du Champ de Mars, finit par attirer du monde, et révèle les nouvelles fréquentations du quartier. Et en effet, l’équipe adverse semble à ce moment-là plus sortie du Vice Versa que des disparus Dan Racing ou Chat Perché. La défaite qui suivra contre cette équipe donnera ainsi au verre d’après-match un goût amer, une fierté touchée. Mais qu’importe : près des toilettes, la petite foule s’est encore un peu agrandie. Et les visages, qu’ils soient ridés ou pas, ont tous l’éclat de l’adolescence, au moins le temps d’une partie de baby.
Commentaires
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Génial le baby ! Dommage qu’il soit si rare à Marseille. J’en avais trouvé un au 1er étage d’un bar à bière de je crois la rue Fortia, pour y emmener des gamins accros à ce jeu
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Joli hommage… On l’adore, le baby ! On en a fréquenté un assidûment jusqu’a ce que le patron le vire : « le bruit genait les clients » !🙄 Ça devient trop rare
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“Fanny sous le baby !”
#Jeunes Années / Que c’était bon de voir glisser sur le sol du bar, les perdants tankés à zéro but.
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