Michea Jacobi vous présente
Massilia Amorosa

[Massilia amorosa] Esther à l’Estaque

Chronique
le 25 Juin 2022
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Avec Massilia amorosa, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville. L'amour est son moteur : au fil des mois, il nous raconte 16 histoires d'amour, une par arrondissement.

[Massilia amorosa] Esther à l’Estaque
[Massilia amorosa] Esther à l’Estaque

[Massilia amorosa] Esther à l’Estaque

“« Elle était très belle, cette Naïs.
– Oh ! Un déjeuner de soleil », dit Frédéric, qui achevait tranquillement sa côtelette.”

Émile Zola, Naïs Micoulin

Alléluia !

Alléluia ! Alléluia ! L’Estaque est en fête. Ruben Malakian est de retour ! Il est revenu, l’enfant du pays et il s’apprête à tourner un film dans le quartier. Les bandes d’interdiction de stationner sont en place, les avis de tournage scotchés aux troncs des platanes, les camions sont là. Les tentes pour le catering sont déjà dressées et plusieurs Estaquéens pur jus ont été engagés, pour jouer les figurants, les ventouses ou Dieu sait quoi ; le cinéma est décidément un art collectif.

Ruby va nous montrer ça comme un chef. Renoir, Cézanne et Dufy n’ont qu’à bien se tenir.

Alléluia ! Alléluia ! Notre grand homme arrive avec un scénario bien de chez nous. Un truc tiré d’un grand écrivain, ou d’un autre film, on ne sait pas bien. Une histoire de bossu et de mise en cloque ; ou alors une grève à l’usine Kuhlman sur fond d’abus de boissons anisées. Tout ça filmé dans l’authentique décor du village et les grandioses paysages qui l’environnent. La queue des bagnoles devant les baraques à chichis, les restaurants spécialisés dans le poulpe surgelé, les munificentes entreprises du secteur tertiaire dispersées sur les collines (zone franche oblige), au-dessous des trois grands ensembles d’habitations, sans arrêt en rénovation et fatalement en déshérence : Plan d’Aou, La Castellane, La Bricarde. Le rocher dépecé jusqu’à l’os mais jamais débarrassé du plomb et de l’arsenic des usines abandonnées, les pinèdes parsemées de papier-cul et de canettes rouillés, la plage de Corbières surpeuplée en contrebas des tables à pique-nique incendiées par les fanatiques des grillades. Ruby va nous montrer ça comme un chef. Renoir, Cézanne et Dufy n’ont qu’à bien se tenir.

Alléluia ! Alléluia ! Tous les acteurs de la bande à Malakian seront là. Meyrard jouera dit-on le rôle d’un pêcheur jaloux ; Dubuysson aura une bosse et prendra comme il sait si bien le faire l’accent du Midi ; Marie-Anne, l’épouse du maître, incarnera une maman enamourée. Mais qui seront les premiers rôles ? Qui seront les jeunes amants dont parlent certains initiés ? Et quelle histoire d’amour – torride, il se dit qu’elle sera torride – vont-ils vivre sous l’œil indifférent des caméras de la Panavision ?

Entretien

Il suffirait de revenir à la nouvelle d’Émile Zola intitulée Naïs Micoulin (Éditions Librio, deux euros) pour savoir. Ou de lire l’entretien que Malakian vient d’accorder à Télérama, la seule revue télé où les programmes sont illisibles, l’officiel de la culture bien pensante…

Pourquoi avez-vous décidé d’adapter Naïs une nouvelle fois ?

C’est un peu par défi. J’ai lu un jour dans une critique que mon cinéma se situait “entre Pagnol et Zola”. Naïs Micoulin est une nouvelle de Zola, Pagnol en a tiré un film après guerre, il ne me restait plus, pour plaire à mes détracteurs, qu’à me mettre au boulot.

Et l’action se déroule à l’Estaque…

Oui. Et ce n’est pas seulement parce que c’est l’endroit où je suis né que ce cadre est important. Dans Naïs, Zola fait sentir (et Pagnol aussi, à sa façon, mais il a tourné à Cassis), que le récit naît en quelque sorte du paysage. Que le paysage de l’Estaque appelle cette histoire d’amour, qu’il est comme son point de départ. Comme l’île et le château d’If sont le point de départ et l’incarnation de Monte Cristo.

Et dans l’histoire même, qu’est-ce qui vous a intéressé ?

Frédéric, un petit-bourgeois d’Aix se paye Naïs, la fille de ses métayers de l’Estaque, le temps d’un été. Puis il la laisse tomber. Frédéric est un jouisseur qui fait croire à sa mère qu’il est un étudiant modèle. Naïs, tout juste sorti de l’adolescence, travaille aux tuileries et doit se soumettre à l’autorité d’un père jaloux au point d’essayer à plusieurs reprises de tuer le jeune amant. Zola nous montre comment les rapports de classe traversent les rapports amoureux. D’autant plus qu’il y a aussi le personnage de Toine, le bon pauvre, le bon bossu qui protège Naïs qu’il a toujours aimée.

