Avec “Une vieille colère”, Sylvie Tanette remonte le fil de nos histoires d’exil
Romancière et critique littéraire, Sylvie Tanette a grandi dans les quartiers Nord de Marseille. Dans un récit autobiographique, elle explore sa ville d'enfance et l'histoire de sa famille immigrée italienne. Jusqu'à celle de ses cousins, emprisonnés pour meurtre.
Sylvie Tanette par Chloé Vollmer.
La rencontre avec un livre prend parfois des chemins tortueux ou prosaïques. Le livre Une vieille colère, publiée par Sylvie Tanette aux éditions Les Avrils, est arrivé à la rédaction à l’intention d’un journaliste récemment parti (si tu cherches le livre, Jean-Marie…). Une fois passée la dédicace à cet autre lecteur, on entre dans le récit comme par effraction.
Le décor comme l’époque nous sont familiers : le début des années 80 à Marseille où la narratrice, Sylvie Tanette, passe l’oral du bac français. Elle a quitté depuis longtemps les collines du 16e arrondissement où sa famille est installée. Elle a poursuivi une carrière de critique littéraire, notamment pour Les Inrocks, et vécu loin du berceau méditerranéen. Elle y retourne fréquemment pour y retrouver ses proches, comme si le lien avec ces rives, avec cette ville, n’était jamais rompu. En juin 1981, elle passe le bac au lycée Saint-Ex, autrement appelé lycée Nord. Elle planche sur L’Étranger de Camus et l’examinatrice, en fin d’oral, lui pose une question ouverte — hors examen — sur l’abolition prochaine de la peine de mort.
Le cousin assassin
Ce fait aujourd’hui historique vient de surgir dans l’actualité avec l’élection de François Mitterrand et l’espoir qu’elle porte alors. Mais la jeune fille à l’accent des quartiers Nord “à couper au couteau” ne part pas dans une envolée romantique sur la fin d’un État assassin : “C’est bien beau d’abolir la peine de mort, mais le résultat, c’est que ça va multiplier les condamnations à perpétuité“, répond-elle alors. Puis, elle se remémore : “Et j’argumente. Je fais des gestes pour expliquer, autant de gestes que si je me trouvais non pas dans une salle d’oral du bac, mais assise sur une chaise paillée quelque part dans le vieux Naples.”
Sylvie Tanette est d’origine italienne, d’ascendance sarde et piémontaise, par la mère et le père, les Cadeddu et les Carlini. Mais si elle réagit si vivement sur ce sujet d’actualité, c’est en lien avec un de ses cousins, Bruno, “condamné à perpétuité pour homicide volontaire avec préméditation“.
Elle est donc de ces familles, plus nombreuses qu’on ne croit, qu’on ne dit, qui comprennent, parmi les leurs, un prisonnier, un assassin. Des années plus tard, un autre cousin plus lointain, Frédéric, se dispute avec le gérant d’un bar, “un garçon qui n’avait pas trente ans“. Le gamin tout rond qui est toujours dans ses pattes adolescentes va se saisir d’un fusil de chasse et tire à bout portant. “Je ne sais pas quoi en penser. Je n’en pense rien“, écrit-elle.
En quête d’une colère
Ces morts, cette violence, la colère qui les sous-tend sont le point de départ d’un roman composite, qui attrape son lecteur et ne le lâche pas, au fil d’une quête qui perd peu à peu son objet. Ce faisant, le récit embrasse mille questions qui traversent notre époque : sur ces morts violentes qui jalonnent l’actualité, sur ces colères rentrées et cette parole des Français d’origines immigrées qui n’apparaît nulle part dans le paysage littéraire national. “Au début, je voulais écrire un livre sur l’histoire de mon cousin. Mais c’était impossible. Je ne peux pas être objective et je ne suis pas sociologue. Je laissais donc cette histoire de côté.” Mais elle revient sans cesse, agaçante comme un prurit de la pensée.
Sylvie Tanette finit par présenter un projet de résidence à l’association Des livres comme des idées. Et la voilà un mois à Marseille, sur les traces de son enfance. L’idée de l’enquête est toujours là. “Mais voilà, ce n’est pas mon métier”, rigole-t-elle. Alors Sylvie Tanette erre. Elle prend le bus, traîne au café et récolte les paroles éparses de ces Marseillais populaires qui font le lien avec son enfance.
