Camus, entre clairvoyance et démesure
Camus, entre clairvoyance et démesure
On se focalise sur les positions politiques de Camus et, quasi-exclusivement, sur son rapport à la guerre d’indépendance en Algérie. Il est sûr qu’on ne peut se limiter à sa fameuse phrase sur la justice et sa mère. Ses articles des années cinquante sur la misère en Kabylie, courageux dans leur contexte, militaient pour une amélioration sociale sans remettre en cause le système colonial qui ne pouvait, structurellement, que générer de la misère.
Certes, Camus n’a pas rejoint les ultras mais, politiquement, il a défendu les positions de sa communauté. Quoi de plus normal ? En tant qu’Algérien, je n’ai pas à le lui reprocher et, en tant qu’être humain, je le comprends. Comme je comprends que les miens aient défendu notre pays d’une occupation étrangère. Comme je comprends aussi le drame des "pieds noirs" pris dans un piège historique terrible. Le combat de l’Algérie pour l’indépendance n’a pas été, au demeurant, un combat contre eux. L’objectif était de mettre fin au système colonial. Donc, franchement, ce n’est pas cela qui m’intéresse en Camus.
Toutes les polémiques autour de lui s’embrasent sur le charbon de cette confusion entre l’écrivain, le politique et le journaliste, comme dans un vulgaire filet de bœuf trois sauces où chacun vient mordre la partie qui lui plaît ! D’ailleurs, pourquoi les positions politiques des écrivains devraient-elles être forcément plus importantes que celle des autres citoyens ? Certains écrivains sont nullissimes en politique. Pourquoi devrais-je me préoccuper plus de l’avis de Monsieur Camus sur l’indépendance de l’Algérie que de celui de Madame Namura et de ses enfants, les aimables voisins de ma famille.
Si Camus intéresse, c’est en tant qu’écrivain. En dehors de cela et de ses articles, il serait un parfait inconnu, une simple unité dans les statistiques des "rapatriés", ce mot ayant d’ailleurs un sens plus profond que l’usage lui donne. Et, à ce titre, c’est son œuvre que je retiens et dans laquelle je peux trouver des éléments qui me passionnent et suscitent ma curiosité et ma réflexion. Une œuvre peut échapper à son auteur. Et, ce, dans tous les sens. Ce ne sont pas les Français qui diront le contraire avec un Céline qui a porté les pires idées antisémites mais dont les ouvrages sont encensés et vendus à tour de bras.
Quand je lis L’Etranger, et je l’ai fait plusieurs fois, je sais prendre le plaisir de l’écriture élégante et moderne d’un grand écrivain. Cela est bien clair. Mais je ne peux pas ne pas me demander, comme y invite le titre, qui est l’étranger dans l’affaire ? Dans Jacques le Fataliste de Diderot – l’un des plus beaux romans au monde – le valet, Jacques, est le personnage principal. Il porte un nom, tandis que son maître, anonyme, n’est que le "maître de Jacques". En gommant son identité, Diderot annonçait la Révolution française et la fin de l’aristocratie.
Chez Camus, le personnage français a un nom mais "l’Arabe", non. Camus était dans un déni de l’Autre, et non seulement de son nom mais de tout ce qui pouvait faire son identité. Et, dans ce déni, Camus, à la différence de Diderot, était à contre-courant de l’histoire. Son œuvre était celle de quelqu’un qui était pleinement de sa communauté et non de l’Algérie entière. D’où son caractère universel, qualité qui ne voit vraiment le jour qu’à partir du local et du particulier. D’où aussi, par exemple, son Petit Guide pour des villes sans passé qui figure dans son magnifique L’Eté. Il y parlait de cités aux histoires millénaires ! Mais c’est dans cet ouvrage aussi qu’il a écrit humblement : "J’ai ainsi avec l'Algérie une longue liaison qui sans doute n'en finira jamais et m'empêche d'être tout à fait clairvoyant à son égard".
La clairvoyance à l’égard de Camus consisterait, ni à le déifier ni à le vilipender. Il a été ce qu’il fut. Rien de plus et surtout rien de moins. A la "démesure" qui le fascinait, opposons la mesure de l’admiration et de l’esprit critique.
Alger, le 16 novembre 2012.
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