Les nouvelles heures marseillaises : épisode 13
En 1876, le journaliste Horace Bertin publiait un délicieux ouvrage intitulé Les Heures marseillaises. Il offrait aux lecteurs, heure après heure, vingt-quatre croquis de sa ville, du Nord au Sud. Cent quarante-deux ans plus tard, Michéa Jacobi reprend le principe et en fait un véritable feuilleton : Les nouvelles Heures marseillaises.
Les nouvelles heures marseillaises : épisode 13
Dix-sept heures
Résumé des épisodes précédents : Angelina Madjoub, poissonnière et footballeuse a rejoint son amant, le clochard Arnold Kliffa est aux courses à Borély, le petit Jacques est à la mer et Bernadette astique les bancs de l’église des Mormons. Le stade a déjà ouvert ses portes, la foule se densifie.
Angélina et son type sont partis au hasard, vers Sainte-Marthe et les collines. Elle conduit le Kangoo. Il n’a pas posé la main sur sa cuisse, il ne lui a pas passé le bras dans le dos, il la regarde conduire, tout simplement. Elle embraye, elle passe les vitesses, elle prend des traverses et des venelles qui s’appellent boulevard. Ils cherchent un coin. Pas
un hôtel, c’est trop triste. Il lui dit que par-là, il connaît des jardins. Elle y va. Ils se présentent devant le grand portail d’une arche sous la voie de chemin de fer. Il est fermé. Mais un vieux bonhomme descend sur sa mobylette et, avec un air complice, leur permet d’entrer dans son Éden. Ils montent. Elle gare la camionnette. Ils montent encore, à pied, puis ils se tournent vers la ville. Tout Marseille – les cités, les collines, le centre, la mer et les îles – leur apparaît à la fois. Ils déchiffrent longuement le paysage urbain. Les barres roses de Campagne Lévêque, les deux flèches des Réformés, la cité Bellevue et ses voiles en haillons au bord de l’autoroute. La grande règle de la Digue du Large, If et le Frioul, les plages et le champ de courses.
Enco de Botte l’emporte dans la quatrième, une épreuve de trot attelé réservée aux petits propriétaires. Arnold gueule comme un putois. Il encense le canasson que ses œillères font ressembler à un membre du Ku Kux Klan. Il crie victoire, il exulte, il prend à partie tous ses voisins de tribune.
— Tu veux des soleils, Marcel ? Tu veux des soleils ?
Mais les autres ne l’écoutent même pas. C’était la dernière course. La foule se retire laissant l’anneau de l’hippodrome à la seule surveillance du mont Puget, grand Jupiter endormi sur l’horizon.
Les turfistes croisent les skateurs qui se mêlent aux vélos, aux poussettes, aux tricycles. Foule dans les jardins, foule sur les plages, foule dans les rues et aux portes du stade. C’est l’heure de la densification généralisée, l’heure où Marseille transpire de tous ses habitants et montre son peuple partout où elle peut le montrer.
Rue Saint-Ferréol les jeunes sont au coude à coude, comme dans une manifestation.
Des garçons en survêt immaculé et casquette de jockey. Des filles dans toutes les tenues qui peuvent intéresser les garçons. Ah ! Les filles ! Ventres nus, épaules offertes, dos découverts. En socques, en babouches à résilles, en tongs tressées de perles ou de coquillages porcelaines. En cheveux tirés, crantés, relevés, dix fois reteints et cent fois
brossés, de longues heures devant le miroir. En toute vêture moulante, toute fringue susceptible d’affirmer que les fesses sont des fesses, les seins des seins et que les deux vont par paires. Qu’il y a, par-devant, deux sources d’espérance et, par derrière, deux sources de sérénité. Ah ! Le bras que se donnent gentiment les demoiselles ! Ah ! Les
sérieuses embrassades qui servent de salut aux vrais et aux faux durs ! Ah ! Les œillades, les Ayas, les il m’a bien vu le gadjo ! Ah ! Les copines qui portent toutes en même temps leur sac à main à l’oreille quand retentit une sonnerie ! Ah ! Celles qui ont toujours en mains l’objet téléphonique, qui le choient, qui le bichonnent, le petit totem à paroles, le lien de tous les liens !
Sur la Canebière, la foule est moins jeune et moins exubérante. Elle espère, à partir
des passages protégés, faire la conquête totale de la chaussée. Au-delà de la porte d’Aix, avenue Camille Pelletan, elle est en passe de gagner la partie. Ici on se retrouve, le long de la rue du Bon Pasteur, entre gens du Maghreb. On tâche d’être plus strict et l’on est à chaque minute plus nombreux : l’heure de la rupture du jeûne approche.
On s’agglutine aussi dans les centres commerciaux, et peu à peu, devant les portes du stade Vélodrome.
Ceux qui attendent là ont, pour la plupart, revêtu les couleurs blanches et bleues, et, comme tout le monde n’a pas les moyens d’acheter le dernier maillot, les dos et les poitrines retracent l’histoire des commanditaires perdus et des vedettes envolées. On mange un sandwich, on attend des copains, on se fait photographier devant le temple.
Les revendeurs de billet roulent en VTT vers les nouveaux arrivés. Ceux qui n’ont pas la casaque du club en possèdent au moins l’écharpe qu’ils portent chacun à leur façon, serrée autour du cou façon gros rhume ou jeté sur les épaules façon dandy, sous le bide comme un élu, sur le front comme un pirate.
C’est autour du poignet que les deux de Toul ont serré les leurs. Aucune autre partie de leur torse, mis à vif par le soleil, ne pourrait en supporter l’étreinte. Ils arrivent tout juste de la plage, ils se pressent, ils craignent de rater quelque chose.
Qu’ils se rassurent. Il y a longtemps à attendre et rien à voir.
Mme Cingratti et son petit porteur auront le temps de finir leur trempette, Bernadette celui de cirer au moins la moitié de ses bancs et Angelina de s’envoyer en l’air, qu’ils n’auront pas encore rejoint leur virage, ce cocon de fureur et de cris qu’ils espèrent tant.
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