Brèves de bus
“Dans le bus, deux jeunes femmes discutent : « Oui mais, ta mère, tu n’en as qu’une. – Ouais ben heureusement ! »“, peut-on lire entre deux chapitres. Partout affleure cette colère dont elle ne sait d’où elle vient. “C’est ce que me dit mon compagnon, qui vient d’une famille très différente de la mienne, quand on va à Marseille. Il me dit « Vous êtes tout le temps en colère. Vous râlez tout le temps », et c’est vrai qu’on râle, qu’on s’énerve, qu’on est à fleur de peau. Les gens peuvent s’entretuer, se battre pour une affaire de loyauté.”
Sylvie Tanette n’essaie pas de trouver une raison à tout ça. Elle explore des voies, remonte le temps sur le chemin de ses ancêtres, bergers sardes. Enfant, elle était allée avec ses parents jusqu’en Barbagia, la province inhospitalière dont son grand-père était issu. Elle y a croisé une de ses lointaines parentes qui leur a expliqué ce qui avait été toujours tu : les trois frères qui ont choisi les chemins de l’émigration “sont partis parce qu’ils étaient furieux“. Les raisons de cette colère se sont perdues, se sont enfouies peut-être, se sont tues surtout.
Remonter le fil des exils
Entre deux va-et-vient entre l’Estaque Riaux, sur les traces du quartier où elle a grandi, et le cours Julien où elle sortait, ado, avec ses copines, la narratrice tente de renouer le fil de ses histoires familiales, en cherchant ce qui a amené ces paysans sur la route de l’exil.
Il me semble que nous, descendants d’immigrés, on parle beaucoup à notre place, notamment en littérature.
Sylvie tanette
“Il me semble que nous, descendants d’immigrés, on parle beaucoup à notre place, notamment en littérature. Il n’y pas de voix en France qui parle de l’histoire de l’immigration italienne, algérienne. Il y a quatre ou cinq noms, pas plus. Comme si on n’avait pas accès à une parole publique. Alors qu’à l’inverse, on aurait toutes sortes de mythologies à apporter à l’imaginaire collectif“, observe l’autrice.
Se réapproprier un narratif. Dans ses errements parfois vains, parcellaires, le roman de Sylvie Tanette parvient à rassembler ces histoires tellement communes et pourtant effacées. “Dans l’émigration économique, on renvoie toujours au même élément déclencheur, à la misère qui pousse sur les routes de l’exil. Mais c’est souvent bien plus complexe. Il y a autant de raisons qu’il y a d’histoires personnelles. Et c’est justement cela qui manque : saisir la complexité. Parce que pour finir, tout cela va se réduire en caricature : un ramassis de pauvres gens qui viennent voler le pain des Français.”
“Une colonie sur le sol français”
Au fil du récit, Sylvie Tanette dresse aussi le portrait de sa ville natale, qui ressemble si peu à la France et incarne pourtant sa diversité, “comme une colonie sur le sol français“, dit-elle. La richesse de ce port méditerranéen, né de ces épopées personnelles, “on en profite si peu“, se désole-t-elle. Comme si la France avait un peu peur de cette cité agitée. Au point de préférer la réduire à une caricature ou à une story Instagram.
En refermant le livre Une vieille colère, une image persiste : celle d’un carré de blé cultivé en bordure d’une courée ouvrière en 1947, à l’Estaque Riaux. La ville est alors secouée par des grandes grèves ouvrières, après l’augmentation du ticket de tramway. “Je demandais à ma mère comment ils faisaient pour tenir lors de ces longues semaines sans salaire. Elle m’a alors expliqué que depuis les années 30, les hommes avaient pris l’habitude de cultiver du blé en prévision des grandes grèves. Elle en faisait un gruau pour nourrir la famille.” Une manière de poursuivre, dans une autre contrée, le labeur paysan du pays d’origine. Et de dire que partout la terre est nôtre.
Commentaires
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Intéressant. Notamment la réflexion sur la diversité des causes de l’émigration, pourquoi etre partis ? Et sur l’absence de voix racontant ce parcours de migration à son origine. Absence dans la littérature mais dans les familles surtout. Questions que l’on apprend à ne pas poser.
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merci ! la majorité des marseillais sont des immigrés, montagnards, italiens corses algériens comoriens arméniens ! voici notre richesse
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