Toine c’était Fernandel dans le film de Pagnol. En avez-vous fait un personnage aussi aimable ?

Non. J’ai pris Zola au pied de la lettre. Toine est bossu. Il bosse. Il bosse pour gagner sa vie, il travaille aussi à préparer le terrain de ses propres projets amoureux. Il sait que les amours de Naïs et Frédéric ne dureront pas. Et s’il se débarrasse de l’ombrageux papa (en provoquant un éboulement, l’Estaque respire les éboulements), ce n’est pas tant pour épargner Frédéric que pour prendre sa place. Dans la classe ouvrière, les rapports entre sexe sont encore des rapports de domination.

Vous allez travailler avec votre équipe habituelle, votre bande ? Mais qui jouera Frédéric ? Qui jouera Naïs ?

Je trouverai Frédéric à Aix et Naïs à l’Estaque. Il y a un moment où la vérité des personnages appelle la vérité du terrain.

Casting

Le choix du jeune homme se fit sans problème. Aix en Provence ne manque pas d’étudiants en droit et ce fut un plaisir pour Malakian d’en trouver un, bien propret, bien causeur, parmi la centaine de jeunes gens qui se présentèrent le jour de la sélection, dans un amphithéâtre que l’université avait gracieusement mis à la disposition de la production.

Pour Naïs, ce fut une autre histoire.

La séance avait lieu à l’Alhambra, le célèbre cinéma de Saint-André et l’on aurait dit que toutes les mères de l’Estaque avaient convaincu toutes leurs filles de venir tenter leur chance. Quelqu’un avait laissé filtrer que le film montrerait l’héroïne sortant entièrement nue des eaux de la Méditerranée. Comme un Boticelli, comme une Vénus anadyomène. Les prétendantes au rôle s’étaient vêtues en conséquence, les mamans avaient des airs de maquerelles. Malakian, partagé entre ses désirs de mâle vieillissant et son esprit de sérieux, était au plus mal. Trônant au troisième rang de la salle, il ressemblait tantôt au roi Assuérus faisant défiler toutes les vierges de la Perse afin de se choisir une nouvelle épouse, tantôt à un spectateur tentant de se faire oublier, comme s’il assistait pour la première fois à un spectacle pornographique. Il se ratatinait alors dans son fauteuil, mais, l’instant d’après, l’abondance d’une poitrine, la grâce d’une nuque, l’aisance d’une démarche le sortait de sa torpeur.

Elle était superbe, avec sa tête brune, sous le casque sombre de ses épais cheveux noirs ; des épaules fortes, une taille ronde, des bras magnifiques dont elle montrait les poignets nus.

Émile Zola

Il se souvenait alors des mots que Zola avait trouvés pour décrire les amours de Nais et Frédéric : “Il semblait que tout ce feu du ciel était passé dans leur sang.” Il imaginait la jeune fille qui défilait devant lui sous les traits de la Naïs du livre : “Elle était superbe, avec sa tête brune, sous le casque sombre de ses épais cheveux noirs ; des épaules fortes, une taille ronde, des bras magnifiques dont elle montrait les poignets nus.” Il la voyait en ouvrière : “Le soleil ardent lui dorait la peau… son corps, continuellement penché et balancé dans le va-et-vient de sa besogne, prenait une vigueur souple de jeune guerrière… elle ressemblait à quelque terre cuite puissante, tout à coup animée par la pluie de flammes qui tombait du ciel.”

Ses convictions sociales touchaient alors à l’érotisme le plus bourgeois et ses plus belles conceptions de l’amour à un brutal désir de possession. Il en appelait comme son cher Émile “au ciel, tel un satin que pas un nuage ne venait tacher”, à “la chanson aigre des sauterelles vertes dans la nuit” et à “la mer qui dormait pareille aux amants”. Mais rien n’y faisait, c’est la tension périodique de son membre qui exigeait de faire le choix. Et il banda si bien au passage d’Esther Mirante, une fille pas du tout de l’Estaque, une jeune actrice maline et pleine d’ambition en fait, qu’il s’enflamma pour de bon et la choisit sans hésiter.

Tournage

Les gens de l’Estaque ont vu pas mal de tournages. Ils en verront encore et ils seront toujours curieux d’approcher les équipes de cinéma au travail. Aiment-ils vraiment ça ? Ce serait beaucoup dire. Ils se faufilent entre les camions, ils essaient de reconnaître les visages célèbres, ils captent quelquefois un bout de dialogue. Ils restent là, collés aux barrières de longues minutes durant, espérant en apprendre davantage, pareil à des enfants rêvant au bada devant les baraques à chichi. Mais ils se lassent bientôt des attentes, des répétitions, des réglages sans fin. Alors ils s’en vont et lorsqu’ils ont rejoint leurs cafés ou leurs maisons, ils ne se souviennent que des rues barrées, des machinos mal aimables et des acteurs qui, détachés du grand écran, ressemblent aux plus ordinaires personnes.

