[26 siècles d’engatse] En l’an deux mille sept cent vingt-quatre du calendrier marseillais

Chronique
le 22 Juin 2024
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Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Retour vers le futur, façon littérature d'anticipation.

Dessin : Michea Jacobi.
Dessin : Michea Jacobi.

Dessin : Michea Jacobi.

On était en 2724. Non pas en 2724 de l’ère chrétienne, mais en 2724 du calendrier marseillais, lequel avait été adopté (non sans mal, non sans disputes) quelques années après que la ville avait conquis son statut d’autonomie. On comptait donc le temps à partir de la fondation de Massilia, on accaparait, comme jadis, tous les bénéfices du port (qui marchait comme jamais) pour le compte de la cité et on se sentait chaque jour plus éloigné de l’antique tutelle de la République française. Le pouvoir consistait en une institution bizarre, entre commune libre et zone hyperfranche, que dominait depuis le début du processus d’indépendance le Parti national phocéen, formation hautement pragmatique qui avait réussi à installer un développement économique sans égal.

Marseille réussissait tout.

Les métropoles d’Europe se disputaient l’apport indispensable de l’immigration africaine mais aucune ne parvenait à le capter aussi bien qu’elle. Les causes étaient multiples : un peu la vieille réputation de ville cosmopolite, un peu la souplesse de sa législation et beaucoup les arrangements sur lesquels elle fermait les yeux. Le résultat était là. Jalousée de tous, Marseille accueillait les immigrés les mieux formés qui occupaient dans les hôpitaux, ses banques, ses usines et ses unités d’intelligence artificielle les postes les plus qualifiés. Elle laissait aussi entrer ceux qui n’avaient fréquenté aucune école, les emplois subalternes étaient encore plus nombreux.

C’est que la ville prospérait dans tous les secteurs. Elle avait depuis longtemps abandonné la masse des croisiéristes et de ses polluants navires pour mettre en place un tourisme de grand luxe. Il fallait s’inscrire longtemps à l’avance pour avoir le droit de séjourner au bord du Lacydon, débarrassé des barquettes et des bateaux de plaisance pour devenir un bassin d’une parfaite transparence où évoluaient avec une joie évidente des orques ayant librement choisi de fréquenter ces eaux. Pour visiter le super Louvre qui présentait, à la place d’un établissement d’art traditionnel, les plus grands chefs-d’œuvre de la peinture, grâce au budget pharaonique que lui fournissaient les groupes IAM (Intelligence artificielle de Marseille) et MTP (Marseille transport progress). Pour entrer dans le sein des seins, les fabuleuses installations où ce même conglomérat, MTP, fabriquait les moteurs à propulsion nucléaire dont étaient dotés ses navires.

Il fallait être un excellent sujet pour être admis à l’Université de médecine, depuis longtemps renommée, à l’école polytechnique qui avait installé depuis quelques années le plus prestigieux de ses sites au cœur des Calanques ou à la Faculté des lettres qui avait déserté Aix, cette bourgade à l’abandon, depuis des décennies.

La très efficace Organisation Mondiale de Stabilité du Climat avait son siège à l’Estaque.

Car les édiles de Marseille veillaient autant à la réputation scientifique et à la culture qu’à l’économie. La notion de soft power leur était on ne peut plus familière. Ils finançaient sans états d’âme les cinéastes d’avant-garde et leur ferveur à défendre les laissés pour compte de l’hyper développement urbain, ils fournissaient au mouvement underground tous les locaux abandonnés (et bientôt promis à un nouveau projet immobilier ou industriel) qu’ils désiraient, ils permettaient même à de petits groupes de pratiquer le football, ce jeu incendiaire à présent interdit un peu partout.

Sur le terreau de cette politique libérale (au vrai sens du terme) une vie intellectuelle et artistique d’une grande richesse s’était développée. La littérature postdystopique et anti-policière phocéenne dominait la scène littéraire européenne. Le nouveau mélodisme et le mouvement électronic trobador trouvaient ici ses meilleurs représentants. Le plus fameux des concours de poésie (ils avaient heureusement remplacé les ignobles concours de dictées) avait lieu, dans l’ancien stade vélodrome, devant des foules considérables. Le prix Émile Verhaeren avait les faveurs du plus grand nombre. On y déclamait des odes romantico-industrielles qui faisaient se pâmer tous les publics, du manœuvre au magnat.

Naturellement, certains n’aimaient pas ça. Il y avait des nostalgiques de toutes sortes.

