Michea Jacobi vous présente
Massilia Amorosa

[Massilia amorosa] Copropriété

Chronique
le 6 Nov 2021
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Avec Massilia amorosa, Michéa Jacobi délaisse les aiguilles du temps pour trotter dans les différents quartiers de la ville. L'amour est son moteur : au fil des mois, il nous raconte 16 histoires d'amour, une par arrondissement. Le voilà arrivé à la Rouvière où l'amour se vit en copropriété.

Illustration : Michéa Jacobi
Illustration : Michéa Jacobi

Illustration : Michéa Jacobi

Le bâtiment B est le plus haut des bâtiments de la Rouvière. C’est une falaise contre la falaise des calanques, un dernier défi porté au massif : “Je serai plus vertigineux que tes rochers et je ferai sur ton calcaire pulluler la vie humaine”. De fait, quelques centaines d’âmes vivent là ; dans cette blanche élévation qui veille tout à la fois sur la ville de Marseille, l’archipel du Frioul, le phare du Planier (pas plus haut qu’une allumette vu d’ici) et le campus de Luminy.

Georges Riera habite au quatorzième, un petit appartement à la décoration surannée : une table et un buffet année 60 dans la salle à manger, un cosy plaqué de noyer à la tête de son lit, du formica dans la cuisine, pour mieux résister au passage des ans. Il tient ce mobilier de ses parents qui ont acheté ce trois-pièces, sur plan, à Alger, avant de quitter pour cause de guerre d’indépendance le pays où ils avaient toujours vécu.

Georges avait treize ans. Il s’est retrouvé là, avec des centaines de rapatriés, à mi-hauteur de ce gigantesque monolithe dressé à même la roche, entre les bulldozers et les romarins, dans une sorte de ville monumentale et abstraite à la fois.

Une tout autre sorte de distraction

On l’a mis en classe de fin d’étude à l’école qui avait été construite en même temps que son immeuble. Le premier jour, à la sortie, une de ses camarades (elle n’était pas de la Rouvière, mais du Redon, c’était une bonne Marseillaise) lui a proposé de venir “furer”. Georges n’a pas compris, le mot lui était totalement étranger. Il a pensé, en gentil garçon, que la demoiselle voulait jouer au furet, ou quelque chose comme ça. Mais elle l’a pris par la main et l’a emmené “à la colline” pour lui montrer comment se livrer à une tout autre sorte de distraction.

Georges a beaucoup aimé ce jeu-là. C’est ce jeu qui l’a définitivement attaché à la Rouvière, ancienne campagne d’une famille de banquiers marseillais vendue à un promoteur monégasque, qui en fit, avant de faire faillite, la plus grande, la plus haute et la plus monumentale copropriété de Marseille.

Du moment qu’il connut les filles, Georges, élève docile jusque-là, commença de négliger l’école. Il rata deux fois le certificat d’études, il entra en apprentissage dans un garage du Redon, il multiplia les occasions de “furer”. Pour être plus séduisant, il acheta d’occasion une motobécane spéciale (selle longue, peinture orange mordoré, guidon de course), apprit à danser le rock and roll dans les matinées pour jeunes du Cyclope, un cabaret voisin, et à jouer au tennis au TCR, Tennis Club Rouvière, naturellement.

Il savait serrer la taille d’une partenaire comme personne quand le juke-box chantait Eddy sois bon, et poser sa joue contre leurs joues quand c’était Amour d’été.

Il était doux, serviable, jamais insistant. Il n’avait, concernant la beauté féminine aucun préjugé, il ne se froissait pas si on l’abandonnait. La fidélité bien sûr n’était pas son fort, mais il ne promettait jamais rien à ses bonnes amies que de les séduire, les écouter et plus encore si elles voulaient bien. Puis il était beau, d’une beauté parfaitement fade, d’une beauté à laquelle on ne pouvait rien reprocher.

C’est de ce temps que la Rouvière prit l’habitude de l’appeler Le beau Georges, ou Super Jo, puisqu’il habitait le bâtiment B, autrement appelé Super Rouvière.

Il prenait ses copines en amazone sur sa mobylette, les emmenait sur la Gineste et descendait tout en douceur vers Cassis ; il savait serrer la taille d’une partenaire comme personne quand le juke-box chantait Eddy sois bon (adaptation française de Johnny be good par les Chaussettes noires), et poser sa joue contre leurs joues quand c’était Amour d’été (Love me tender dans la version de Johnny Hallyday) ; il ne jouait qu’en fond de court, savait à la demande allonger ou raccourcir les échanges, et perdre s’il le fallait. Il passa ainsi, sans conflit, sans passion, de l’âge adolescent à l’âge adulte. Ses parents moururent à peu de temps l’un de l’autre et toutes les filles, de Sainte-Marguerite à Vaufrèges vinrent pleurer à leur enterrement. Il abandonna la mécanique pour prendre, dans un lointain quartier, un poste de cantonnier que lui trouva un ami bien placé, un ami du tennis. Il remplaça sa spéciale par une moto de cylindrée à peine supérieure et la musique anglo-saxonne pour la valse et le paso-doble dans les après-midi dansants et les bals à papa. Pour le reste, il ne changea rien. Une maîtresse, et une autre, et une autre. Plusieurs en même temps. En simili secret, en souplesse, sans faire de vagues.

