Michea Jacobi vous présente
Massilia Amorosa

Massilia amorosa, épisode III : Adem et Hawwa

Chronique
le 17 Avr 2021
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Après Les nouvelles heures marseillaises, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville avec Massilia amorosa. L'amour sera son moteur : au fil des prochains mois, il racontera 16 histoires d'amour, une par arrondissement. La Belle de mai est le décor de ce troisième volet.

Illustration : Michea Jacobi
Illustration : Michea Jacobi

Illustration : Michea Jacobi

Le quartier de la Belle de mai amasse ses immeubles, ses bicoques, ses taudis entre deux frontières hostiles. Au sud, ce sont les voies de chemins de fer que franchissent deux tunnels, plus sinistres l’un que l’autre. Au nord, une passerelle d’autoroute et une voie rapide, toujours encombrées. Entre ces deux remparts, tout un désordre de rues qui se divisent, se contournent, se rejoignent et ne consentent à cesser leur manège qu’au pied des quatre grands établissements de ces lieux : une maternité, une manufacture des tabacs, une congrégation, une caserne, le parfait quadrige du prolétariat. La maternité est devenue une résidence de vacances, l’usine un vaste lieu culturel, le couvent des Victimes du Sacré-Cœur est provisoirement occupé par des artistes. Les troupes ont déserté la place depuis longtemps. Seuls les prolos sont restés, une immigration succédant à une autre. C’est aujourd’hui les Maghrébins, les Comoriens, les Turcs. C’était hier les Italiens.

Qu’importent les origines quand la pauvreté est partagée par tous. Sur le rideau de fer de la maison où le sculpteur César (César Baldaccini) vit le jour en 1921, quelqu’un a peint une couronne de laurier surmontant cette amère proclamation : Le César de la misère a été attribué à la Belle de mai. Et partout dans le quartier, les associations et les œuvres de secours de toutes obédiences tâchent d’aider les habitants à affronter le fléau. On distribue de la nourriture et des vêtements, on propose des cours d’alphabétisation et des aides administratives, on met à disposition des jardins partagés.

C’est une mission évangélique qui se charge d’organiser cette activité, sur les pentes d’une élévation qui surplombe la passerelle de Plombières. Malgré la pente, le sol mêlé de tessons et le voisinage du trafic incessant, les lopins rivalisent de soin et les récoltes sont abondantes. Le quartier hélas ne respecte pas toujours ses cultivateurs. Les jardins sont régulièrement victimes de razzias : tantôt de jeunes gourmands de fruits verts et de cueillettes destructrices, tantôt d’amateurs de légumes, au geste plus délicat mais aux visites non moins désastreuses. Il faudrait que quelqu’un reste là, à demeure, pour surveiller.

Voici qu’un jeune homme se présente justement à la mission. Ou plutôt que son éducateur le présente. Adem a jadis fait une bêtise, aujourd’hui il a 16 ans, il est temps qu’il effectue les Travaux d’Intérêt Général que lui a prescrits la justice. Il est costaud, il est calme et peu causant, sa famille lui pèse : voilà le garçon qui fera l’affaire. “Je vais te confier au vieux Soufiane, le spécialiste des artichauts, lui dit le pasteur. Soufiane, c’est un type unique.”

Le garçon se fait à son travail comme personne. En quelques semaines, les rangs d’oignons, les choux et les maïs s’agitant dans le bleu du ciel, deviennent ses compagnons les plus chers. Et Soufiane, son protecteur et son maître à penser.

Le vieux construit à son émule une cabane. Et il y fait venir l’eau courante et l’électricité, il y met des rideaux pour que la nuit soit vraiment la nuit. Il initie Adem à l’art subtil des arrosages, repiquages, désherbage et pinçages de tomates. Il lui fait connaître les bêtes, abeilles, coccinelles et lombrics qui vont cultiver le jardin avec lui, il lui dit le nom des oiseaux. Il se prend d’une telle affection pour le petit, qu’il a même l’idée, l’imprudent, de lui fournir une compagne. Il connaît dans un bar de la place Caffo une fille à la réputation légère. Il la convainc de venir au jardin. Hawwa se pointe le lendemain, sourire d’ange, jambes nues et minijupe en faux serpent.

Ils s’aiment, ils s’épuisent à s’aimer. Ils voudraient dormir, mais ils cherchent sans cesse des prises l’un sur l’autre, pour échapper à la chute dans le sommeil

Dans la cabane construite par Soufiane, Adem part à la découverte du corps nu d’Hawwa qui en fait tout autant. Ils s’aiment, ils s’épuisent à s’aimer. Ils voudraient dormir, mais ils cherchent sans cesse des prises l’un sur l’autre, pour échapper à la chute dans le sommeil et retrouver la certitude d’exister que l’amour leur donne et leur reprend l’instant d’après. Ils désirent ne faire qu’un seul un corps, mais c’est au travail de satisfaire leur désir propre qu’ils se consacrent alors. Ils se caressent comme personne ne leur a appris à le faire puis ils sombrent enfin, pas enlacés comme de purs amants, mais chacun de leur côté, dans un sommeil entier, seulement destiné à leur permettre de repartir à l’assaut.

Les jours suivants, ça y va, ça y va, il semble qu’ils ne s’arrêteront jamais. Il vient toujours une caresse ou une étreinte nouvelle pour que ça aille encore. Leurs amours ne respectent rien, ils font ça partout. Ils piétinent les salades, ils écrasent les fraises, ils s’étreignent même dans les artichauts. Et leurs amours restent muettes. Ni l’un, ni l’autre n’éprouve le besoin d’exprimer ce que chacun compte que son corps saura mieux dire, plus tard, quand ils s’y seront remis.

Les jardins sont en vrac, Soufiane fait triste mine. Il s’attache à éviter les amants, il y parvient vaille que vaille. Mais un après-midi, il les surprend, vautrés au milieu d’un carré qu’il vient de préparer pour les patates. Il les épie, il les envie, il reste là, stupéfait. Il est plus stupéfait encore lorsque ses protégés se mettent gentiment à dire des mots tendres et à parler de l’avenir. Comme si lui, Sofiane n’existait pas, comme s’il n’avait jamais existé. Hawwa et Adem ont senti sa présence. Ils se relèvent, le corps souillé de terre. D’une voix qu’ils n’ont jamais entendue, Soufiane leur dit :

— Vous avez vu dans quel état vous êtes ? Je vais vous donner vos habits. Foutez-moi le camp d’ici.

C’est le crépuscule. Hawwa et Adem s’apprêtent à partir. Ils voudraient saluer Soufiane, le vieux, l’unique, mais il n’est plus là. Ils s’en vont.

Les jardins se situent au-delà la passerelle de Plombières. Ils ne font pas exactement partie du quartier. Les amants dépités descendent la traverse Gibraltar. Ils marchent le long de la voie rapide, ils passent devant le stade du Burel ou des gosses s’entraînent encore. L’inscription géante peinte le long du terrain brille sous les projecteurs :

VOUS ÉTIEZ CE QUE NOUS SOMMES, NOUS SERONS CE QUE VOUS ÊTES.

Ils zigzaguent entre les autos, ils passent sous la passerelle. Ils rentrent à la Belle de Mai.

 

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Pussaloreille Pussaloreille

    MERCI !!!!!!

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