[12 mois à Marseille] Lire sur un fil en avril
Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. En ce mois d'avril, on découvre comment Zoé a déniché un emploi qui lui laisse tout loisir de s'adonner à sa passion pour la lecture.
Résumé des épisodes précédents : Zoé, habitante de Verduron, est une grande lectrice et une grande amoureuse. Son dernier amant était un boxeur foireux. Le dernier livre qu’elle a lu l’a incitée à rencontrer une apicultrice. Chavirera-t-elle encore ? Gardera-t-elle ses distances ? Et, au fait, comment gagne-t-elle sa vie, cette valeureuse et solitaire mère de famille ?
Avril
Qu’importent les avis
Ivre, viril, ravi
Je viens vous délivrer
De l’hiver pour de vrai
Les mots du livre de Mika Biermann “le dieu doux du miel” résonnaient encore dans l’esprit de Zoé. Elle se rappelait aussi, cette incorrigible lectrice, le vers du Cantique des Cantiques : “Tes lèvres distillent le miel, ma fiancée ; miel et crème sous ta langue.”
C’était tout à fait son style de se laisser envoûter par une expression, une phrase, un livre. Et de vouloir aussitôt passer du bouquin à la vraie vie. Elle avançait vers la belle apicultrice du Château Fallet, son cœur bondissait. Allait-elle se lancer dans une nouvelle histoire d’amour ? La dame qui venait d’enlever son masque était une beauté, les lauriers-tins embaumaient et Zoé était une femme moderne : ce n’était pas l’idée d’une aventure homosexuelle qui allait la rebuter. Hélas, trois fois hélas pour les amateurs de parties de jambes en l’air, les inconditionnelles des amours lesbiens, les mâles émoustillés par les étreintes féminines, il y avait un hic. Zoé n’avait jamais été attirée par les femmes. C’est ainsi. Les lecteurs les plus athlétiques tombent un jour sur un volume qui leur est impossible de terminer. Les libidos les plus extravagantes connaissent dans certaines circonstances une panne totale. Zoé s’arrêta net et, laissant la fée à ses bourdonnements, remonta vers le chemin de la Nerthe.
Elle était désemparée. Le mois de mars avait été maussade et irrégulier. Avril, ne sachant à qui se fier, le GIEC ou les climatosceptiques, partait sur les mêmes bases. Il fallait que notre héroïne retrouve sa sérénité avant d’aller au boulot. Il n’y avait qu’une solution pour elle : lire, lire, lire.
Zoé était, on l’a compris, une lectrice compulsive. Une lectrice multiple et sans préjugés, une lectrice tutti frutti. Il lui fallait, pour garder son équilibre dans ce monde incertain, déchiffrer chaque jour sa dose de mots. Le seul passage du silence des signes à l’indicible voix du texte suffisait à la ravir. Elle en voulait encore et encore, et elle était capable de parcourir chaque jour un nombre de pages stupéfiant. Ce n’était certes pas Kim Peek, l’autiste savant de Salt Lake City, capable de s’envoyer deux bouquins en même temps, mais, question vitesse, question “fluence”, comme disent les pédagogues de ce temps (ceux qu’obsède la performance), elle se défendait. Seulement, au contraire de Peek, elle ne retenait de ses lectures rien de factuel : aucun nom, aucun chiffre, aucune date. Déchiffrait-elle comme on pédale dans le vide ? Comme on se lève, se lave et se vêt à l’aube d’une journée ordinaire ? Non, elle avait une capacité plus originale. Dès qu’elle avait prélevé une information dans un texte, elle la mettait en relation avec une autre, issue d’un autre texte, et ainsi de suite, avec une rapidité et une constance désarmantes. Il lui arrivait ainsi, lisant la notice d’un antibiotique ou le mode d’emploi d’une yaourtière, de remonter, de rapprochement en rapprochement, jusqu’à son manuel du cours préparatoire, l’insipide histoire de Béatrice et de son copain Yves. En passant par La Femme changée en renard de Garnett, Sylva de Vercors (c’est le même scénario, mais en sens inverse) et La Vie mode d’emploi de Perec, évidemment.
