[Nyctalope sur le Vieux-Port] “Jo le taxi”
On la dit endormie et sans surprise. Marsactu a confié au journaliste Iliès Hagoug le soin de d'arpenter et de raconter la vie nocturne marseillaise. Cette semaine, il rencontre un de ces dealers à scooter souvent surnommés "uber shit".
Un scooter dans la nuit, boulevard Baille. (Illustration / Photo : LC)
Le mois de février clément fait de nombreux Marseillais des tournesols qui chassent les endroits les plus ensoleillés au fil de la journée. La densité des terrasses est naturellement proportionnelle à leur exposition, et ce midi du côté du Vieux-Port ne fait pas exception. La plupart des clients ont chaussé leurs lunettes de soleil pendant la pause déjeuner, mais pas Jo, qui est mieux à l’ombre.
Dans un monde parallèle, je suis un entrepreneur respecté.
Mains dans les poches, un peu bouffi et cerné, une frontière fine entre petit déj’ et déjeuner et trois cafés devant lui alors qu’il n’est là que depuis dix minutes : il a l’attirail complet du mec qui travaille la nuit. Pour cause : il a fini hier autour de 3 heures du mat’. Ce grand bonhomme d’une trentaine d’années ne paye pas de mine : d’un naturel discret, plutôt propre sur lui, rien ne laisse croire qu’il passe ses soirées sur son scooter à fournir des Marseillais en herbe, shit, cocaïne, ecstasy ou même d’autres produits encore, “selon la saison”. Il en parle avec humour et naturellement, comme n’importe quel entrepreneur qui parle de ses affaires, avec le jargon du professionnel et les synonymes qui vont avec. “Le chichon et l’herbe, c’est facile, tu peux en trouver partout, j’achète même sur internet parfois, ils ont des bons trucs. C’est là aussi que je me fournis en cachetons ou en Cyalis [du viagra, ndlr], mais la zipette c’est un peu plus chaud, il faut connaître quelqu’un”. Pour lui, dans le grand jeu de la société de consommation, il tire son épingle du jeu comme n’importe quel autre indépendant. “Dans un monde parallèle, je suis un entrepreneur respecté”.
“Jo le taxi”
Tout le monde l’appelle Jo, c’est apparemment son vrai prénom. Certains l’appellent “Jo le taxi” sans qu’il ait la référence. Jonathan ? Johan ? “Jo”. Il est “du coin, d’en ville, un mec normal d’une famille normale”. C’est également comme “Jo” qu’il signe ses divers messages promotionnels : via WhatsApp, Telegram, Signal ou par SMS, c’est le centre de sa relation au client. “Tu sais comment ça marche, dans les soirées quelqu’un finit par dire : tu connais pas quelqu’un qui a un numéro ? Ben ce quelqu’un c’est moi des fois. Après une fois qu’ils m’ont écrit je les mets dans la liste et je leur écris régulièrement avec des promos, ou juste pour leur dire que je livre toute la nuit”.
Toute la nuit, toute la semaine, parce que ce n’est pas la demande qui manque. Une étude de comptoir conclut rapidement que la cocaïne en particulier est un produit qui s’est libéralisé dans beaucoup de soirées. Et une étude de l’État français confirme que le nombre de gens ayant expérimenté la drogue a été multiplié par quatre sur ces vingt dernières années. La “zipette” n’est plus vraiment une drogue de trader plein aux as, mais s’est répandue dans toutes les couches de la population. Le prix moyen d’un gramme reste élevé, entre 50 et 70 balles, mais on partage souvent la facture. “Le week-end surtout, j’ai souvent des jeunes qui me prennent un demi gramme qu’ils vont partager, ou des gens qui se mettent à trois ou quatre et qui me prennent pas mal. Moi je fais pas de gramme à 50 tout pourri, mais j’ai que de la fusée”. Un peu mieux réveillé désormais, Jo fait l’éloge de ce qu’il vend et ne veut pas s’étaler sur les risques pour les consommateurs : “Je vends un bon produit du point de vue de mes consommateurs, ils font leurs choix après.” Il raconte aussi des souvenirs de bons clients comme un restaurateur qui se souvient de belles tables. “Une fois j’ai une équipe de filles, trop sympa et mignonnes. Je sais que moi je suis blanc, j’ai pas l’air d’un livreur. Mais alors elles, on aurait vraiment pas dit des consommatrices. Et pourtant elles m’ont appelé cinq fois dans le week-end, elles m’ont pris genre 20 grammes. J’ai même fini par faire l’after avec elles”.
Monsieur tout le monde
Ça n’arrive pas beaucoup, parce que Jo n’aime pas faire des vagues. “Je livre, je fais ce que j’ai à faire, je t’arrange si t’es un bon client. Ça s’arrête là. J’ai des propositions malsaines régulièrement de la part de plein de filles, mais je donne pas suite”. En proposant de montrer des messages pour le prouver sans que ce soit demandé, il s’embrouille entre ses téléphones. Il en a trois, et les numéros changent souvent. “Y a plein de gens qui revendent des puces, au bout d’un moment faut confirmer son identité, mais ils vérifient pas. Et quand ils le font je change de numéro, je change régulièrement de toute façon”. Malgré tout son discours d’entrepreneur, il se dit lui-même “angoissé”.
Ils sont en train de chasser les charbons dans les quartiers Nord, et pendant ce temps moi je travaille dans mon coin.
Quatre ans qu’il passe ses soirées à vendre de la drogue, sans problème pour l’instant avec la police, mais c’est toujours au centre de ses activités. “Ils sont en train de chasser les charbons dans les quartiers Nord, et pendant ce temps moi je travaille dans mon coin, sans faire de bruit.” S’il n’a pas l’air d’un livreur, l’une des nombreuses techniques de Jo pour passer entre les mailles du filet est une simple glacière posée sur le plancher de son scooter. “Déjà je fais attention au scooter, c’est mon outil de travail. Je le révise souvent, je refais l’esthétique quand il faut. La glacière je la mets de temps en temps, j’avais pris l’habitude pendant le confinement”. Pour passer pour un livreur comme un autre.
Être un livreur comme un autre, un monsieur tout le monde, c’est l’objectif de Jo, avec un léger problème. “Je dois faire attention à plein de trucs, mais je fais tellement de monnaie que je pourrais plus faire autre chose”. Il ne veut pas donner de chiffres précis, mais il précise que “c’est bien plus que la majorité des CDI”. S’il a conscience que son activité ne peut pas être éternelle, difficile pour un trentenaire qui avant ça était dans la restauration d’imaginer un parcours aussi lucratif et plus légal. Le discours et le regard deviennent d’un coup sombre. “Ma seule vraie meuf depuis quatre ans, je suis resté un an avec elle avant de me rendre compte que sa priorité c’était les produits que je lui donnais. Je me couche au lever du soleil tous les jours, ma famille fait genre de rien voir mais je peux pas leur dire ce que je fais. Je fréquente beaucoup d’arrachés, et tu peux pas être normal quand tu fréquentes des gens comme ça”.
Si Jo ne consomme pas, il a conscience que son business lui coûte quand même une partie de sa vie. Il ne changera pas pour autant : “Dans notre monde, tu vaux quelque chose que quand t’as de l’argent. Moi j’ai trouvé ma façon d’en faire, le reste, on verra plus tard”. Comme pour beaucoup d’autres Marseillais, pour Jo, demain c’est loin, mais ce soir, il faut se remettre aux affaires. D’ici là, il file pour faire la sieste et être en forme. “Ce soir, je sens que je vais avoir du boulot”.
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