Michea Jacobi vous présente
26 siècles d'engatses

[26 siècles d’engatse] La ventrée

Chronique
le 9 Sep 2023
3

Pour cette nouvelle série littéraire, Michéa Jacobi remonte jusqu'à la naissance de Marseille pour raconter l'engatse à travers les âges, des Grecs à nos jours. Cette semaine : l'incroyable pillage de Saint-Jean par les femmes du quartier pendant une pénurie de blé.

L’illustration de cette nouvelle prend pour support le manuscrit de Valbelle consultable sur le
site de la BNF.
L’illustration de cette nouvelle prend pour support le manuscrit de Valbelle consultable sur le site de la BNF.

L’illustration de cette nouvelle prend pour support le manuscrit de Valbelle consultable sur le site de la BNF.

Entre 1498 et 1539, Honorat de Valbelle, bourgeois marseillais, eut la bonne idée de tenir un journal en langue provençale. Il y parla longuement du climat, s’intéressa pareillement à ce qui concernait le gouvernement de la ville et fit plus généralement le récit de tous les événements, grands et petits, qui la touchèrent. Au mois d’octobre 1527, il raconte :

“Le mardi 29, le blé manquant partout dans Marseille, quelques femmes vinrent du quartier de Saint-Jean pour s’en procurer et ne trouvèrent qu’un magasin ouvert. On ferma celui-ci en disant qu’on ne voulait plus rien vendre. Entendant cela, ces femmes prirent des haches, brisèrent les portes et qui pouvait prendre, prenait sans mesurer ni payer. Chacune chargeait tout ce qu’elle pouvait emporter…”

On voit qu’à Marseille, l’usage de soustraire des marchandises ne date pas du mois de juillet dernier. Laissant le lecteur libre de comparer les circonstances, les mobiles, les actrices (y en avait-il en juillet ?) et la violence de la répression (Valbelle ne l’évoque nulle part), faisons passer, l’espace de quelques lignes, les femmes de Saint-Jean de la réalité à la fiction.

La sage-femme de Saint-Jean

Norade Reboul était sage-femme. C’était “la sage-femme de Saint-Jean”, personne dans le quartier n’accouchait sans elle. Il arrivait aussi qu’elle donnât la main à des avortements. On se taisait là-dessus : elle était aussi efficace dans un domaine que dans l’autre. Norade avait beaucoup d’expérience, elle avait aussi quelques sciences. Elle eût voulu en avoir plus encore. Le temps où celles qui exerçaient son métier écriraient des traités arriverait bientôt. Elle aurait aimé qu’il soit déjà là.

Elle était grande et forte, ses cheveux étaient aussi noirs que sa peau était blanche. Elle était à la fois sage (ainsi le voulait son métier) et colérique (on ne choisit pas ces choses-là). Ces deux inclinations étaient difficiles à concilier. Elle y parvenait à sa manière.

Quand elle sentait venir l’ébullition, elle filait à l’atelier de son époux, charpentier près du port. Il fallait la voir alors jouer de l’herminette et de la doloire. Le chêne n’avait qu’à bien se tenir : Dame Reboul passait sur lui la part la plus violente et la plus incendiaire de son tempérament. Cette façon de faire était bien connue et il n’était pas rare qu’une jeune femme, enceinte ou pas, vienne assister à la séance. Il se disait que cela portait bonheur. Pour la grossesse, pour l’accouchement, pour l’enfant à naître. Et c’était spectaculaire en effet de voir la matrone redresser et régulariser le bois à toute allure et apaiser ainsi sa rage pour un bon moment. La séance terminée, Norade pouvait revenir sereine à l’obstétrique, et plus généralement, à des conseils concernant la santé, les conflits domestiques et la place des femmes en ce monde : toutes celles de Saint-Jean la considéraient comme une autorité en ces diverses matières.

Non, Marseille n’était pas, comme le prétendait le traître qui faisait le siège, une ville de braillardes et de mercanti.

C’est ainsi qu’en 1524, elle avait engagé toutes celles qui voulaient bien l’écouter à participer à la défense de Marseille qu’assiégeait, au nom du Saint Empire Romain Germanique, Charles de Bourbon. “On a besoin de vous pour remuer des pierres ; le rempart attend”, avait-elle lancé. Et ses auditrices étaient allées prêter leur bras aux soldats. Et Norade, qui les avait conduites s’en était réjoui. Non, Marseille n’était pas, comme le prétendait le traître qui faisait le siège, “une ville de braillardes et de mercanti”.

Pénurie de blé et de farine

Aujourd’hui, c’était de blé et de farine qu’il s’agissait. On ne trouvait plus ni l’un ni l’autre, ou alors à des prix exorbitants. Les principaux fournisseurs, qui spéculaient sur la pénurie qui touchait Gênes, étaient les responsables de cette situation. Le peuple enrageait, les ménagères au premier rang. Celles de Saint-Jean étaient comme à l’habitude venues demander conseil à Norade. Ou plutôt la prier de s’engager avec elles dans quelques démarches (le mot est faible) susceptibles de leur fournir de quoi remplir leurs panetières. “Fau se boulega lou cuou (il faut se bouger le cul)”, répétaient-elles. Et encore, c’était la moins grossière des propositions qu’elles faisaient à leur conseillère. L’histoire du siège était loin, la Reboul était cette fois contrainte de modérer ses troupes. Elle le fit.

