[12 mois à Marseille] Le sapin de janvier
Dans ce feuilleton littéraire, Michéa Jacobi suit, de mois en mois, la vie de Zoé, mère (pas si isolée que ça) habitant Verduron. Et en janvier, c'est encore la saison du sapin de Noël pour elle.
[12 mois à Marseille] Le sapin de janvier
Je viens dit janvier
De l’année précédente
Décembre a sombré
Je remonte la pente
Plusieurs jours ont passé depuis Noël mais le sapin est toujours là. Les ampoules de la guirlande faiblissent, les aiguilles de l’arbre tombent en bon ordre, l’une après l’autre. Plusieurs jours ont passé, il est temps de se débarrasser de ce machin, elle ne s’y décide pas. Elle pense au réveillon : la famille recomposée pour l’occasion, le repas pas trop mauvais, les enfants gâtés qui déguerpissent à peine les paquets ouverts. Ils partent le lendemain avec son ex-mari (et toujours père) vers le traditionnel séjour à Serre Chevalier. Neige, luge, raquettes et raclette, réchauffement climatique ou pas, ils sont depuis toujours collés à ça. Elle se demande si elle a bien fait les valises, elle essaie de se souvenir de la date de leur retour. Elle songe et, songeuse, aperçoit l’enveloppe froissée d’une papillote près de la demi-bûche qui sert de socle au Nordmann. La ramasse, la déplie, l’examine.
Il y a longtemps hélas qu’il n’y a plus de blague, de charade ou de dessin humoristique autour des chocolats. Zoé, éloignée de ses lunettes, en est réduite à déchiffrer une citation garantie pleine de sens :
La famille est une association temporaire et fortuite
que dissout promptement la mort.
(Balzac, La Femme de trente ans)
Quelle idée, de faire imprimer un truc pareil. Zoé se demande à quel esprit bizarre (un étudiant, un écrivaillon sans revenu) le confiseur s’est adressé pour trouver les morceaux choisis, elle se dit qu’elle est dans les trente piges elle aussi et elle décide aussitôt de faire son affaire au résineux hors d’usage. Elle l’empoigne, l’enserre comme un enfant, ouvre la porte de sa main libre, la repousse du pied et file vers son garage. Décidément, la littérature a sur certaines personnes des effets curieux autant qu’immédiats.
La voiture, une Dacia Cordero couleur Meknès (les usagers des Petits Taxis marocains comprendront), n’a pas démarré. Elle avait déjà fourré son fardeau dans le coffre, elle a dû l’en extraire. Elle l’a repris dans ses bras et, le nez dans les aiguilles, elle est partie à la recherche d’une décharge convenable. L’air était transparent, le ciel d’un bleu de carte postale. Sous la caresse des branches et dans leur parfum, elle ne sentait plus ses pas. Elle a dépassé la première benne à ordures, elle a continué de marcher sans savoir ni où, ni pourquoi.
La voilà rendue au bas de la colline de Verduron, cette atypique accumulation de vieilles villas dominant les cités, ce terril gentrifié perdu au milieu des immeubles à loyers modérés et à nuisances de toute espèce : appartements dégradés, communs à l’abandon, dealers omniprésents. Elle a décidé, allez savoir pourquoi, d’aller vers la mer. Le parcours promet d’être désagréable : il lui faudra traverser des ronds-points géants, des voies rapides, des zones urbaines à haut risque. La voici en effet dans la cité de la Castellane, circulant avec son machin collé à sa poitrine, entre les cris que les guetteurs se transmettent pour la forme : cette illuminée ne présente à l’évidence aucun danger. Elle trotte, elle trotte. Les alertes ressemblent à des râles, à des cris d’animaux disparus. Elle les trouve presque aimables. Elle sourit lorsqu’un dadais enfoncé dans sa chaise Decathlon lui lance :
— C’est tout ce que tu as trouvé à fumer, chérie ?
Après les immeubles, elle trouve des chemins et des traverses qui la conduisent à l’Estaque, entre les fenouils gris balançant leurs grappes d’escargots au vent léger. Serrant toujours le sapin, portée par une énergie irrationnelle, elle arrive à la gare et s’arrête. Elle pose son arbre près d’une borne de béton ornée d’un tableau de Cézanne reproduit sur une plaque de céramique. Elle lit le titre : Le golfe de Marseille. Elle lit le commentaire : Ce tableau a été peint dans l’imminence du cubisme. Elle lève les yeux vers le paysage réel. Tout au bout du boulevard Fenouil, elle aperçoit la tache bleue de la mer où, en y regardant bien, elle semble distinguer une embarcation en difficulté. Dans l’imminence de sombrer, pense-t-elle. Qu’importe. Ça n’est pas elle qui va pouvoir lui porter secours. Une autre tâche l’attend, aussi absurde qu’impérieuse : transporter l’obsolète végétal jusqu’à la plage de Corbières.
