[Entre les lignes] Sauvée par la fraude

[Entre les lignes] Sauvée par la fraude

Arrêt Réformés-Canebière, une femme d’une quarantaine d’années monte dans le tram T2 : grosse veste d’hiver à capuche, pantalon jean noir, claquettes et chaussettes aux pieds. Elle a sur le dos un petit sac de sport et les bras chargés de cabas remplis à ras bord. Son visage blême parsemé de taches bleues sur la joue reflète la peur. Elle se dirige vers le coin où je suis debout, juste en face de la porte d’entrée, et pose ses bagages à mes pieds. Là, elle commence à fouiller frénétiquement dans ses poches et ses cabas. Elle finit par vider le contenu de ces derniers avant de tout remettre en place. Elle renouvelle l’opération, mais cette fois-ci à une plus grande vitesse puis se met à hurler d’une voix cassée :

– “Non pas ça ! Pas ça ! Mon dieu pas ça !
Une dame voilée inquiète, assise devant elle, vient à son chevet :
– Madame, qu’est-ce qu’il y a ? Vous allez bien ? Vous avez perdu quelque chose ?”
Toute occupée à sonder ses affaires et ses poches, la femme semble ne rien entendre de ce qui se passe autour d’elle. Au bout d’une trentaine de secondes, elle se relève et me supplie avec des trémolos dans la voix :
– “S’il vous plaît, je ne trouve pas mon téléphone📱. Pourtant, je suis sûre de l’avoir pris. Vous pouvez appeler mon numéro ?”
Moi : “Oui bien sûr madame
– 07 53 .. .. ..”

Au premier coup de fil, ça coupe directement. À la seconde tentative, une voix doucereuse me souhaite la bienvenue sur Lycamobile.

Moi : “Je suis désolé madame, je tombe sur la messagerie 📩.
– Je suis partie très vite. J’ai dû l’oublier à la maison🏡, dit-elle les mains sur les joues.
Moi : Mais ce n’est pas grave madame. Vous n’avez qu’à descendre au prochain arrêt 🚏et vous retournez le chercher
– Non, j’veux plus y retourner ! J’veux plus !, dit-elle les yeux embués de larmes. (Ça t’apprendra à parler à tort et à travers ducon)
Moi : Ha d’accord. Désolé madame.
– Il m’a encore frappée.
Moi : Qui ?
– Mon mec. Mais c’est fini. Il ne me touchera plus jamais, ce bâtard.
– Quand c’est comme ça, il faut partir, acquiesce une passagère.
– L’avantage, c’est que votre copain peut toujours appeler, personne ne lui répondra, plaisante une jeune femme 🤣
– Il y a des organismes, des foyers, des associations pour vous venir en aide, la rassure une autre.
Moi : Madame, vous pouvez tout simplement appeler le 17 ou bien Violences Femmes Info au 3919. C’est un numéro gratuit.
– Je suis dans la merde. Comment je vais faire. J’ai tous mes numéros dedans.
Moi : Il n’y a personne d’autre à la maison, à part vous et votre…mec ?
– Non personne.
Moi : Et vous étiez en route pour aller où madame ?
– Chez une amie.
Moi : Vous avez son adresse ?
– Non, mais je sais comment y aller.
Moi : Dans ce cas, inutile de paniquer Madame. Tout va bien se passer. Soyez tranquille.
– Et ça ira encore mieux demain, Incha’Allah 🤲🏿, avance une femme voilée
– J’ai tous mes numéros dedans #️⃣, mes codes internet pour mes démarches, mon journal intime 📰…
Moi : Votre mec connaît le code de votre téléphone ?
– Non ! Il faut mon empreinte. Heureusement.
Moi : Parfait. Et vous connaissez le code de votre boîte mail ?
– Oui
Moi : Pour les démarches administratives, vous mettez “mot de passe oublié” et on vous envoie un lien pour tout réinitialiser.
– Et je connais aussi mon code Facebook.
Moi : D’accord. Mais n’oubliez pas de bloquer votre mari et toute votre belle famille, d’accord 😁?

