[Marseille secret] Le “couloir de la mort” des anciennes Baumettes
Explorateur de l'urbain, Guillaume Origoni aime se glisser dans les lieux abandonnés, cachés voire oubliés, pour toujours plus en apprendre sur sa ville, plutôt que de simplement la "consommer". Dans Marseille secret, il partage ses excursions les plus marquantes.
(Photo : Guillaume Origoni)
Deux hommes dans la ville
Il y a quelques années, l’un de mes amis, Raphaël Rubio, poète, journaliste et professeur de philosophie, partage avec moi quelques images via messenger. Au premier abord, je suppose que, connaissant mon goût pour les sites abandonnés, Raphaël me signale qu’il est dans un lieu qui pourrait susciter mon intérêt. On voit sur ses clichés capturés par son téléphone portable, de très longs et larges couloirs peu éclairés et jonchés de meubles.
C’est son commentaire qui éveille aussitôt une interrogation accrue. Car Raphaël, pose le cadre de son diapason émotionnel avec un aplomb et une simplicité peu habituelle : “Guillaume, je suis bouleversé !“. Le suspens ne dure pas longtemps. Un autre message chasse le premier : “Je suis dans ce qui était autrefois le couloir de la mort des Baumettes. Ici, on a conduit des gens à la guillotine“. Il poursuit en faisant siens les mots de Robert Badinter : “Ici on a coupé des hommes en deux !”
Pendant des mois, j’ai insisté pour qu’une autre visite soit possible. J’ai sollicité les services compétents et notamment le directeur du centre pénitentiaire de Marseille, Pierre Raffin. Un homme accompli, qui place le respect de l’être humain au dessus de tout. C’est aussi une mémoire vivante de l’histoire pénitentiaire et un passeur de savoir. Il est tout simplement le meilleur guide que je puisse avoir pour passer le Styx du chemin de Morgiou.
Me voilà avec Raphaël devant l’enceinte de la prison. Mon ami me dit (il l’écrira par la suite dans son article paru dans Slate) qu’à ce moment précis il pense au film de José Giovanni Deux hommes dans la ville.
Les Marseillais connaissent bien ce mur d’enceinte construit, tout comme les anciens bâtiments des Baumettes, entre 1933 et 1939. Les sculptures qui ornent ce mur, fruit du travail d’Antoine Sartorio datent de 1938. Il y a en a sept en tout, chacune représentant un des sept péchés capitaux.
Là réside la première interrogation ontologique et l’émergence d’une dichotomie qui restent à ce jour insolubles tant elles sont ancrées dans la constitution de notre république. Que font ces sculptures “religieuses” sur un bâtiment érigé bien après la loi de 1905 ? Comment a-t’on pu lier les manifestations du crime à une rupture transcendantale ? A la faute originelle ?
Je comprendrais par la suite, que le parcours du condamné oscille en permanence entre la rigidité administrative et les rituels chrétiens. Le couloir de la mort des Baumettes est un chemin de croix qui ne dit pas son nom.
Le rythme du tombeau
Lorsque nous pénétrons dans les bâtiments historiques, ceux-ci sont désertés depuis plusieurs mois. Ils ont été définitivement détruits en 2021. Ces cathédrales de misère sont silencieuses et lugubres. Seuls les cris qui proviennent des nouveaux bâtiments cassent cette ambiance à la Resident Evil. Pierre Raffin nous explique d’emblée qu’il n’existe pas à proprement parler de “couloir de la mort” dans la prison.
Il n’y a jamais eu de quartiers dédiés aux détenus condamnés à la peine capitale. Ceux-ci effectuaient leur détention en cellule avec les autres prisonniers.
Cependant, une fois l’ordre d’exécution confirmé par l’administration, alors, le détenu était extrait du commun des mortels pour intégrer la cellule des condamnés à la peine capitale et devenait de facto “un mort qui marche”. Surveillé vingt quatre heures sur vingt quatre par un gardien. Lui aussi se trouvait à l’intérieur de la cellule. L’administration veillait à ce que le futur décapité arrive à la guillotine en parfaite santé et que jamais ne lui vienne l’idée ou le désir de mettre fin à ses jours sans l’assistance d’une machinerie, certes archaïque, mais très efficace.
Le condamné ne restait jamais plus de vingt deux jours dans sa cellule, temps légal d’une éventuelle grâce présidentielle. Il avait alors tout le loisir de penser à la mort. En effet, une fois dans la cellule, Pierre Raffin nous demande de lever les yeux : “Ça ne vous fait penser à rien ?“. Raphaël et moi échangeons un regard incrédule. La cellule des condamnés à mort à la forme précise d’un tombeau.