Quelques-uns passaient leurs vies à dénicher des images Panini de l’OM, d’autres couraient après des copies de la série Plus belle la Vie ou des films de Robert Guédiguian. Et quand ils avaient trouvé, ils s’épuisaient dans la quête d’un appareil susceptible de projeter les images qui leur étaient chères. D’autres en tenaient pour les bouquins. Ils cherchaient des Pagnol, des Izzo. Il y en avait même qui essayaient de mettre la main sur Le Piéton Chronique de Michéa Jacobi. Allez savoir où peut se nicher le regret du passé.

En musique, c’était pareil. Il n’était pas rare de surprendre, entre les commerces de luxe qui bordaient la Canebière, un vieux type assis sur le trottoir, en train de scander des vieux airs de rap d’une voix éraillée. Les papés et les mamés s’arrêtaient, un peu émus, effectuaient avec leur téléphone cellulaire un virement sur le compte dont le numéro était inscrit devant le chanteur et passaient leur chemin, tirés par leurs petits enfants qui n’en pouvaient plus de subir ces poussives rengaines.

Mais les plus attachés aux temps anciens étaient les spécialistes de l’histoire locale.

Deux associations se disputaient le privilège de connaître le passé de la ville. Les Amis de Phocée se vantaient d’être de vrais historiens, les Vieux Massiliens n’avaient pas honte d’avoir une approche plus folkloriste. Les deux groupes ne manquaient jamais de s’empoigner.

Ils en trouvèrent l’occasion quand la municipalité décida de donner le nom d’un ancien maire à un bâtiment dont elle achevait la construction.

Il s’agissait du nouveau CCSA (Centre Communal de Suicide Assisté), un splendide établissement où les vieillards les plus nécessiteux étaient incités (c’est un euphémisme) à venir finir leurs jours. “Derniers jours paradisiaques, solutions létales de la dernière génération, équipe de thanatopsychologues présente 7 jours sur 7, compensation versée aux descendants sous réserve de revenus“, le mouroir avait tout pour plaire, y compris son architecture qui imitait, pour rassurer l’usager, l’Unité d’Habitation, immeuble jadis futuriste qui était devenu un musée de la « vie d’Autrefois ».

Restait donc à trouver un nom.

La commission chargée du baptême n’avait pas d’idée. Le truc n’était quand même pas très glamour, on ne pouvait pas lui coller un blase trop connu. La présidente eut l’idée, consensuelle, pensait-elle, d’aller chercher dans la liste des anciens maires.”On va prendre celui qui a occupé le poste le plus longtemps, déclara-t-elle, toute fière.” Mais le nom de Gaston Defferre avait déjà été donné au crématorium géant bâti sur l’île Maïre. On se rabattit sur Jean-Claude Gaudin.

C’est alors que Les Amis de Phocée et les Vieux Massiliens s’opposèrent. Pour les premiers, le choix était désastreux. Gaudin avait été un élu déplorable. Ils brandissaient pour le prouver une très ancienne affiche ou son portrait était souligné de l’infamante mention WANTED. Pour les seconds, il était aimé de tous : il montrait la première page d’un vieux journal où, sous la photo de Jean-Claude Gaudin, on pouvait lire, imprimé en grandes lettres : C’ÉTAIT MARSEILLE !

La dispute ne devait pas dépasser le cercle des nostalgiques. Elle prit, allez savoir pourquoi, un peu plus d’ampleur. Les élus s’inquiétèrent. Le CCSA était tout de même un truc spécial, il ne fallait pas faire de vagues.

La commission changea son fusil d’épaule. Elle décida que son machin porterait le nom d’un oiseau jadis très commun dans la ville et aujourd’hui totalement disparu.

Le CCSA s’appellerait Les Goélands.

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Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Lacoste P. Lacoste P.

    🤣

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  2. LN LN

    Excellent ! Ça fait du bien et ca nous change un peu des Popelard et autre Flodrigue…

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  3. Alceste. Alceste.

    Texte très intelligent. La première partie pourrait faire envie avec ce ” Marseille qui réussissait tout”, cela aurait pu être notre futur,mais je ne sais plus qui a dit que le temps passait quand l’on réalisait que notre futur était derrière nous.Et nous sommes dans cette situation.
    L’épisode du CCSA est moins réjouissant.Malheureusement en politique l’on ne peut jamais rennoncer aux héritages, et ces héritages là ont plombé notre futur qui est derrière nous.Et ce Printemps avorté quoique marseillais en est la meilleure démonstration.

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  4. barbapapa barbapapa

    Le “CCSA Les Gabians” peut-être plus approprié ?

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