[Marseille secret] Les fantômes du Trolleybus
Guillaume Origoni, photographe et journaliste raconte des pans de Marseille qui ne se donnent pas à voir au premier regard. Explorateur de l'urbain, il aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés voire oubliés. Dans Marseille secret, il partage ses excursions les plus marquantes. Et pour ce neuvième épisode, il s'en va guincher avec les spectres d'une des boites les plus mythiques de Marseille.
Dans la Cave à vin du Trolleybus. (Photo Guillaume Origoni Agence Hans Lucas)
Cette chronique sort un peu des sentiers battus. L’exploration qui l’a inspiré est l’occasion d’un récit plutôt personnel. Si vous avez envie de le lire alors je ne peux que vous conseiller de l’accompagner en sourdine par la bande son via le QR code joint. Elle est aussi dispo ici
J’entends d’ici vos commentaires : “Oh, pour de bon ? Y’a quoi de caché au Trolleybus ? Il nous prend trop pour des truffes lui, là, avec son Marseille Secret en bois !”
Je dois dire que vous n’avez pas tout à fait tort sur le caractère bien peu inédit de la présente chronique… quoiqu’en y réfléchissant bien ?
Je ne vous prends pas pour des truffes mais plutôt par la main afin de vous révéler les vestiges qui hantent le plus ancien club marseillais encore en activité. C’est aussi l’occasion, cher lecteur, de te dévoiler un des secrets les mieux gardés de l’histoire humaine : le voyage dans le temps est bel et bien possible. Le fameux voyage dans le temps via planète Marseille.
C’est ce que je vais faire maintenant devant tes yeux en profitant des backstage du Trolleybus.
Avant de s’appeler le Trolleybus, le lieu était connu sous le nom de L’arsenal des Galères. C’était la “boâte de nuit” la plus courue de Marseille. Au fil du temps, elle perd peu à peu de sa superbe et passe de mains en mains tout en multipliant les dénominations, le Rio Bamba, le Pavillon Noir et depuis les premières années 1990, elle conserve le patronyme que nous lui connaissons aujourd’hui.
Nous connaissions tout le monde et tout le monde nous connaissait
Revenir au Trolley, oblige à se remémorer les années 80 et 90. Les dernières décennies qui ont vu le centre de Marseille peuplé par les ragazzi di vita marseillais. À ce moment-là, nous étions des princes car la ville était à nous. Comprends-moi bien cher lecteur, nous étions certes des princes, mais des princes marseillais, sans le sous, sans prestige mais avec le panache des marginaux méditerranéens.
On roulait en coupé 404, en Ducati Pantah, en DS 21, en Saab 900 convertible et on garait ces belles mécaniques peu entretenues juste devant le Trolley. De La Plaine à la Criée, on connaissait tous les bars et tous les patrons de bar. C’était tous des Marseillais et des Marseillaises et ils nous connaissaient aussi. La musique était partout. Lorsqu’on s’engouffrait dans le tunnel central du Trolley, on croisait les habitués : Maki et Philippe P., Boris 51, roi des baletti. Nicolas Zaroff, le violoniste fou, romantique et toxicomane. Phiphi de Leda Atomica avec sa dégaine dadaïste et son mètre 95. Serge qui n’avait pas encore présenté son chien aux élections municipales. Céline qui, souvent, cherchait Franck et son look rimbaldien. Valérie, tata dans les écoles le jour et goth la nuit, Robert Smith avec l’accent de La Capelette en somme. L’inévitable Jean de Pascal aka Don Diego de le Vega, qui, des années durant, a photographié et filmé les noctambules marseillais et qui le fait toujours.
Manu Chao a glissé quelquefois son corps de criquet dans les cryptes du Trolley et Nick Cave, un vrai Prince lui, avec la noblesse et la distinction qui nous manquaient, y a aussi passé une soirée inoubliable. D’ailleurs, si tu as bien suivi mes instructions c’est le vieux crooner adepte du blues vaudou que tu dois entendre en ce moment même…
Tout ceci me fait revenir en mémoire une séquence phare du Casino de Martin Scorsese : “Au bout du compte, c’était la dernière fois que l’on a filé à des petites frappes comme nous, quelque chose d’aussi foutrement juteux.” Car oui, moi aussi je bossais là-dedans. J’étais, avec Jess et Azzedine, l’un des premiers DJ en 1992. Un employé comme les autres mais tous les employés n’étaient pas des employés comme les autres. Vous me suivez ?