“Je sais qu’il y a un magasin à blé encore ouvert, dit-elle. Je connais bien celui qui le garde. C’est Bertrand Laurens, avec lui, on pourra discuter.” Elles y allèrent, en peloton serré, et discutèrent un moment en effet, mais la discussion tourna rapidement au vinaigre. Ce ne fut pas du fait des quémandeuses : la rage les rendait silencieuses, elles laissaient parler leur représentante. Ce ne fut pas du fait de Norade qui se sentait aussi maîtresse d’elle que durant le plus difficile des accouchements. Ce fut à cause des leçons d’économie que ce niais de Bertrand, répétant platement les arguments de son maître, entreprit de faire. Et de la triple conclusion qu’il adressa personnellement à la porte-parole de la délégation : “sies mandrouno, tricotero, dindasso”. Qu’on traite Norade Reboul de maquerelle et de tricoteuse, soit. Mais qu’on la compare à un volatile efflanqué, ça n’était pas acceptable. Son sang (elle en avait beaucoup sous sa peau blanche) ne fit qu’un tour. La jeune Mieto Terras qui était à côté d’elle, presque collée, la sentit frémir. C’était une fidèle des séances chez le charpentier. Une admiratrice, une fan. Avant de rejoindre la manifestation, elle avait, en toute discrétion, emprunté une hache à son bûcheron de père. Elle mit l’instrument dans les mains de son héroïne.

L’ivresse du pillage

Ah quel plaisir pour Norade de faire en quelques coups une large ouverture dans la solide porte de l’entrepôt ! Quel bonheur de faire du petit bois de ses épaisses planches, quelle régalade d’inviter les révoltées à entrer et à se servir !

Il y avait des barrières, il y avait un garde, il y avait un marchand qui faisait la pluie et le beau temps et tout cela a disparu. Quelle jouissance de piller ! C’est le besoin, c’est l’envie. Peu importe. Tout d’un coup, on a le droit de servir sans compter, brutalement, collectivement. Et plus on casse, plus on pille, plus on a envie de piller.

L’excitation n’épargne pas la sage-femme. Elle a une hache en main, elle est au-delà de la colère et de la raison. Ivre de guider les femmes de Saint-Jean, ivre d’être leur cheffe et d’avoir raison avec elles, elle les conduit vers un autre dépôt.

Ce trafic dura toute la nuit, pendant laquelle on chargea du blé toujours sans payer, ni mesurer.

Honarat de Valbelle

Honarat de Valbelle écrit : “Quand le magasin fut vide, elles allèrent briser celui du boulanger Marcellin, puis elles brisèrent celui de Claude Blanchet également boulanger et prirent tout sans mesurer ni payer, puis elles allèrent démolir la maison de Carlin Blanc et charger du blé de sorte que ce trafic dura toute la nuit, pendant laquelle on chargea du blé toujours sans payer, ni mesurer. Le lendemain 30 octobre, elles erraient encore par la ville pour chercher du blé, si bien que le consul Jean Cépède leur fit ouvrir son magasin pour en prendre. Elles firent de même à Jean Guill et Berthon Vidal. Partout, elles prirent du blé dont elles fixaient elles-mêmes le prix. Elles allèrent de même à la maison de Pierre Cépède, y prirent autant de blé qu’elles en trouvèrent et, sans s’en contenter, elles prirent les mesures d’étain et beaucoup d’autres choses.”

Que pense notre chroniqueur de tout cela ? Comment juge-t-il les insurgées ? Prudent et terrifié à la fois, il fait mine, en bon notable, de se faire l’écho de l’opinion moyenne : “Vous pouvez penser dans quel état était Marseille ; on pouvait dire : les truies font la ventrée.”

Puis il conclut : “On peut redouter qu’après le blé, si la justice n’y porte remède, on en vienne au vin, à l’argent ou autre chose, mais j’ai espoir qu’avec l’aide de Dieu, justice sera faite et que tout rentrera dans l’ordre et le droit chemin.”

Cinq siècles plus tard, on en est venu à autre chose qu’au blé en effet. Quant à la justice…

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Michea Jacobi
Michéa Jacobi est graveur et écrivain. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Chroniqueur à Marseille l’Hebdo pendant plus de dix ans, il a rassemblé ses articles dans un recueil intitulé Le Piéton chronique (Éditions Parenthèses) et il a écrit pour le même éditeur une anthologie littéraire Marseille en toutes lettres.

Commentaires

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  1. Eloguide Eloguide

    Très agréable chronique! je sens que je vais adorer cette série, merci!

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