[Nyctalope sur le Vieux-Port] La double vie des serveurs

L'heure de la pression n'est pas la même pour tout le monde. (Photo : Iliès Hagoug)

“Je suis professeur des écoles le jour, serveuse la nuit. C’est moins sexy que Batman, mais oui c’est un peu ma vie”. Nelly, 27 ans, semble avoir de l’énergie à revendre avant de prendre son service sur un bar près du Vieux-Port. “C’est que de la façade, je viens de boire un verre pour me mettre dans l’ambiance. Parce que je peux te garantir que je me suis fait défoncer aujourd’hui”. Rire gras d’un collègue qui écoute d’une oreille, tout en essuyant un verre. Rire qui ne sera pas relevé, mais loin d’être apprécié non plus : “Oui, j’ai entendu, mais je m’arrête pas à ça tu sais. Sinon j’y passe la soirée, entre les remarques sur le physique ou les relous… Ça me passe par-dessus la tête“.

Preuve s’il en fallait une autre que Nelly n’est pas Batman, elle n’a pas non plus de changement de costume entre ses identités de maîtresse ou de serveuse. Les chaussures sont confortables, les habits aussi, sans qu’on oublie une touche de style. Et si les deux métiers peuvent sembler aux antipodes, la frontière entre une personne bourrée et un enfant de 6 ans est souvent très fine. Nelly décrit une multitude d’interactions qui lui demandent d’intervenir de la même façon. “Arrête de manger ce crayon”, ou “ne monte pas sur le comptoir”, n’ont, à un certain niveau, pas de différence pour elle.

“Je sais que c’est pas pour toujours, enfin, en tout cas j’espère.”

“Ça peut paraître bizarre, mais en fait j’ai toujours fait ça, je n’y vois même plus de contradiction. Quand j’étais à la fac, je travaillais déjà dans des bars et des restaurants. Et maintenant, j’ai des emprunts étudiants, des galères de vie comme tout le monde. Mon salaire de prof ne suffit pas, et c’est pas comme si je pouvais faire autre chose qui paye aussi facilement”. Donc elle sert des verres, parfois à reculons, souvent avec des horaires contradictoires, mais elle essaye d’y prendre plaisir. “On passe de bons moments quand même, malgré les pieds qui font mal, malgré les clients ingrats. Mais je sais que c’est pas pour toujours, enfin, en tout cas j’espère. Parce que ce que je kiffe vraiment moi, c’est les gosses”.

Avec une peur quand même, celle de croiser des parents d’élèves un soir : “J’explique tout ça sans problème à toi, mais je peux entendre que ça crée une réserve si tu vois la personne à qui tu confies tes enfants toute la journée en train de servir. Pas qu’il y ait de raison particulière, mais dans la tête des gens, un serveur c’est quelqu’un qui n’est pas allé à l’école, qui boit un peu, qui fait la fête. Mais pour moi ça relève de la vie privée. Ça concerne que moi, pas ce que je suis à l’école”.

Le transitoire qui dure

Métier qui embauche apparemment sans arrêt, à des conditions souvent terribles et des rémunérations peu légales, le service dans les bars est souvent décrit comme transitoire et à temps partiel. Comme avec Nelly, discuter avec un serveur, c’est souvent entendre parler d’une identité parallèle, d’un projet, d’une idée, d’une phase. D’une phase qui dure aussi, parfois.

Lorsqu’il ne travaille pas sur le cours Julien pour payer les factures, Nathan est étudiant en deuxième année de sociologie. Il tranche probablement avec les camarades de classe de la faculté d’Aix-en-Provence lorsqu’il débarque avec son long manteau et sa serviette en cuir. “J’ai une relation conflictuelle avec ce métier. Je le trouve beau, mais il me fatigue”. Du haut de ses 28 ans, dont plus de 7 passées dans les bars et les restaurants, il n’a pas le parcours classique de l’étudiant serveur à temps partiel. “J’ai commencé les Beaux-Arts et la restauration rapide au même moment, puis j’ai bossé dans un bar un peu branché, et même si c’est quand même plus attrayant, c’est quand même un peu la même considération de merde. Et là, j’ai lâché les études …“.

Quand tu es barman, surtout dans un bar plutôt bien fréquenté, tu deviens acteur d’un milieu social cool.

Comme une découverte, le travail dans un bar est rapidement devenu un mode de vie. “Quand tu es barman, surtout dans un bar plutôt bien fréquenté, tu deviens acteur d’un milieu social cool. Les gens aiment bien dire qu’ils connaissent le serveur”. Nathan décrit des origines et une éducation plutôt sobre, qui tranchait fortement avec son quotidien de l’époque. “C’était très exubérant, avec une culture de consommation constante, d’alcool comme de rencontres. Je me suis vite projeté dans ce milieu, avec des projets d’évoluer là-dedans”. Mais comme beaucoup de gens du métier, il décrit une superficialité qui ne se suffit plus à elle-même.

Et des questions qui reviennent de force au premier plan : pas plus tard qu’hier, une énième remarque d’une cliente qui se souvient de lui, car c’est le seul serveur métis qu’elle aurait rencontré. “Des blagues, des remarques, des comportements qui reviennent souvent. Et j’avais une frustration, plein de questions, et le sentiment de ne pas avoir les outils pour mieux y réfléchir”. Aujourd’hui, il subit un peu moins, puisqu’il est davantage sur les bancs de la fac que derrière le zinc. Et essaye de joindre l’utile à l’agréable, avec un regard d’apprenti sociologue sur la gentrification des établissements, comme de la clientèle.

Peintre et serveur

Parfois, les raisons qui amènent à ce métier sont bien plus terre à terre. Cyril traverse “sa” terrasse le torse en avant, le plateau tenu du bout des doigts et la caisse portable au centime près. Si pour d’autres, le service est un métier entre deux choses, pour lui, c’est un refuge : “20 ans que je fais ce métier et que je dis que je vais faire autre chose. Mais quand comme moi, tu es interdit bancaire, que tu n’es pas allé à l’école, c’est soit ça, soit le chantier”. De son propre aveu, il a fait le “mauvais choix”. La passion du jeu en fil rouge. Mais il ne baisse pas la tête : “Quand j’entends des minots réclamer 15 euros de l’heure, ça me fait rigoler. Je me lève tous les matins pour mon autre métier, moi.”.

Parce que Cyril a besoin d’espèces, et qu’il a un peu touché à ça, il a monté une activité de peinture en bâtiment. “J’ai commencé dans un resto où je travaillais. Le patron avait besoin de peindre, moi j’avais besoin de sous.” Un roulement d’horaires s’est installé depuis, avec des horaires tardifs pour pouvoir gérer ses peintures la journée. Sans trop de problèmes semblerait-il : “Je dors deux heures par nuit depuis longtemps, ça me dérange pas“.

Exception génétique, aides chimiques ou exagération marseillaise, peu importe : en ce moment, ça va mieux pour lui, donc il se permet de rêver un peu. De trouver une femme “qui me canalise“, de monter son propre restaurant surtout. “Je ferai travailler des mecs comme moi, qui ont faim, pas des étudiants qui viennent maronner dès que tu lèves un peu le ton. Un truc où les gens sont contents de venir, ils payent en cash et ils repartent”. Une vie simple, quoi.