Il faut aussi dire que, tout ce petit monde n’était pas très doué pour les affaires et en fin de compte patrons, gérants et employés de ces années-là, n’ont jamais vraiment réussi à s’enrichir avec le vaisseau amiral des clubs du Vieux Port. C’était certes juteux, mais je crois bien que nous avons consommé le jus sans que jamais nous vienne l’idée de le stocker.
La mécanique des fluides
Mais le succès du Trolley, lui, était bien réel. Il a donc fallu, au cours des années, ouvrir de nouvelles salles qui attendaient patiemment leur retour aux affaires et le passage de l’ombre à la lumière. Depuis plus de vingt ans, certaines sont retournées dans les ténèbres. C’est, par exemple, le cas de l’ancienne “Cave à vin” qui a aujourd’hui l’aspect du Haunted Dancehall mis en musique par Sabres of Paradise. Lorsqu’elle fut inaugurée, l’idée était de réunir une clientèle, toujours aussi barrée mais avec un peu plus de blé. Et ça a marché du feu de dieu. La Cave à vin du Trolley c’était à la fois un club de gentlemen (et de ladies) anglais et le marché des Capucins. Un mélange détonnant entre la bourgeoisie, les marginaux et les mias.
Il arrivait de temps à autre que le mauvais dosage entre les tribus, catalysé par l’injection constante de kérosène bourguignon, donne lieu à l’expérience du choc des particules… à moins qu’il ne soit ici question de mécanique des fluides. Tu l’auras compris, cher lecteur, je ne suis pas physicien mais j’étais DJ et c’est moi qui avais la responsabilité du dancefloor et de sa densité constante. Ça aussi, on savait faire. De Motörhead à Tom Waits, des Smiths aux B52’s, des Fishbones à Dee-lite ou de Bauhaus aux Rita Mitsouko, rien de ce qui faisait la culture musicale du moment ne nous échappait. Même le hip-hop naissant avait sa place sur les antiques platines Technics MKII. Kheops me vendait certains des disques dont il ne voulait plus ou avait en double, voire en triple. Je les testais in vivo et in situ dans les galeries du Trolley. Maintenant je peux le dire, je crois bien que Kheops m’arnaquait un peu. Pas grave, “t’inquiètes on se débrouille”.
Les pierres qui bougent
“Si ces pierres pouvaient parler”, ai-je dit un jour à Serge Scotto, alors qu’accoudé au comptoir je pensais avoir confié quelque chose de profond. Il reste impassible, comme toujours, mais soulève un sourcil et répond :
– “Elles ne parlent pas, mais elles bougent la nuit les pierres du Trolley.
– Comment ça Serge ?
– Oui ! J’ai passé une nuit ici. On m’avait enfermé par erreur et quand je me suis habitué à l’obscurité, à la lueur des indicateurs de sorties de secours, je les ai vu bouger les pierres je te dis !
– Mais où ça exactement ?
– Au fond, là où vous allez tous baiser avec vos copines, dans le passage qui conduit à la rue du Chantier.
– Tu dis n’importe quoi, estrasse que t’ies !
– Je suis peut-être une estrasse, mais je sais ce que je dis et le Trolley, il est hanté. T’as pas idée du nombre de gens qui sont morts ici, au cours des siècles, épuisés par le travail. Les pierres c’est ça qu’elles racontent, la nuit, quand y a plus dégun dans le Trolley.”
Je n’ai jamais su si Serge plaisantait, ou s’il avait vraiment vu les pierres bouger ? Mais, bon, contrairement à ce qu’il disait, on n’allait pas très souvent au fin fond du Trolley. Quelquefois peut-être ? Il faut dire que c’était un peu lugubre et un peu crasseux. Mais en même temps, il est aussi vrai que l’on y était tranquille. La foule à quelques mètres, les basses qui pulsent, et nous, occupés à nos affaires, à bonne distance de tous ces gens ordinaires. On pouvait voir sans être vus, ce qui procure toujours une sensation de pouvoir à ceux qui n’en ont pas.
Peu de gens connaissent l’existence de ce passage qui, au départ du Trolley débouche dans une impasse.
Il est possible que les pierres y manifestent leur désir de raconter le Marseille d’avant. Celui qui nous appartenait. Non pas parce que nous l’avions acheté mais parce que nous y vivions. Nous pensions alors que cela suffirait à ce que le centre-ville de Marseille reste pour toujours notre centre du monde. Il est, certes, dans l’ordre des choses que ce qui a été ne soit plus.
