[Entre les lignes] Ces “riens” qui disent tout de nous
Auteur, slameur, Mbaé Tahamida Soly est l'un des fondateurs de la Sound musical school B Vice à la Savine. Voyageur sans permis, il utilise au quotidien les transports publics. Ils lui offrent la matière de portraits de voyageurs, écrits comme des saynètes et postés sur les réseaux sociaux. Pour Marsactu, il en fait une chronique à lire entre les lignes.
Dessin : Ben 8
Elle ne prend même plus la peine de cacher son visage marqué de bleus et de cicatrices : elle a les yeux gonflés, les lèvres tuméfiées et un plâtre nasal maintient son nez cassé mais ses lunettes de soleil effet miroir sont posées sur sa tête. Des coups , elle en reçoit hélas régulièrement. Car ce n’est pas la première fois que je la croise dans cet état lamentable et la vois gratter une sèche aux passagers qui attendent le bus . Une fois qu’elle a trouvé une âme charitable pour lui filer sa dose de nicotine et de goudron , elle va s’asseoir sur le banc en béton devant l’arrêt du bus. Elle sort ensuite un briquet de son cabas noir qui semble ne contenir rien d’autre, allume sa clope et se met à tirer difficilement dessus jusqu’au mégot.
Lorsque notre ambulance débarque , notre masque de douleur monte après tout le monde et trouve une place assise vers le fond du bus. L’air autour de nous se remplit dès lors d’effluves de mauvais alcool. En temps normal, on lui donnerait entre trente et trente-cinq ans. Aujourd’hui, elle fait vraiment plus vieille. Elle porte des claquettes aux pieds, un bas de pyjama bleu et un haut violet pailleté. Ses pieds dans ses chaussures d’été sont sales et elle a les talons rouge sang.
– Je peux envoyer un message s’il vous plaît, quémande-t-elle à la dame à lunettes assise en face d’elle. Cette dernière ne lui prête aucune attention et reste le nez plongé dans son smartphone. Elle insiste, mais l’autre derrière ses verres correcteurs fait toujours mine de ne rien entendre. Elle se tourne alors vers un jeune d’à peu près seize ans, assis en face de moi sur la rangée d’à côté. Cheveux longs qui lui descendent jusqu’aux épaules, des airpods dans les oreilles, ce dernier est habillé d’un survêt noir et porte des lunettes de soleil . Une quadragénaire avec un turban africain et un gros pendentif en jade en forme de goutte d’eau est assise à ses côtés. Elle est habillée d’un pantalon et d’un haut noir, ainsi qu’une longue veste de tailleur en wax.
– Je peux envoyer un message s’il te plaît ?
– J’peux pas
– J’en ai pour une minute
– J’peux pas, j’te dis
– Promis, juste une minute
– Je suis en train de regarder un film, là
– Je te donne le numéro pour envoyer le message, si tu veux
– Je regarde un film, j’te dis. T’es sourde ou quoi ?
Apparemment, on peut manquer de respect à son aînée si cette dernière présente tous les signes de détresse, de dénuement total et de surcroît si elle ne possède pas d’iPhone. Je ne sais pas pourquoi elle n’ose pas me poser la même question qu’aux autres passagers, mais je lui tends mon téléphone après l’avoir déverrouillé.
– Merci Monsieur
Elle tape fébrilement son message avec ses doigts sales, l’envoie et trépigne du pied en attendant une réponse. Elle en forme un autre un peu plus long, puis patiente encore, mais toujours aucun signe de son interlocuteur semble-t-il.
– Il est sérieux, lui ? Dit-elle à voix haute. Elle retape nerveusement un autre message, puis me demande si elle peut appeler, car la personne ne comprend apparemment pas ses écrits.
– C’est ça, oui ! Tu crois qu’on n’a pas compris la feinte ? Intervient le petit malpoli en face de moi
– Oui, bien sûr, allez-y madame, dis-je sans prêter attention aux remarques désobligeantes du mal élevé.
– Vous allez voir, elle ne va plus lâcher votre téléphone.
– Ce n’est pas grave. J’ai un forfait illimité
– Moi aussi, mais ce n’est pas une raison
– C’est juste un téléphone, c’est fait pour appeler.
– J’prête pas le mien. C’est personnel, un téléphone
– Oui, bien sûr. Mais ça coûte de l’argent et tout le monde n’a pas les moyens de se payer le dernier iPhone ou un abonnement, n’est-ce pas ?
J’ai touché semble-t-il au bon coin du bon sens, car le jeune me lâche la grappe et retourne à son film. Notre bus démarre lorsque notre dame des calvaires compose le numéro de son correspondant.
– Allô, je suis dans le bus, je vais au Merlan. Y a plus rien à manger à la maison. Tu peux m’en acheter s’il te plaît ? Après le travail. Et un peu à boire aussi, j’ai plus rien… S’il te plaît !
