Michea Jacobi vous présente
26 siècles d'engatse

[26 siècles d’engatse] Le tout premier polar marseillais

Chronique
le 3 Juin 2023
1

Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine : une enquête du commissaire Modestus.

[26 siècles d’engatse] Le tout premier polar marseillais
[26 siècles d’engatse] Le tout premier polar marseillais

[26 siècles d’engatse] Le tout premier polar marseillais

La police de Massilia était en ce temps-là organisée sur le modèle de celle de Rome. En plus bordélique. Elle avait à sa tête un praefectus vigilum urbi, chevalier nommé par l’empereur. C’était un ancien curateur qui, comme tant d’autres, avait eu la mauvaise idée de déplaire. Néron, peu sévère pour une fois, s’était contenté de l’affecter à ce poste sans prestige. Il se considérait en exil, il en faisait le moins possible. Pour que la cité ne soit pas complètement livrée aux brigandages, il avait confié la plupart de ses prérogatives à un de ses adjoints : Marcus Flavius Modestus.

Modestus, ainsi l’appellerons-nous pour ne pas alourdir notre récit, était originaire d’Arelate. Il était chauve, bedonnant et peu loquace. Il paraissait inoffensif, même mou, mais il était redoutablement efficace. Il connaissait la cité sur le bout du doigt, avait des indicateurs partout et mettait dans toutes ses missions une intelligence et un esprit de système peu communs. Sans faire de vagues, il faisait, autant que possible, régner l’ordre dans Massilia. Il ne prenait, disait-il lui-même, aucun plaisir à cela et n’en tirait aucune fierté. Il s’acquittait de sa charge dans le seul but qu’on ne pût lui faire aucun reproche : pour le reste, il ne pensait qu’à ses loisirs. Il était amateur de tauroboles [1] et ne manquait pas de retourner dans sa ville natale pour assister à cette sorte de cérémonie. Il dessinait un peu. Il avait une villa avec une piscine où il élevait des dorades. Il aimait le vin et la bonne chère, particulièrement le garum, cette sorte de nuoc-mam à base d’anchois. Il en connaissait toutes les variétés et savait les distinguer comme personne. Il en faisait venir de Sicile, de Mauritanie et de Syrie. Sa maison était encombrée d’amphores pleines de ces délicieuses pommades, il s’essayait à en fabriquer lui-même. Il était justement en train de concocter une nouvelle recette, quand un messager vint l’avertir qu’une importante affaire attendait d’être confiée à ses soins. On avait trouvé, dans les rochers, à l’écart de la ville, un cadavre sans tête. Ses vêtements indiquaient qu’il s’agissait de quelqu’un de haut rang, l’affaire paraissait délicate, son expertise était absolument nécessaire.

Laissant là ses anchois, il se rendit sur les lieux.

Le spectacle qu’il découvrit le stupéfia. Non pas l’horreur de la décapitation, il en avait vu d’autres, mais l’étrange ressemblance de ce corps jeté sur le rivage. N’étaient-ce les vêtements (il s’habillait plus humblement), c’était tout à fait lui. Les mêmes cuisses larges et glabres, le même abdomen, les mêmes épaules tombantes. À part ça, le cadavre ne lui donnait a priori aucun renseignement. La plaie était nette (l’œuvre de professionnels sans doute), la toge immaculée, ne portant en apparence aucune trace des assassins. Il faudrait chercher des indices plus discrets, plus infimes.

Un étêté dans l’atrium

Il fit pour cela transporter la dépouille chez lui. Il ne disposait d’aucun autre lieu propice à de longues recherches. C’était le soir, il fit installer l’étêté dans l’atrium. Et il alla se coucher.

Sa nuit se passa à rêver de glaive et de sang. C’était l’inconnu, ou c’était lui-même qu’on mettait à mort. Il se réveilla cependant d’excellente humeur, prêt à dénouer toutes les énigmes qui entouraient le cadavre non loin duquel il avait dormi.