Mais tout de même, était-on obligé de brader à prix d’or ces trottoirs, ces rues et ces clubs dans lesquels les Marseillais, les marginaux et les déguns étaient chez eux ? Une rue, un quartier, une ville appartiennent tout d’abord à celles et ceux qui s’y sont salis. C’est de tout cela que témoignent les haunted dancehall du Trolley, rares vestiges du temps où nous étions les rois clochards de l’étoile morte. Ne vous y trompez pas, si Marseille n’est plus “à nous”, elle n’est pas pour autant devenue “à vous”. Elle appartient surtout aux promoteurs et aux petits malins. Et vous savez quoi ? Certains d’entre eux ont vraisemblablement fréquenté la cave à vin du Trolleybus, voire traîné leur dégaine dans ses recoins sombres.
Ainsi va la vie des hommes mais il n’est pas nécessaire de le dire aux fantômes du Trolleybus.
Je ne suis même pas sûr que les spectres (car il y en a beaucoup) d’hier aient envie de déambuler dans le Marseille d’aujourd’hui. Ils ont raison. Ils ont forcément raison. Ça vous fait rêver vous les Mc Do ? Les magasins de souvenirs ? Les brasseries pour touristes ?
Bon, je vous laisse, je vais regarder Alien en VHS.
À tous les fantômes du Trolley et des trottoirs marseillais :
Jess “The soul man”.
Petit C.
Lux Beauté.
Phiphi “ Bouche de vieille”.
Nicolas Z.
Milk Burden.
Fred “ The big one”.
Johnny Guitare.
Raphaël C “Reflet dans un œil d’or”
…
Commentaires
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Ha l’Arsenal des Galères, jeune adulte j’y allai tous les dimanches après-midi, que d’émotions… 😋😋😋
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oui c’était un endroit un peu sauvage, un peu convenu, et quand on en parlait on se disait “à l’arsenal, j’ai vu…” ça faisait branché à l’époque.
on fréquentait un autre club, à aix celui-là, le “puits” situé sous le cintra à la rotonde…là encore passage obligé pour avoir “l’air de”
et puis la musique tonitruante, on s’amusait et on parlait en hurlant !
merci guillaume origoni, un coup de nostalgie. beaucoup d’émotions…c’est bon.
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Un grand merci Guillaume Origoni de me faire découvrir ce pan d’histoire de Marseille via une narration si vivante : on s’y croirait. Et d’écouter Nick Cave reste toujours un plaisir.
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Jess était Le fils de ma belle sœur par alliance.. Je l ai connu.. J ai des disques à lui… Je l ai vu moribond. Je me rappellerai toute ma vie le jour de son enterrement.. Il a plu des cordes toute la journée du Prado à Cassis.. J ai pleuré ce fut un drame terrible…
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Bonjour Monique,
J’étais là ce jour et les précédents lorsqu’il était à l’hôpital.
Je pense souvent à lui.
Bien à vous.
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Merci pour cette évocation. les habitués du lieu, je les ai plutôt croisés plus tard, à la Machine à Coudre notamment.
Arrivé comme étudiant à Marseille en 1995 et amateur de rock, j’avais évidemment trouvé le chemin de ces grottes…
Nous y fîmes aussi quelques soirées étudiantes où j’ai eu le plaisir et l’honneur de tenir parfois les platines, derrière le grillage en fer où venaient s’agripper et vociférer mes collèges : – C’est quoi cette horreur ? – Ben quoi, c’est du rock, c’est Pantera ! que j’enchaînais avec Edith Piaf pour me faire pardonner. Je n’étais pas DJ et ne le suis pas devenu !
Autre souvenir amusé : à l’époque circulaient des fausses pièces de 10 francs. 1 sur 4 ou 5 dans un porte-monnaie. Après une soirée au Trolleybus, on s’est retrouvés avec 100 % de fausses pièces. Les tauliers, qui étaient passés prendre de la monnaie dans la caisse plusieurs fois dans la soirée, nous ont dit qu’on avait vraiment pas de chance …
Boaf, de bonne guerre… C’était déjà Marseille, bébé !
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J’ajoute – merci pour l’idée d’une chouette bande son néanmoins – qu’il y a un anachronisme notoire avec Jubilee Street, sortie au siècle suivant !
“Into My Arms”, sortie sur “The Boatman’s call” en 1997 (pile poil à l’époque donc), offre à peu près la même ambiance : https://www.youtube.com/watch?v=HZY3gfcSNqU
Encore merci !
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La musique pas top, mais le verbe sonne juste.
La nuit n’est à personne, pas même aux minéraux.
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