Je ne peux m’empêcher de voir dans ce choix architectural les contradictions qui m’avaient sauté aux yeux au pied du mur d’enceinte. L’administration, monstre froid par définition, n’a pas réussi à faire pleinement de ses choix funestes un parcours neutre. Elle rappelle donc aux vivants destinés à la mort programmée, qu’ils doivent à la fois expier et mettre leur espérance dans un hypothétique au-delà où la mort n’existe plus.
“En attendant ce jour, je m’ennuie quelquefois” chantait Jacques Brel et avant d’être tué, certains détenus, tuaient le temps. Ils écrivaient des lettres, racontaient leur histoire aux gardiens. D’autres, dit-on, restaient mutiques et pétris d’angoisse. Tous s’endormaient systématiquement après 5 heures du matin car, ils savaient qu’après cette heure fatidique, l’exécution n’aurait pas lieu le jour même.
“Mon dieu tout ce sang !”
Contrairement à l’idée reçue, la dernière exécution capitale en France n’a pas été celle de Christian Ranucci. Par contre elle a bien eu lieu aux Baumettes. Le 10 septembre 1977, Hamida Djandoubi est entré dans l’histoire comme le dernier détenu ayant été guillotiné au nom de la société française. La juge d’instruction, Monique Mabelly, présente ce jour-là, en a fait un récit poignant.
Permettez-moi un instant de m’extraire de ce purgatoire fait de serrures, de grilles, de bois, de métal, d’escaliers et de cellules tombeaux. Quelques mois après ce reportage, nous avions avec Raphaël, assisté à la célébration des 50 ans de l’abolition de la peine de mort au Mucem.
D’anciens fonctionnaires de l’autorité pénitentiaire témoignèrent de leurs jeunes années passées aux Baumettes. Tous trois avaient assisté à des exécutions. L’un d’eux, aujourd’hui en retraite, raconte :
“J’étais en service depuis à peine 6 mois. J’avais 20 ans. Le travail m’intéressait car notre équipe était soudée et efficace, je connaissais bien les détenus et ça se passait bien. Le soir du 28 juillet 1976, alors que je m’apprêtais à quitter mon poste, le chef me demande de “rester ce soir”. Je ne saisis pas tout de suite la raison de ces heures supplémentaires. Mais, très vite, j’intègre que ma présence est requise pour l’exécution de Christian Ranucci. Je suis terriblement angoissé et ce malaise grandit au fur et à mesure que l’heure de l’exécution se rapproche. J’ai donc assisté à l’ensemble du processus. Le condamné que l’on va chercher dans la cellule en pleine nuit, la déambulation dans le couloir interminable, les dernières volontés, le greffe, la coupe de cheveux et bien sûr la décapitation. Au moment où la lame a été déverrouillée, j’ai détourné le regard une micro-seconde, avant de voir la tête de Monsieur Ranucci dans le panier. Et le sang. Beaucoup de sang. Mon dieu tout ce sang !”
Il n’a jamais parlé du traumatisme qui l’a pourtant accompagné de sa prime jeunesse jusqu’à aujourd’hui. Il n’était, à l’époque, nullement prévu un quelconque soutien psychologique.
D’une manière générale, ceux qui ont assisté aux exécutions capitales sont opposés à la peine de mort. “Ça reste une barbarie qu’un état civilisé ne peut se permettre, même pour les pires criminels.”
“Nous n’avons plus le temps …”
Lorsque je sors de la cellule du condamné, je me mets dans les pas de ceux qui, au bout de ce parcours, trouvaient invariablement la mort. Je descends l’escalier jaune en métal qui débouche sur le couloir niché dans le ventre de la bête. Ici aussi, je suis assailli par le doute : quel est l’intérêt d’un cheminement aussi long que cruel pour le détenu, mais aussi pour le personnel ?
Les nuits d’exécutions, le sol était recouvert par des couvertures militaires afin que les pas du cortège ne résonnent pas dans la prison, sans quoi, il était possible d’assister à un soulèvement des détenus.
Il faut marcher plusieurs minutes dans ces viscères de béton pour enfin s’arrêter. Au bout de ce tunnel de la mort, une table et une chaise en bois. Machinalement je déclenche mon Nikon et notre hôte lâche : “Vous savez ce que c’est ?“.
