Guillaume Origoni vous présente
Les fantômes de l’hôpital

[Les fantômes de l’hôpital] La jeune fille et la mort

Chronique
le 15 Nov 2025
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Après "Marseille secret", le photographe et journaliste Guillaume Origoni lance une nouvelle chronique dans les hôpitaux de la ville. Il y traque les histoires de revenants. Cette fois-ci, rencontre avec Sybille, une jeune aide-soignante.

(Photo : Guillaume Origoni / Hans Lucas)
(Photo : Guillaume Origoni / Hans Lucas)

(Photo : Guillaume Origoni / Hans Lucas)

Cher lecteur, je vois bien que petit à petit, tu te lasses de ces histoires de fantômes dans les hôpitaux de la région. Tu te dis sans doute que “c’est toujours un peu pareil” ou bien que “bon, en fin de compte, il n’y a plus véritablement de mystère dans cette série“. Peut-être m’as-tu suspecté d’exagérer un peu, voire de bidonner carrément. Rassure-toi, l’idée, ici et maintenant, n’est pas de me plaindre, de chercher des commentaires ou des likes. Par cette introduction, je ne gratte pas l’amitié, mais je me permets par contre de te donner un conseil : surtout, ne jamais s’habituer à l’extraordinaire présent tout autour de toi.

Les jeunes, les vieux, la mort

Récemment, j’ai rencontré Sybille, jeune aide-soignante, fraîchement intégrée à une équipe soudée. Les vieux de la vieille, celles et ceux qui sont au front depuis longtemps, lui ont naturellement et rapidement fait une place dans cette confrérie qui a vu et voit encore des choses que la plupart d’entre nous (surtout vous !) ne verront probablement jamais. Des joues rongées par la maladie laissant paraître les mâchoires à vif, un système veineux et artériel qui pulse à l’air libre, ou des chairs nécrosées par une corruption qui, logiquement, aurait dû s’abattre sur les corps une fois la camarde passée dans les chambres pour sa moisson hebdomadaire.

La banalité des champs de bataille. (Photo : Guillaume Origoni / Hans Lucas)

Je sais que je le répète un peu comme un mantra, mais pour paraphraser le colonel Kurtz d’Apocalypse Now, j’ai souvent envie de dire qu’avec des femmes et des hommes de cette trempe, tous nos problèmes ici-bas seraient très vites réglés. Quels que soient nos problèmes.

Pourtant, dans cette hybridation de vie et de mort, c’est incontestablement l’élan vital qui, jour après jour, terrasse la mélancolie et la morosité. Ils et elles sont gais, plaisantent, aiment être ensemble. Unis par un truc qui doit être proche de la fraternité des champs de bataille, ils se livrent assez facilement et n’ont pas peur d’être jugés par leurs semblables, y compris lorsque les récits émis par les plus jeunes, dont Sybille, percutent les anomalies rencontrées par les anciens.

Un dialogue banal et apaisé

Elle est là depuis août 2025. Clairement, c’est le caganis de la bande. Pour le moment, elle est silencieuse, mais écoute avec intérêt les histoires inexpliquées que l’on me raconte. Avec le temps, il y a des services où je suis le bienvenu et d’autres où je suis identifié comme un casse-couilles. Ainsi va la vie des hommes. Vraisemblablement mise en confiance par cette confiance que me portent les anciens, Sybille ne se fait pas trop prier pour raconter son histoire.

Elle était là depuis un mois et avait à peine pris ses marques. Prendre ses marques, c’est aussi accepter une proximité plus forte avec certains malades. Ça ne s’explique pas, c’est comme ça. Justement, il y a un homme qu’elle trouve sympathique, avec qui elle échange un peu plus. Une dynamique qui relève peut-être du vieil homme et l’enfant. Il est dans la chambre qui fait face à la 211. Une pièce spéciale dans le service. Ce monsieur, Luc, n’est pas en grande forme. Concrètement, tous savent qu’il est en phase finale de la phase finale. Mais un humain, ça s’accroche, ça refuse, ça négocie. Tant que la machinerie n’est pas totalement altérée ; ça envoie même chier cette silhouette mal fringuée et sa faux toute pourrie.