S’étant rendu au chevet l’inconnu, il commença par examiner de plus près sa vêture. Il n’avait donné qu’un coup d’œil général la veille, un examen plus précis lui permettrait sûrement de découvrir quelque chose. Il ne tarda pas à trouver, vers ce qui avait été la gorge du défunt, une minuscule tache, brune, un peu grasse. Il la prit entre ses doigts, il frotta ceux-ci l’un contre l’autre, il les renifla, il lui sembla reconnaître une senteur familière. Pour être plus sûr, il n’hésita pas à appliquer son nez sur l’étoffe même. Plus de doute, c’était du garum, un excellent garum, le meilleur de Sardaigne. Décidément, ce type lui ressemblait. C’était lui aussi un amateur de condiments. Et il avait les moyens de s’en procurer des supérieurs. Bon, c’était un premier indice. Il en fallait d’autres. Son attention se porta sur les calccei du macchabée, des godasses de luxe, presque neuves. Elles aussi semblaient vouloir ne donner aucune information. Il en fallait plus pour décourager Modestus. Il les ôta avec précaution, les renifla, gratta l’intérieur des semelles. De minuscules grains de couleur rouge s’accumulèrent sous son ongle. Pas de doute, c’étaient des reliquats de terre cuite. La victime devait résider près d’une tuilerie. Mais c’était un homme riche. Un seul domicile pouvait donc être le sien, le quartier huppé qui se situait entre les vignes de la vallée de Séon et les grandes fabriques. Il avait quelques indicateurs dans le coin. Il en saurait sans doute bientôt plus.

Des indics muets

Il convoqua ses informateurs dès le lendemain. Ils étaient d’habitude assez bavards, mais là, ils restèrent étrangement muets. Quelque raison inconnue les empêchait de parler. Modestus comprit qu’il ne pourrait rien en tirer, il décida de continuer l’enquête tout seul. L’affaire commençait à l’intéresser pour de bon.

Il avait prévu de se défaire du défunt dans l’après-midi. Il voulut voir le corps une dernière fois avant l’enlèvement. Il l’examina encore, il tourna autour. C’était, pour les jambes, les bras et le torse, presque son sosie. Mais quelle tête pouvait-il avoir eu ? Il revint à l’examen du cadavre. Il constata que la peau était plus ridée que la sienne, les muscles plus maigres, les articulations plus usées. Son double devait avoir une quinzaine d’années de plus que lui. Il tourna encore autour de la table mortuaire, tout en essayant de se faire une idée du visage absent. Et soudain, il eut une lueur. Si le corps était semblable au sien, la tête ne devait pas être très différente. Il suffirait de faire le dessin de son propre visage, de le vieillir et l’affaire serait faite : il aurait un portrait type à l’aide duquel il pourrait aller enquêter à Séon. Il courut dans son tablinum, s’empara d’une tablette et d’un miroir et entreprit de faire son autoportrait. Le miroir, fait de métal poli, n’était pas bon. Les yeux de Modestus, qui devaient sans cesse aller de la plaque à la tablette, quittaient à chaque fois une expression donnée pour trouver une expression différente. Son art n’était pas sûr. Il parvint cependant à un portrait convenable auquel il s’attacha, enfin libéré de son reflet, à donner quelques années de plus. Et le lendemain, il partit à Séon, sa tablette sous le bras.

Les habitants des villas, les rares auxquels il put s’adresser du moins, se montrèrent encore moins enclins à parler que les indics. La même mystérieuse trouille semblait les empêcher de s’exprimer. À peine acceptaient-ils de jeter un coup d’œil sur le dessin que le commissaire s’était échiné à tracer. Modestus s’accrocha toute la matinée à l’idée de trouver un citoyen plus loquace, puis, découragé, décida, vers le milieu du jour, d’aller faire un tour dans les vignes voisines. Il y trouverait peut-être une caupona [2].

Un corps jeté à travers la selle

Il en trouva une en effet. Elle était blottie au creux d’un vallon, entre les ceps qui l’entouraient de toute part. Elle semblait close, sur le seuil, un vieillard se chauffait au soleil. Modestus s’approcha. Le vieux l’accueillit avec affabilité.

– Alors, on se promène. Comme l’autre.

Il avait un accent à couper au couteau. Il devait être de Fossae Marianae ou d’Ugium[3]. Modestus, qui connaissait bien ces coins-là, se sentit tout de suite en sympathie. Il avait surtout entendu son hôte parler d’un « autre ». Il brûlait d’en savoir plus.

– L’autre, quel autre ?

– Celui qui se promène, comme vous. Même qu’il vous ressemble.