Négligeant la voie directe, elle s’engage sur l’avenue Sacoman, gardant toujours un œil sur le rivage au bord duquel les grues du port font une à une l’éloge de la verticalité. Puis elle pénètre dans le village même. La rue Narcisse, où pour plaire au nom de l’artère, l’Estaque se regarde les tripes ; la rue Jumelle où deux aquarellistes sont à l’œuvre, si absorbées par leurs croquis qu’elles ne remarquent même pas l’étrange passante. Elle aboutit au port. Si on circule dans l’Estaque, on aboutit fatalement au port. Les kiosques où l’on célèbre le culte de la panisse, du chichi et de son bada sont encore fermés. Elle file vers le port de la Lave. Il est onze heures et l’hiver flirte à présent avec l’idéal. Un petit groupe de hors-bordistes bedonnants trempouille dans la zone de mise à l’eau. Rien ne bronche, ni la mer plate, ni, de l’autre côté de la route, la crête calcaire déchirée et collée une fois pour toutes à sa feuille d’azur. En haut des falaises récurées jusqu’à l’os, l’usine Penarroya prend des airs de cathédrale. Zoé est arrivée en haut de la plage de Corbières.
La plage serait déserte s’il n’y avait, près de la digue, un vieux fou en train d’entrer dans le bain. Il y a toujours à Marseille, quelles que soient la plage et la saison, un vieux fou qui se baigne et qui veut vous faire croire qu’elle est bonne, qu’il suffit d’avoir l’habitude et qu’une immunité universelle est promise à ceux qui osent nager l’hiver. Zoé évite ce zozo-là, et lui laissant le côté sable, s’installe côté gravier. Qu’elle entreprend aussitôt de creuser, pour y planter le sapin qu’elle a incompréhensiblement exporté sur ce rivage. Elle creuse à main nue, elle creuse, elle creuse. Elle place le tronc dans le trou, ça ne tient pas. Elle essaie d’accumuler le gravier tout autour, ça ne marche pas mieux. Elle rigole. Ça lui rappelle la galère d’installer un parasol, les jours de grand vent. Quand elle est enfin parvenue à dresser le conifère, elle entreprend de parcourir le rivage, à la recherche de décorations.
Il a venté la semaine dernière, la récolte promet d’être riche. Elle trouve du cordage (du vert laiteux et de l’orange), des mattes de posidonie, des rhizomes de canne de Provence (arundo donax), la raquette à demi pourrie arrachée par la tempête à un figuier de barbarie, des pignes de pin vernies d’écume, un faux appât phosphorescent, une tong orpheline, des flacons de plastique, des bouchons, des capsules. Elle ramène son trésor près de l’arbre et commence à le décorer. Un machin ici, un autre là, la tong en guise d’étoile du Berger : dommage que les gosses ne soient pas là, ils se seraient régalés. Quand la séance est terminée, elle recule de quelques pas pour admirer son travail. C’est alors que, tout à coup, elle se précipite sur son chef-d’œuvre, l’empoigne avec vigueur et court le jeter à la flotte. En hurlant aussi fort qu’elle peut, comme dans un film d’art et d’essai, comme dans une nouvelle publiée sur le web par la presse indépendante.
La mer Méditerranée s’est montrée compréhensive. Elle n’a pas lamentablement ramené l’arbre sur la grève, comme un quelconque détritus, comme un cadavre. Elle a bien voulu au contraire l’emmener au large et lui donner, par la grâce d’un courant secret, les allures d’un vrai navire. Zoé l’a longtemps suivi des yeux, n’abandonnant sa contemplation que pour celle de l’embarcation, une sorte de Zodiac, qu’elle avait aperçue depuis l’esplanade de la gare.
Le gonflable, assez lointain, lui a de nouveau semblé en piteux état. Elle a cru distinguer un passager à bord. Elle est revenue à son sapin, tout près à présent. Elle pouvait maintenant observer les deux nefs à la fois. Et elle a pu assister à cette incroyable scène : le naufrage d’un insubmersible, les mouvements désordonnés de son passager tentant d’éviter la noyade et son incroyable sauvetage par un sapin de Noël, qui, on ne sait pourquoi, passait par là, un jour de janvier 2025.
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