Chips, parfum et cartes SIM… on a ravitaillé les marins confinés dans le port de Marseille
Quelque 1500 membres d'équipage vivent cantonnés à bord d'une douzaine de navires de croisières depuis des mois. Alors qu'ils sont privés de virées à terre, l'association marseillaise d'accueil des marins va à leur rencontre pour les approvisionner. Et joue aussi un évident rôle de lien social.
Des marins du Silver Moon, confinés depuis des mois, viennent se ravitailler auprès de l'épicerie ambulante du Seamen's Club. (Photo C.By.)
C’est un peu l’épicier ambulant de nos campagnes d’enfance. Le camion blanc frappé du logo de l’association marseillaise de l’accueil des marins (AMAM) s’aligne le long du Silver Moon, immense paquebot de la compagnie Silversea cruises. Marc Feuillebois, le directeur de l’association qui gère le Seamen’s Club, ce foyer d’accueil des marins sur le terminal de croisières marseillais, a pris soin de répartir dans le coffre et sur les banquettes un ravitaillement hétéroclite. Dans les cartons : des paquets de chips aux saveurs plus ou moins épicées, des soupes de nouilles lyophilisées, des shampoings, des crèmes de jour, des tours Eiffel et des Bonnes Mères dans leur boule à neige…
La coupée – cette échelle mobile qui relie le paquebot de croisière au quai du môle Léon-Gourret – est déjà sortie. Joy est l’un des premiers marins à descendre à terre. Il arrive de Mumbai en Inde. Voilà quatre mois que ce chef d’équipe de ménage est stationné à Marseille en attendant que le monde de la croisière, figé en raison des vagues successives de la pandémie, reprenne vie. Avec lui, 70 membres d’équipage du Silver Moon.
Remonter le moral
Joy enfourne plusieurs sachets de chips Doritos dans des sacs en plastique. Tout ça pour lui ? Il rit : “Nous, c’est pour mon équipe. C’est une façon de leur remonter un peu le moral. J’achète quelques trucs pour eux. Des trucs du dehors.” À ses côtés, Rudy dans sa cote blanche immaculée abonde : “On a besoin de choses qui ont un petit goût différent, juste histoire de casser un peu la routine.” Officier de télécommunication originaire de Goa, il n’est à quai “que” depuis deux mois.
Environ 1500 marins patientent depuis des lustres sur une bonne douzaine de navires, alignés le long des quais marseillais. Aussi bien des bateaux pour les virées all inclusive à bas coût que pour les excursions les plus luxueuses, des compagnies Silversea, Aida (filiale de Costa), Norwegian ou Ponant… Certains de ces paquebots n’ont pas bougé depuis des mois : le Norwegian Gateway est à quai depuis juin. L’Aida Sol, amarré depuis un an devant le foyer du Seamen’s Club, a quitté le port marseillais en milieu de semaine dernière, remplacé par l’Aida Blu.
Cage dorée
Joy et Rudy font partie de ces hommes et femmes que l’épidémie a confinés dans les géants des mers. Ils sont stationnés en zone internationale et les équipages n’ont pas le droit de sortir de ces zones, qui ne comprend parfois qu’un petit bout de quais. La grande majorité de ces marins ont regagné leurs pays d’origine ; d’autres honorent leurs contrats jusqu’à leur terme. Ils font “tourner” les bateaux dans la rade, attendent une relève d’équipage ou un transfert vers l’Asie ou le Moyen-Orient, où de rares croisières ont lieu.
“Ils ne sont pas dans une prison, plutôt une cage dorée”, résume Marc Feuillebois, le responsable du Seamen’s Club. “C’est vrai, enchaîne Rudy. On a tout le confort, on mange bien et puis on travaille !” Pour autant, dormir dans les cabines passagers – afin de minimiser les risques de contamination – n’aide pas à oublier que la famille est loin et peut-être encore pour longtemps.
Moment de liberté
“C’est quoi ça ?”, demande un marin philippin, interpellé par la forme cubique d’un flacon de Tahiti douche parfum coco. À chaque demande, Marc Feuillebois répond en anglais et annonce le prix, en euro et en dollar. Marco, officier de pont italien, est stationné là depuis deux mois. Il en convient, cette situation “très loin de la normale” lui pèse un peu, entre inquiétude sur l’avenir de la filière et sentiment de solitude croissant. Il remonte à bord avec un tube de crème Nivea à 4 euros. Il n’en pas besoin plus que ça, mais sortir lui fait du bien.
Ce n’est pas l’enfer à l’intérieur, mais être privé de ses mouvements et n’avoir aucune visibilité sur la reprise, c’est évidemment dur.