– Ah bon. Et il y a longtemps que vous le voyez plus ?

– Pas tant que ça. Mais j’ai bien l’impression que je ne le verrai plus du tout.

– Et pourquoi donc ?

Le vieux raconta alors qu’il avait vu, l’avant-veille, deux inconnus se précipiter sur son visiteur familier, qu’ils l’avaient empoigné, assommé, traîné jusqu’à leurs montures et que l’un d’eux avait jeté son corps en travers de sa selle. Il ne donnait pas cher de la victime, car, à son avis, c’était une grosse légume et que c’était en haut lieu qu’on voulait sa peau.

– Il était avec un de ses affranchis. C’était Favorinus. Il court comme un lapin ce gars-là. Heureusement, il a pu prendre la fuite.

Modestus, ravi d’en apprendre autant, et en si peu de temps, posa une nouvelle question.

– Et, où croyez-vous qu’il est allé ?

– J’en sais rien. Il est peut-être chez son frère, le gardien des grands thermes.

L’enquête allait décidément très vite. Modestus préféra cependant ne pas se précipiter. Le décapité était assurément quelqu’un d’important, tout le monde s’était tu mis à part le vieux de l’auberge. Il valait mieux être prudent et rendre compte de l’avancement de l’enquête au préfet. Il fila donc chez son supérieur. Celui-ci était à plat ventre sur une haute table, il recevait les soins d’un de ses serviteurs. Ce n’était certes pas César qui, nous dit Suétone, “attachait trop d’importance au soin de son corps ; et, non content de se faire tondre et raser de près, se faisait soigneusement épiler”, mais enfin, il n’aimait pas être trop poilu. Il écouta son collaborateur d’une oreille distraite, comme si l’affaire était sans importance pour lui. Quand le rapport fut complet, il consentit tout de même à lâcher :

– Allez-y mon vieux. Allez-y.

Une tête dans l’onde

Modestus y alla dès le lendemain. Les thermes étaient fermés mais, curieusement, la porte principale était entrouverte. Il se glissa dans l’établissement.

Il longea les couloirs vides. Il contourna un premier bassin. Tout était silencieux. À peine entendait-on de vagues bruits d’eau. Un autre bassin. La surface était immobile. Une autre galerie. Au bout, Modestus percevait l’écho d’une voix qui vient de la grande piscine. Prudent, il resta sur le seuil. De l’endroit où il s’était planqué, il pût voir, sur la surface de l’eau calme comme un miroir, un grand type aux mains liées dans le dos, à genou au bord de l’eau. Quelqu’un lui parlait. Il reconnût la voix. Elle dit au menotté (c’est à coup sûr Favorinus) qu’il en savait trop et que, par faveur, il allait subir le même sort que son ancien maître. Dans le miroir de la piscine, un glaive s’élève. Le glaive s’arrête. La voix s’adresse alors à Modestus.

– Entre cher ami. Viens voir comment on achève une enquête.

Il entra. Son reflet vint se confondre à celui du supplicié. Le glaive s’abattit et la tête de Favorinus fut projetée dans l’onde. Pour un peu, Modestus dont le reflet trembla et s’inonda de sang, crut que c’est la sienne.

Un peu plus tard, le préfet s’expliqua.

– Voilà, c’est fait. Ton décapité en savait trop. Son maître, c’était Faustus Cornelius Sulla Felix et Néron voulait sa tête. Il l’a eue.

Tout le monde a oublié l’enquête de Modestus. Seul persiste un passage, au livre XIV des Annales de Tacite :

“On ne perdit pas un moment : en six jours, des meurtriers sont rendus à Marseille, et avant le premier soupçon, le moindre bruit du danger, Sylla est tué. Sa tête, rapportée à Néron, excita ses railleries ; il la trouva blanchie avant le temps.”

[1] Sacrifice  dans lequel prêtre se faisait arroser du sang d’un taureau immolé

[2] Un débit de vin, une auberge

[3] Fos, Saint Mitre les Remparts

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Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. mrmiolito mrmiolito

    On dirait un peu un Fabio Montale des temps anciens, c’est toujours tres bien écrit, merci !
    A noter que les renvois de bas de page, sur un téléphone, rendent les sauts de puce peu commodes. Peut-être pourriez vous insérer les définitions dans le texte (italique, crochets ?)

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