Lorsqu’elle termine son coup de fil, elle me rend mon appareil et me remercie. Elle se lève quelques secondes après pour descendre aux 4, chemin des Aygalades. Le jeune chieur, qui n’a pas perdu une miette de la conversation, revient alors à la charge.
– Vous avez entendu ? Je la connais, j’vous dis ! Elle va encore aller faire la manche au Merlan pour s’acheter à boire.
– Mais je ne lui ai pas dit d’aller s’acheter de l’alcool, elle m’a demandé mon téléphone pour envoyer un message .
– Fallait pas lui prêter le téléphone. Après, elle va se saouler et s’embrouiller avec les gens. Elle parle trop mal aux gens quand elle est saoule.
– Si je ne lui avais pas prêté mon téléphone, tu crois qu’elle ne serait pas allée s’acheter de l’alcool ?
– …
La dame assise à côté du petit casse-pieds et qui bouillonnait depuis un moment se tourne alors vers l’effronté et lui balance :
– Ho, jeune homme. Je ne sais pas pour le monsieur, mais tu commences vraiment à me casser les oreilles.
– Mais j’ai fait quoi ?
– Dis-moi, tu vas à l’école ?
– Oui, je suis au lycée.
– Et donc tu habites chez qui déjà ? Chez papa maman.
– …
– Et qui c’est qui t’a payé ton téléphone dernier cri ? Bingo : papa maman.
– …
– Qui est-ce qui paye ton forfait tous les mois ? Ho, comme par hasard, c’est papa maman !
– …
– Tes habits, tes chaussures… Tiens, c’est encore papa maman ! Tu ne veux pas prêter ton téléphone, c’est bon, on a compris. Mais arrête de faire la morale aux gens. Tu sais quoi de sa vie à cette dame ? Hein ?
– Mais c’est une soularde, elle sent tout le temps l’alcool et elle…
– Et si elle boit pour oublier quelque chose ? Tu y as pensé ? Tchiiip. Je la connais. Elle n’était pas du tout comme ça avant. Elle avait un travail et tout. Son mari est mort pendant le Covid et depuis elle n’est plus la même.
– Ah, je savais pas.
– Ses enfants font tout pour qu’elle s’en sorte, mais ils n’y arrivent pas.
– Je savais pas ça..
– Raison de plus pour ne pas juger. Tchiiip !
Après cette petite leçon d’humilité, le jeune s’est fait tout petit en faisant mine de scroller sur son téléphone dernier cri. Quant à nous autres, nous avons continué notre voyage initiatique en pensant à la vie de cette femme que la roue du destin a broyée. Une femme de ceux que certains appellent “les gens qui ne sont rien”.
Prenez soin de vous et des vôtres les amis. Passez de bonnes fêtes de fin d’année et si dieu veut, à l’année prochaine entre les lignes, sur Marsactu
Commentaires
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oui, un gros merci ! pour l’ensemble de votre “oeuvre” qui m’a permis de regarder davantage autour de moi !
mercredi matin, sur ma ligne du 7, au niveau de la blancarde, un monsieur mal fagoté est monté, il avait dans une écharpe un tout petit chien bien serré contre lui. il s’est attiré des regards peu sympathiques…il s’est approché du double siège que j’occupais et m’a “demandé l’autorisation” de s’asseoir….j’ai dit oui, bien sûr au grand dam des voyageurs voisins -certains se sont écartés ostensiblement- ; et passant outre l’odeur persistante …. j’ai eu honte ! honte des voyageurs fuyants, honte que ce monsieur ait eu besoin de demander l’autorisation de s’asseoir sur un siège libre….j’ai passé un moment à lui sourire, caresser le chien poppy … il est descendu avant les 5 avenues en me disant au revoir et merci ! honte encore !
ces petites humiliations silencieuses et tellement fréquentes me font gerber.
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Merci infiniment pour vos retours et votre soutien qui me donnent encore plus envie d’écrire ces chroniques. Et heureux de partager avec vous ces moments d’humanité et de fraternité. Bon bout d’an 🙏
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Beau témoignage, joliment écrit, bellement illustré, et gentiment émojisé !
La prose moderne s’invente à Marseille …
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Merci beaucoup 🙏
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Toujours un plaisir de vous lire !
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🙏 Merci
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L’histoire est quand même terrible, être confronté à la misère et à la violence, même quelques instants, c’est trop difficile à vivre. Donc chapeau et merci pour elle, et pour nous, de ce don d’humanité
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🙏 Merci . Oui beaucoup vivent des vies qui ressemblent à des chemins de croix dans ce monde et nous avons hélas souvent tendance à juger sans savoir. 🙏
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