“On apporte à ces marins un mieux-être dans une période difficile”, observe Marc Feuillebois. “Ces dix minutes autour du camion, je sens bien que pour certains, c’est un moment de liberté. Ce n’est pas l’enfer à l’intérieur, mais être privé de ses mouvements et n’avoir aucune visibilité sur la reprise, c’est évidemment dur. Moi, le soir, je reprends ma voiture et je rentre chez moi. Eux, ils restent ici…”
Listes de courses par mail
L’association que ce fils de marin dirige depuis dix ans a toujours eu pour vocation de “permettre aux marins de passage de se sentir bien quand ils font escale ici.” Au foyer qui a vu passer plus de 10 000 membres d’équipages en 2019, les ordinateurs sont éteints et le billard recouvert d’une housse blanche. “Ces distributions sont devenues le gros de mon activité depuis dix mois. Il y a des bateaux où je vais une fois par semaine et d’autres une fois par mois”, reprend Marc Feuillebois. Au déconfinement de la mi-mai 2020, Marc Feuillebois fait la tournée des cargos sur lesquels les marins jouissent alors d’un peu plus de liberté. “Et puis peu à peu d’autres paquebots m’ont sollicité, se souvient-il. Ils se sont mis à me faire des mails avec des listes de courses selon leurs besoins spécifiques.”
De la teinture pour les cheveux, des barres chocolatées, des snackings en tout genre… que Marc Feuillebois va acheter chez Métro ou au supermarché asiatique Paris Store, sous la passerelle de Plombières. Autant de produits que l’association revend en réalisant “une marge réduite”. “Encore plus en ce moment, nous cherchons à ce que le prix ne soit pas un obstacle pour eux. L’objet le plus cher que nous vendons est une Tour Eiffel de 30 cm à 22 euros”, sourit Marc. Il a repris le volant de la camionnette blanche. Un détour par le foyer pour refaire le plein de chips et il repart vers un autre navire.
Un flacon de “Merci !”
La nuit commence à tomber lorsqu’il gare son épicerie ambulante le long du Silver Shadow. Le vent s’est levé. Marc entre dans une réplique de cabine téléphonique rouge anglaise et signale sa présence à l’officier de garde sur la passerelle. Jhun, chargé de l’entretien des circuits d’air conditionné, déboule. Ce Philippin met ses lunettes bleues pour installer une nouvelle carte SIM dans son téléphone. Il lui en coûte 20 euros pour 15 giga. “C’est pour appeler la maison“, dit celui qui est bloqué à Marseille depuis 4 mois.
Un marin farfouille dans le camion en s’éclairant de son téléphone portable. La nuit est tombée. De l’autre côté du môle, l’Aida Blu vidé de tout croisiériste est allumé de mille lumières colorées. “Lequel vous préférez ?”, nous interroge l’homme dans sa cote bleue. Dans un carton, il a pioché deux flacons de parfum et asperge consciencieusement chacune de ses manches. Madame sur la manche droite, Merci ! sur la gauche. Ce sera Merci !. Il achète aussi de la lotion pour la peau et une boule à neige avec la Tour Eiffel : “Je retourne à la maison dans un mois. Le parfum est pour ma femme et la Tour Eiffel c’est pour mettre chez moi.” Le marin qui vient de passer six mois à quai salue Marc d’un gentil “À bientôt, mon ami!”
Problèmes de contrats
Dans l’habitacle du camion, protégé du vent glacial, Marc vient de passer une bonne demi-heure à installer des cartes SIM et à expliquer leur fonctionnement. Deux techniciens philippins le quittent, ravis. “Ils voient bien qu’on essaye de leur rendre service, poursuit le directeur du Seamen’s club. De temps en temps, ils se confient : s’ils ont des problèmes dans leurs contrats ou dans le paiement de leurs heures supplémentaires, etc. On n’a pas de pouvoir, bien sûr, mais on les met en relation avec un syndicat ici.”
En rentrant, certains auront des dédommagements pendant quelques jours. D’autres rien du tout.
Henry trouve le temps long. Oui, il en a marre parfois, de ce voyage immobile. Mais ce technicien philippin qui s’occupe des installations frigorifiques du navire est très clair : “On reste là parce qu’on a besoin d’argent !” Et retourner à la maison ? “Nous n’avons pas tous droit aux congés payés. Tout dépend de votre position dans la hiérarchie, répond un marin indien. En rentrant, certains auront des dédommagements pendant quelques jours. D’autres rien du tout.”
“En moyenne, ces marins gagnent autour de 1200 dollars, soit environ 1000 euros par mois”, rappelle Marc Feuillebois. Moins qu’un Smic français, mais plus que le revenu mensuel moyen par habitant de 321 dollars aux Philippines. Jhun finit son contrat actuel dans trois mois. Après, c’est décidé, il retournera aux Philippines. Mais pour un temps seulement : “J’y resterai deux, trois mois max. Après j’enchaînerai avec un nouveau contrat.” Il ralliera alors un port d’attache d’un navire de la compagnie. Peut-être ici, peut-être ailleurs. Que les croisières aient repris ou pas.
Commentaires
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Merci pour cet article….C’est du “Jean Claude Izzo” pris sur le vif…..
Merci . D.H.
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Merci pour cet article. Bravo.
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Un monde à part, isolé du reste de la ville, et pourtant… des hommes.
Merci d’être allée chercher ce sujet, merci de rendre visible les invisibles de la mondialisation.
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Merci pour cet article très touchant, je n’imaginais que dans les bateaux de croisière amarrés, il y avait des vies en attente…
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