Madame ne semble pas goûter à ma plaisanterie et commence soudain à chialer sa Bonne mère 😭.
Moi : Inutile de vous mettre dans ces états madame. Vous ne connaissez pas le numéro d’une personne de confiance par hasard ? 💓
– Si, si ! Celui de ma mère.
Moi : Vous n’avez qu’à l’appeler avec mon téléphone pour la prévenir. Mais au fait, vous avez regardé dans votre sac à dos ?
– Quel sac à dos ?🎒
Moi : Ben celui-là que vous avez sur le dos.
– Mon dieu, je l’avais complètement oublié, dit-elle confuse et les yeux brillants d’espoir en retirant son sac de son dos.
Moi : Ça arrive madame.
– Il est là ! Il est là ! 📲 Mais il est éteint. Je crois qu’il est déchargé. Et j’ai oublié mon chargeur en plus🔋Quelle idiote. 🤓😭
Moi : Dans ces moments-là, on ne pense pas à ce genre de détails, madame. On sauve d’abord sa peau et après, on réfléchit.

Je lui file mon portable pour appeler sa maman quand, à l’arrêt République-Dames, débarque une nuée de contrôleurs armés jusqu’aux dents de machines à amendes bien salées. Notre guerrière en cavale se met alors en mode fœtus dans un coin de la rame. Et elle a bien raison de s’affoler, car la Métropole mène en ce moment une grande campagne contre la fraude. “Ne pas valider c’est frauder”, lit-on partout sur toutes les lignes. Même quand tu as ta carte d’abonnement annuel à 480 euros. (🤷)

Un mystère que j’aimerais d’ailleurs éclaircir (pour ne pas mourir idiot). Par ailleurs, de grandes affiches appellent à la collaboration des passagers : “Ensemble, agissons contre la fraude”, “Frauder, plus la peine de tenter : La RTM renforce son action sur le terrain, +25% d’agents de contrôle, 1 million de contrôles par mois”

– “Mon dieu, je n’ai pas de ticket. Je n’ai pas d’argent.
– De toute façon, l’argent liquide, ça sert à rien. Avec leurs machines automatiques, il faut la carte de crédit, même pour prendre un seul ticket, rouspète la dame voilée.
– Je n’ai pas de carte de crédit. C’est ce bâtard qui l’a.
– Ils n’ont qu’à vous mettre une amende et vous payez plus tard.
– Mais comment ? Je ne travaille pas. Et je n’ai pas mes papiers aussi. Ils vont appeler la police 👮.
Moi : On se débrouillera madame. Laissez-moi leur parler. (Décidément mon boulot de médiateur me poursuit partout).

L’un des vérificateurs est une connaissance, aussi je compte sur elle pour fermer les yeux sur l’absence de titre de transport de notre héroïne. Je me faufile donc entre les passagers pour aller le saluer et exposer la situation. Ce dernier me fait comprendre qu’il est disposé à laisser passer l’infraction, mais certainement pas son chef. Heureusement, le tram est rempli à ras bord et les contrôleurs n’ont pas le temps de vérifier le titre de tous les passagers avant l’arrêt suivant.😌

Inutile de vous dire que je suis arrivé très en retard au boulot ce jour-là. J’ai accompagné notre survivante jusqu’à son refuge 🚍.

Je ne sais pas pour vous, mais en attendant des transports publics gratuits pour tous comme dans certaines villes, je me désolidarise de cette chasse aux pauvres. Pour certains et certaines, c’est parfois une question de vie ou de mort. Et puis qui dit plus de resquilleurs dit plus de contrôleurs, n’est-ce pas ? Ce qui n’est pas du tout négligeable pour notre ville qui souffre tant du chômage.😁
Paix sur vous les amis ☮️