Les gens de l’Estaque ont vu pas mal de tournages, ils les ont souvent approchés, ils les ont tous oubliés. Mais celui du premier film d’Esther Mirante, ils s’en souviendront toujours.

Ils se demandent à quoi peuvent bien servir les enchevêtrements de câbles qui encombrent leurs trottoirs, les morceaux d’adhésif noir collés un peu partout, les interminables conversations dans les talkies-walkies. Ils se rappellent la grande tente où l’équipe ira se restaurer tout à l’heure, ils revoient la cuisine mobile d’où s’échappaient de si agréables senteurs et ils se laissent aller à l’amertume. Dépités de ne pas en être, ils trouvent au cinéma tous les défauts. Un envahissement, un incompréhensible amoncellement de matériel, une débauche de personnel. Et tout ça pourquoi ? Pour nous refiler un autre navet, un truc où le quartier sera méconnaissable et qui n’aura aucun rapport avec la vie d’ici. Une histoire écrite à l’avance, un truc monté de toutes pièces.

Les gens de l’Estaque ont vu pas mal de tournages, ils les ont souvent approchés, ils les ont tous oubliés. Mais celui du premier film d’Esther Mirante, ils s’en souviendront toujours.

Dès le premier jour, il n’avait été question que d’elle. Elle avait régné sur le quartier, elle l’avait hanté. Des Piches aux Abandonnés, de la Montée du Cercle à la traverse de Port-de-Bouc, du chemin de la Nerthe (en montant chez Marius et Jeanette) à celui des Mariniers, de la rue Étroite à la rue Chieusse, du boulevard Fenouil au boulevard Albin Bandini, des Jumelles à la Lucrèce, on n’avait vu qu’elle. Son visage encore adolescent et déjà maternel, son sourire énigmatique et serein à la fois, ses robes de rien du tout, seulement destinées, semblait-il, à évoquer sa nudité.

Elle régnait.

Les chauffeurs avaient écrit son nom (son surnom plutôt) avec du chatterton sur les calandres de leurs camions : MIMI I, MIMI II, MIMI III…, la cuisinière faisait frire, spécialement pour elle, des beignets d’artichauts, la doublure lumière avait démissionné. Le correspondant local de La Provence avait consacré au tournage un article qui ne parlait que d’elle. Et il n’était pas peu fier du titre : LA PETITE FIANCÉE DE L’ESTAQUE.

Elle régnait aussi sur l’équipe, sur ses camarades et sur son metteur en scène, naturellement.

Ruben Malakian, ce vieux loup des plateaux, cet esprit fort, ce type à qui aucune actrice n’avait jamais pu faire le coup du “tu me filmes si bien qu’on ne peut que s’aimer”, avait rendu les armes. Il aurait dû être le souverain d’Esther, il ne parvenait même pas à être son serviteur. Il oubliait le scénario, il n’avait plus d’idées ni d’intentions, il passait son temps à admirer son actrice, à travers l’œil morne de la caméra.

Ou autrement.

Ça jasait naturellement beaucoup sur les rapports qu’il entretenait avec la jeune actrice. Mais personne ne savait en quoi ils consistaient au juste. Une chose était sûre, Malakian était amorphe, il paraissait très fatigué.

Épilogue

L’avant-première eut lieu à l’Alhambra. Le réalisateur était absent, une sorte de dépression disait-on, quelque chose entre le burn-out et le post-partum. Le film n’était pas mal, un peu mou. Ça n’avait pas d’importance, puisqu’il y avait Esther Mirante. C’est elle qui avait finalement donné son prénom au film, c’est elle qui rayonnait, du début au mot FIN.

Bien des années plus tard, on lui demandait encore de parler du tournage de son premier film, de son premier succès.

Ce jour-là, c’était un journaliste de So Film (la revue qui confond le football et le cinéma) qui lui posait la question. Ils étaient au restaurant.

“Oh ! Trois semaines de vacances !”, lui répondit Esther en finissant tranquillement son assiette végane !

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Flo Flo

    Bien vu!
    Bisous à Ruben.

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  2. José Deulofeu José Deulofeu

    La filière arménienne du cinéma marseillais a été bien mise en valeur. Mais l’allusion à Henri Verneuil aurait pu inspirer un rapprochement entre le cours Julien et l’Estaque. Mais c’est vrai que Achod Malakian était un cinéaste technique, bien loin du sentimentalisme sympathique de l’autre.

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