La chambre de Luc qui fait face à la 211. (Photo : Guillaume Origoni / Hans Lucas)

En ce matin d’été écrasé par la chaleur, Sybille se hâte pour ne pas être en retard. En descendant les escaliers, le rêve de cette nuit lui revient. Rien d’extraordinaire, un dialogue banal et apaisé avec Luc. Arrivée dans le service, elle se change, avale un café en vitesse, échange une vanne avec Sylvie, salue Christian et traverse le couloir en vitesse après l’appel pressant de ses collègues qui ont besoin de renfort dans la minute. En pressant le pas, elle croise Luc, lui sourit, lui adresse un bonjour chaleureux, mais ne s’attarde pas. Hors de question de laisser les potes en galère.

“Non, attends, je ne rigole pas !”

Une fois l’urgence passée, Sybille commence “sa tournée” : Roger n’est pas de bonne humeur, Amidou somnole, Marie-Jo plaisante sur le nombre de tuyaux raccordés à son corps, Samira attend la visite de son fils. La routine. La chambre de Luc est vide. Normal, il a dû descendre puisqu’elle l’a croisé il y a peu dans le couloir. Mais voilà, une heure plus tard, il n’est toujours pas remonté.

Sybille interroge Nathalie : “Et où il est, Luc, il n’est pas remonté dans sa chambre ?” La réponse fuse sur le ton de la galéjade : “Oh, c’est bon, Sybille, tu as fait des folies cette nuit, non ? T’as craqué ou quoi ? Fatiguée que t’es !” Sybille rit avec Nathalie puis insiste : “Non, attends, je ne rigole pas ! Il n’est pas remonté !”
Nathalie cesse d’aligner les gazes sur le chariot, capte le regard de Sybille et lâche, interloquée : “Mais ça va, Sybille ?” “Bien sûr que ça va ! Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?”

Nathalie ne rit plus du tout et informe Sybille du décès de Luc : “Il est mort cette nuit.” Sybille est un peu sonnée. Elle a pourtant dit bonjour à Luc il y a moins d’une heure, juste là, dans ce même couloir ! Véronique, qui passe par là et attrape au vol l’étrange discussion, par un signe de tête adressé à Nathalie, prend le relais : “Écoute, chérie, tu n’es ni la première, ni la dernière à qui ça arrive ici. Cherche pas à comprendre, on a pratiquement tous, un jour ou l’autre, discuté avec des patients décédés.”

L’hybridation de l’homme et de la machine qui éloigne la camarde. (Photo : Guillaume Origoni / Hans Lucas)

Pourtant, Sybille ne veut pas laisser tomber et ajoute : “Mais cette nuit, j’ai rêvé de lui et ce matin, vous me dites qu’il est justement mort au cours de cette même nuit. J’hallucine un peu, les filles !” Véronique ajuste ses lunettes avec son index et porte l’estocade : “Ma mounette, on en parle quand tu veux, je te jure, mais ça aussi, c’est arrivé à tout le monde ici !”

Depuis, Sybille est retournée au front et a accepté de ne pas savoir et de ne pas comprendre. Elle n’a, par contre, jamais renoncé à être bien comprise par le reste de l’équipe.

Ne t’habitue donc jamais à l’extraordinaire, cher lecteur. Voir les morts dans ces services, c’est avant tout se fondre entre le monde des vivants et celui des disparus. Ce topo, aussi vieux que la littérature elle-même, demeure le lieu de la transmission, du questionnement et de la création. Il y a, dans chaque anecdote et dans chaque silence, la trace d’une mémoire à inventer. C’est peut-être ici que réside le plus grand enseignement de l’histoire de Sybille et de ses collègues. En marge du visible, elles perpétuent une tradition poétique et humaine qui refuse de séparer l’étrange du quotidien.

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