En catimini

La Rouvière n’a pas tellement changé. Évidemment le grand bassin du bas est souvent à sec, et celui qui ornait l’ancienne bastide des Bonasse, n’en parlons pas : son pourtour sert de parking et ses sculptures à jets : une mère dévêtue, deux enfants aux dauphins, n’intéressent personne. Les automobiles ont tout envahi mais les ronds-points sont toujours pimpants, les grands talus qui séparent les immeubles bien entretenus, l’entrée bien surveillés et le centre commercial très vivant. Le gestionnaire de la copropriété est plutôt efficace et le conseil syndical dynamique. C’est peut-être le seul en France qui a su honorer un de ses anciens présidents d’une plaque de marbre, scellée dans un énorme rocher des Calanques.

Pas mal de gens se connaissent encore, se reconnaissent et se saluent. Mais c’est plus comme avant. Plus du tout. Georges, le beau Georges, Super Jo, comme on le surnommait autrefois, n’est à présent qu’une silhouette anonyme qu’on voit filer tôt le matin, sur sa vieille moto, vers un lointain boulot. Qui revient dans l’après-midi, achète son journal et fait ses courses comme en catimini. Qui, de moins en moins souvent, descend jusqu’aux tennis, pour échanger avec politesse quelques balles, toujours avec la même dame.

Une mini Cooper garée en bas des marches, un certain parfum dans l’ascenseur, l’aboiement d’un petit chien sur le palier…

Seuls ses voisins directs savent que ce monsieur si discret, si aimable et sur lequel les ans semblent avoir si peu de prise, reçoit régulièrement des visites. Une mini Cooper garée en bas des marches, un certain parfum dans l’ascenseur, l’aboiement d’un petit chien sur le palier, on sait que le vieux beau du quatorzième a ses visites. Des visites féminines uniquement qui se succèdent toute la semaine avec une étonnante régularité.

On a rencontré ces dames quelquefois : elles se sont faites toutes petites, elles avaient l’air heureux. On murmure qu’elles se connaissent, certains prétendent qu’elles tiennent des sortes de conseil, pour décider selon quel calendrier le Beau Georges (elles seules l’appellent toujours ainsi) sera chargé de les satisfaire.

Un séducteur, mais un séducteur racorni

Le truc dure depuis des années. Georges est resté un séducteur, mais un séducteur racorni. Son champ d’action se limite à quatre maîtresses, aussi aimantes et régulières dans leur amour l’une que l’autre. Et Georges les aime pareillement. Il est câlin avec sa vieille amie du bâtiment B et il ne manque pas de lui répéter que son petit chien n’est pas si laid ni si con que ça. Il joue l’amant inépuisable avec son éternelle partenaire de tennis, le type sans cesse partant pour une nouvelle érection ; et ils rigolent en se disant que ça ne finira jamais. Il se soumet à la maîtresse de la grande tour, celle qui domine l’ancienne bastide des Bonasse. Il lui tend les fesses, pareil à l’angelot de bronze du vieux bassin. Elle les admire, elle les caresse, elle les bat. Il tâche d’être bavard et inspiré avec sa dernière amante, la plus jeune, la plus longue, la seule qui ne soit pas de la Rouvière même.

Elle vient du Cabot dans une petite voiture anglaise. Sous la lumière jaune de son pauvre T3, il lui dit qu’elle est son odalisque, sa mousmé, sa bayadère.

Mais depuis plusieurs, semaines, Georges a le cafard. La régularité de ses amours lui pèse. Il s’en va tout seul vers le grand réservoir qui domine son immeuble, il monte jusqu’au fortin de fantaisie qui marque sur la crête la limite de l’ancien domaine Bonasse. Par un pan de grillage affaissé, il gagne l’ancienne carrière de Vaufrèges. Il pousse jusqu’aux hangars et aux silos de l’entreprise Lisbonis. Il s’arrête devant le grand entonnoir où l’on verse le calcaire des Calanques pour le transformer en chaux. En chaux blanche, en chaux grasse.

Il se dit qu’il ne s’appartient plus. Il se dit qu’il est en morceaux. Il songe à déménager.

Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Patafanari Patafanari

    Georges Riera …. Le vieux daim harassé de devoir honorer ses « conquêtes « . Un personnage fictif. Mais plusieurs Georges Riera, bien réels ceux-là, pourraient se voir
    fort offensés qu’on puisse les confondre avec le cacou de la Rouviere.

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