Je réponds par la négative un peu penaud d’être pris en flagrant délit d’ignorance. “Cette table était utilisée par les condamnés. Ici, ils écrivaient leurs dernières lettres, leurs derniers messages à la société qui les avaient condamnés. Djandoubi a fumé ses deux dernières cigarettes au-dessus de cette table avant que la troisième ne lui soit refusée par un laconique, “Nous n’avons plus le temps”. Comprenez-moi bien ! Ce que vous avez devant les yeux sont la table et la chaise qui ont servi à ça, ce n’est pas une table similaire, c’est bien celle-ci !”.
Sur la gauche du couloir, juste avant la pièce verte dédiée à la coupe des cheveux et de la barbe, j’aperçois un robinet ancien à gros débit. Les tuyaux d’arrosage y étaient raccordés pour évacuer rapidement le sang juste après les exécutions.
Lorsque je pénètre dans la fameuse pièce verte, je suis écrasé par le plafond bas et l’absence de lumière. Celle-ci donne directement accès à la cour extérieure dans laquelle la guillotine avait été montée, révisée, testée. Il n’y avait pas de guillotine spécifiquement dédiée à un centre pénitentiaire français. Leur nombre était réduit sur l’ensemble du territoire. Elles étaient déplacées selon les besoins et une équipe veillait à l’entretien et la maintenance. Aujourd’hui, on peut voir ce totem païen au Mucem.
« Attention à la marche ! »
La dernière marche franchie par les condamnés est celle qui permet de passer de la pièce verte à l’extérieur vers la cour d’exécution. Raphaël me fait remarquer son niveau anormalement haut dans une embrasure de porte anormalement basse. Nous ne pouvons nous empêcher de penser encore une fois que cet effort, cette contorsion demandée aux détenus est une façon détournée de stimuler l’attrition pour atteindre une hypothétique contrition.
Le personnel chargé de conduire le condamné à la guillotine tirait parti de ce passage difficile. “Souvent, ils focalisaient l’attention du prisonnier avec un “Attention à la marche !”. Ce dernier baissait alors la tête et ne voyait pas la guillotine qui l’attendait dans la cour. Moins de trente secondes après, l’exécution était terminée. Cette “astuce” permettait d’éviter la panique dont étaient souvent saisis les individus à la vue de la guillotine. Cela était plus facile pour tout le monde… “, nous explique Pierre Raffin.
La cour d’exécution est encerclée par les bâtiments de façon à rendre impossible tous types de regards non autorisés. Le sol est légèrement en pente afin de faciliter l’écoulement des fluides corporels vers les bondes d’évacuation centrales.
In fine, ce voyage dans le temps reste pour moi (et pour mon ami Raphaël) un événement marquant qui prend la forme d’une interrogation pour laquelle je n’ai toujours pas de réponse.
D’une certaine façon, nous savions tous que la peine de mort est éthiquement indéfendable (en qui concerne la question morale, que chacun se dépêtre avec ses propres spectres). Aussi, lorsque vous êtes plongé dans les entrailles du monstre, il est impossible de ne pas voir ce que nous avons tenté de masquer maladroitement. Programmer une mort au nom d’une république laïque comme la nôtre, c’est aussi entrer en confrontation avec une société dénuée de rites. Or, les rites ne sont pas toujours d’obscures représentations de traditions désuètes ou la manifestation de la résistance au progrès. Ils sont aussi ce qui nous distinguent des autres espèces et en ce sens constituent des îlots d’humanité.
Dans le “couloir de la mort” des Baumettes, cette contradiction devient flagrante. Un peu comme si, l’administration avait crypté ses références à la chrétienté. Dans une tentative malavisée, a-t-elle voulu inventer un rite administratif pour accompagner les damnés de la terre vers la dernière marche ?
Commentaires
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En juillet 1976 et en septembre 1977 j’étais jeune, mais suffisamment adulte. Il y a des dates qu’on n’oublie jamais. Celles-ci chez moi sont accompagnées d’un sentiment de honte. Honte d’un pays qui il y a à peine une cinquante d’années, « coupait des hommes en deux ».
Merci pour cette chronique qui raconte cette barbarie.
Merci aussi pour ce courage, une telle visite doit laisser des traces indélébiles.
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Merci à vous de nous lire !
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Parfaitement raccord avec vous @julilo. Nous sommes de la même génération, je partage les mêmes sentiments. Merci Monsieur Badinter.
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poignant. Merci monsieur Origoni.
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Camille Desmoulin, Le Vieux Cordelier: « Eh bien ! cher père, trouvez-vous encore qu’il n’y a que les contre-révolutionnaires qui sifflent la linotte ?«
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Remarquable reportage, j’en ai la gorge nouée. Merci.
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