C’était un don bien encombrant et qui, jusqu’à l’entretien d’embauche qu’elle avait passé à IAM (pas l’antique groupe de rap, la société Intelligence Artificielle Marseille), s’était avéré totalement inutile. Ce jour-là, tout avait changé. Elle s’était présentée pour un simple poste “d’agent data” (comprenez une employée chargée d’alimenter ce monstre imbécile et boulimique qu’est l’IA), on l’avait soumise à des tests, tout se passait normalement. Mais, tandis qu’elle passait sans encombre les ordinaires épreuves du recrutement, un ingénieur, ou quelqu’un comme ça, était venu assister à la séance. C’était, elle l’apprit plus tard, un scientifique de pointe. C’était aussi un marginal, un type incontrôlable et indispensable à la fois que la boîte laissait fureter partout. On lui avait confié un poste très spécial. Il était chargé, dans cette entreprise avide d’engranger les savoirs avec le plus de voracité possible, de trouver les manières de le faire les plus subtiles, les plus légères, les plus délicates. Il dirigeait le département de l’Intelligence Naturelle. Il en était en fait le seul membre.
Il avait donc rencontré Zoé ce matin-là, il l’avait vue lire et, comme Saint Augustin découvrant la lecture silencieuse en observant Ambroise de Milan, il avait compris que cette femme avait une façon bien à elle de s’y prendre avec la chose écrite. Elle était belle, son front était radieux et on voyait bien que derrière, quelque chose (pas une machine, pas un organe), quelque chose d’extraordinairement souple tournait à toute vitesse. Il l’avait interrogée. S’appuyant sur les pauvres mots de ses tests, elle avait dégainé une impressionnante série d’associations. Il avait été fasciné, il avait décrété : “Celle-là, elle est pour moi.”
Zoé était depuis régulièrement convoquée dans son laboratoire. Le salaire était excellent et le travail qu’elle devait fournir apparemment facile. Il s’agissait d’entretiens, de toutes sortes d’entretiens, sous toutes sortes de formes et dans toutes sortes de décors. Ces dernières semaines, elle était simplement invitée à suivre des conférences et à les commenter. “Un seul mot, mais un mot chaque fois que ce qui est dit vous évoque quelque chose“, avait décrété le savant en l’installant sur un tabouret en plastique vintage devant un écran du même tonneau, relié à un vieux magnétoscope. Les jactances étaient en effet enregistrées en VHS et les intervenants étaient les plus divers : Alain Bombard, Michel Foucault, Bernard Tapie, Claude Lévi-Strauss, Daniel Herrero, Pierre Bellemare… Aujourd’hui, l’instructeur avait annoncé à sa cobaye que ce serait Gilles Deleuze. Mais elle avait le temps. Le temps de se détendre, de lire un livre pour rien et pour personne. Le temps de rejoindre le club immense de ceux qui lisent sans but, de ceux que Virginia Woolf appelle “les communs des lecteurs“. Elle se dépêcha donc de repasser à l’Encre bleue, félicita la libraire de ses derniers conseils et lui demanda un ouvrage de la même eau. L’officiante lui proposa un volume paru chez le même éditeur, Anacharsis.
C’était Peiresc ou le Cabinet de Curiosités de Jean-Roch Siebauer, un autre auteur marseillais. Elle s’en alla le déguster non loin de son travail, sur un des sièges métalliques fixés au sol de la terrasse des Terrasses du Port, ce paradis immérité du commerce à la con.
Il ne faisait pas froid, il ne faisait pas beau. Il avait plu la veille. Il pleuvrait le lendemain. Le ciel bleu, l’azur vrai reviendraient-ils un jour ? L’été cesserait-il de nous faire languir ?
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