Je passe et reste
Après avoir chroniqué la justice et plus récemment la campagne électorale pour Marsactu, le journaliste et écrivain Michel Samson revient dans nos colonnes pour reprendre, à sa façon, l'analyse de la vie artistique locale. Et suivre par la même occasion une saison culturelle marquée par les grandes ambitions de MP2018. Cette semaine, en fréquentant la biennale des écritures du réel, Michel Samson a croisé des récits de migrations, "difficilement supportables et superbes".
Biennale. Photo : L. Melone
“Je passe…1&2”, ce sera “sept comédiens pour sept groupes de spectateurs”, explique le programme de la Biennale des écritures du réel. Ce dimanche après-midi dans l’église Saint-Ferréol du Vieux-Port on est donc sagement installé par petit groupe sur des chaises disposées en U. Ainsi annoncée l’après-midi parait tranquille.
Une jeune comédienne (de l’ERACM), s’assied devant nous, pose la tablette sur sa poitrine, on y voit, filmé mais immobile, le visage d’un jeune homme. La jeune femme raconte le parcours de ce jeune homme, nous regarde de temps en temps, visage grave. “J’ai été élève aux Beaux Arts, je viens de Syrie, c’est un état de peur qu’ils ont planté en moi. Emprisonné depuis 3 mois : ce sont des gens de mon pays qui m’ont emprisonné. Pour moi la Syrie c’est fini. J’ai réussi à envoyer une lettre à l’ambassade de France à Beyrouth, j’ai obtenu un visa pour la France.” Écran noir sur la tablette de la comédienne qui la caresse de son index, il se rallume, on y voit le jeune homme jouer du oud, chanter ; puis il dessine un visage au carbone. Silence. La jeune femme s’en va, arrive un jeune homme.
Il installe lui aussi sa tablette sur sa poitrine, apparaît un homme mur, chauve, boucles d’oreille, son crâne est tatoué. La voix du jeune homme : “Je viens d’Azerbaïdjan, je suis né homosexuel, l’homophobie est déclarée, dans le village tu dois te cacher. Mon frère me dit qu’on est déshonorés si les voisins apprennent qu’il y a un tel homme dans notre famille, ‘je vais t’exécuter’. J’ai été dans un état de peur aiguë, je pensais que j’étais malade. Je suis arrivé par la Finlande, l’Allemagne, la Belgique et maintenant je suis en France”.
Un autre jeune comédien arrive, nous regarde. Sur sa tablette un homme noir, pipe à la bouche, “d’abord je suis écrivain, j’ai été emprisonné et torturé, condamné à mort…”, une campagne d’Amnesty International a obtenu sa libération, lui un visa pour la France ; quand il passe la frontière un douanier qui ne le connaît pas l’aide. Tablette noire, index du comédien pour la remettre en marche, l’homme à la pipe, écharpe multicolore sur la tête, chante.
Vient ensuite le récit d’une femme qui a quitté la Côte d’Ivoire. “J’ai pris la route du Mali, je voyais des gens qui mouraient, un homme m’a vu attendre à la gare, il ne m’a rien demandé, il m’a emmené jusqu’au HCR [Haut commissariat aux réfugiés, ndlr] en Mauritanie”. Même dispositif pour le récit d’un jeune homme barbu arrivé du Congo Kinshasa : “Il y avait des viols, la guerre”, récit terminé on le voit sculpter en terre glaise le corps courbé d’homme assis.
Ces récits racontés d’une voix calme par ces sept comédiens qui se sont installés devant nous en nous montrant des visages filmés sont terribles : pendant ces 58 minutes, la réalité de ces trajectoires de souffrance et toujours au bord de la mort est difficilement supportable. D’ailleurs leur effet a été si fort que je n’ai pas eu la force de rester pour une deuxième partie d’encore 58 minutes… Il y a des moments où le tragique de la représentation du réel est difficilement supportable.
Le mardi soir à la Friche Belle de Mai, se jouait D’Ailleurs : une troupe de jeunes marseillais et de jeunes arrivants est mise en scène par Karine Fourcy qui a écrit le texte avec eux –pour eux ? Ils sont seize, toutes tailles, toutes couleurs, arrivent de tous côtés sur le plateau gris, parlent en même temps, s’apostrophent : “Ils viennent en France pour en profiter”, “de la lucidité !”, “que ma fille se fasse violer”, crient-ils à un jeune homme bien sur lui qui leur explique qu’il n’y a rien à craindre de l’arrivée de ces migrants. Rupture : tous se déchaussent, une jeune femme s’avance sur le plateau désert : “Je suis Égyptienne”.
Elle raconte qu’elle est venue rejoindre sa famille, timide, presque gênée. Un autre raconte qu’il est parti d’Albanie, on perçoit encore son accent étranger. Balade musicale, les acteurs forment un groupe compact, dansent doucement de concert, l’un en sort, la toute petite se glisse sous les bras du grand, à l’arrière de la troupe un autre semble jaillir au-dessus des autres, lente chorégraphie groupée… Ils se dispersent, elle joue une avocate, seule, enrage, “je défends les lois”, elle hurle, en a presque les larmes aux yeux ; ils se retrouvent en groupe, jouent avec les mots, se moquent d’eux, de la France, des regards qui les scrutent…
Une heure et demie captivante, drôle, émouvante encore quand une autre jeune femme raconte comment elle a eu peur de passer la frontière des Alpes. Leur ensemble se forme et se dissout, tous jouent à la perfection… Applaudissements, ils reviennent saluer, c’était leur première, ils sont ravis, étonnés. D’ailleurs est un spectacle fort, qui mêle réel et imaginaire, vraie vie et rêves, mots et gestes, danse et jeu…
Après cette pièce, me revient le souvenir de ce jeune homme noir dont le comédien, tablette sur la poitrine, racontait la vie dimanche après-midi dans Je passe…1&2. Il a traversé la Libye “là aussi c’était la catastrophe, j’y suis resté huit mois, sur le bateau qui pouvait transporter 100 personnes on était 200, on est 78 à être arrivés”. Le récit de l’acteur à tablette s’achève, sur le petit écran on voit le rescapé qui chante et rit. Je passe…1&2 était créé par l’Atelier des artistes en exil “qui s’efforce de leur donner des moyens de poursuivre leur pratique et de se restructurer”. C’était difficilement supportable et superbe.
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