"Aux Baumettes, soit on est broyé, soit on devient broyeur"

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le 30 Jan 2013
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En décembre dernier, à la suite d'une immersion en octobre, le contrôleur général des lieux de privation de libertés, Jean-Marie Delarue publiait ses recommandations sur l'état infâme de la prison des Baumettes. À la même époque, un homme était incarcéré en détention provisoire dans l'aile Nord du bâtiment A, pointé pour être le plus insalubre de tous et réservé aux détenus criminels, violeurs, détraqués, isolés pour leur propre protection ou celles des autres.

Trois mois après, celui qui se fait appeler Bruno sort de prison. Il est placé en liberté conditionnelle dans l'attente de son procès. Il raconte sur un blog, "Bruno des Baumettes" – sa nouvelle identité en société -, ses conditions d'emprisonnement. Son témoignage, livré à l'état brut malgré une écriture fluide et relevée, sans fioritures, ne cache rien, écarte toute pudeur. Discuter de la culpabilité de l'homme, là n'est pas le propos. Celui-ci l'assume d'ailleurs totalement, ne masquant pas non plus les raisons de son incarcération pour une affaire de moeurs. "Je mérite ma peine", ne cesse-t-il de répéter au cours de l'entretien. Ni martyr, ni victime, juste un homme emprisonné dans un lieu dépouillé d'humanité.

Lorsque nous le rencontrons, les vitres du café réverbèrent les rayons du soleil, nous enserrant dans une atmosphère surchauffée. Bruno, le visage émacié, la casquette posée sur la table, tord ses mains fines, paraît ému. Le quinqua révèle n'avoir parlé avec personne depuis sa libération conditionnelle, un mois plus tôt. Excepté avec son psychologue, son avocat et l'unique personne qui l'a soutenu pendant sa détention. "J'aurais préféré que tu tombes pour braquage de banque", lui a simplement avoué son amie. Nous lui laissons désormais la parole sur ce qui a constitué son quotidien indigne durant trois mois.

Arrivée

"Ce qui marque, c'est l'agitation : il y a plein de choses, de trafic de cigarettes, de shit. C'est comme une fête foraine, avec le sentiment d'entrer dans un camp de vacances mais avec des conditions extrêmes."

Bâtiment A

"J'étais dans l'aile Nord, l'aile isolée des Baumettes, pour les pointeurs, ou ceux qui sont estampillés de la sorte, même pour une histoire de moeurs, des gens comme moi. Il y a aussi des gens qui ont un problème psychiatrique, des vrais fous dangereux, et ceux qui risquent de se faire coincer, les 'balances'. Mais le problème, c'est que l'on croise les autres détenus. ça ne fonctionne pas, c'est une prison du 19e siècle, il faut en faire un musée ! Dans son état actuel, il faudrait fermer ce bâtiment, comme l'a dit la commission de sécurité. Et ce n'est pas qu'une question de dégradation, il y a aussi un aspect élevage industriel, usine. A mon avis, ça va coûter plus cher de réhabiliter le bâtiment."

Solidarité

"Ce n'est pas une société, car il n'y a pas de lois, c'est un monde en soi. Une solidarité se crée, parce qu'on est tous dans la merde. D'un coup, vous vous retrouvez dans un endroit sans vie sociale. Tout explose en prison. J'ai énormément appris des autres. Je me suis fait racketter, j'ai aussi rencontré quelqu'un qui m'a rassuré, qui m'a dit, 'prends une cigarette. Avec moi, il ne t'arrivera rien'. On reconstruit une humanité avec certains détenus et gardiens. Certains font des petits arrangements, sinon ça devient vite invivable à cause des conditions de détention."

Fenêtres

"Un détenu est arrivé de la Réunion mi-octobre avec seulement un tee-shirt sur le dos. Un mois après on a dû lui donner nous-mêmes des vêtements parce qu'il n'en avait pas. Dans sa cellule, il n'y avait pas de vitre à la  fenêtre. Nous avons droit à une seul couverture. Certains la mettent devant la fenêtre quand il n'y a pas de vitre, mais du coup ils dorment tout habillés."

Douches

"C'est le pire des endroits pour moi. Les douches sont grandes comme une cellule, c'est-à-dire 9 m2 avec la moitié qui ne fonctionne pas. Nous sommes à 10 ou 15 là-dedans, collés les uns aux autres. On vous enferme dedans vingt minutes ou une demi-heure, c'est le lieu des règlements de compte. Même si vous avez fini de vous laver, vous devez rester là-dessous. Certains gardiens laissent la porte ouverte, pour que vous puissiez sortir en cas de dérapage. C'est une dérogation à la règle, mais c'est un petit geste. Un jour, un détenu s'est fait massacrer dans la douche parce qu'il avait dénoncé son codétenu qui avait un portable, tout ça pour pouvoir changer de cellule."

Promenade

"Les gardiens surveillants ont déserté les promenades. Moi j'ai été privé de promenade, 'oublié' pendant quatre jours. C'est un effort supplémentaire d'amener un détenu en promenade… Même quand vous êtes au cachot, vous avez le droit à une heure de promenade. C'est un gardien qui me l'a expliqué. Je dis avec humour qu'on me doit au moins quatre heures de soleil".

Gardiens

"Il y a de tout. Certains voient en vous l'être humain, d'autres voient le monstre. La plupart font juste leur boulot. Nous, les détenus, nous sommes amenés à sortir un jour. Eux, ils y restent. Des cons, il y en a partout, pas plus aux Baumettes qu'ailleurs. Certains font preuve d'humanité, d'autres se contentent de respecter le droit."

Témoigner

"C'est un besoin d'abord égoïste, pour faire face à ma propre culpabilité. Je suis coupable, mais je veux témoigner de mon humanité. C'est aussi une démarche 'altruiste' et je le dis entre guillemets pour tous les autres qui ne prennent pas la parole, même si je ne crois pas pouvoir faire évoluer les choses. Il existe des témoignages sur des sites, mais rien sur les gens pris dans des affaires comme la mienne. Je ne tenais pas à cacher la raison de ma détention. Je suis estampillé pointeur, mais c'est ça qui vous construit, les gens en face de vous qui vous acceptent quand même. Et puis jusqu'où peut-on se mentir à soi-même, se trahir ? J'ai besoin de dire les choses. De plus, je ne me retrouve pas sous un pont, matériellement, je peux écrire."

Survie

"Au sein de la prison, vous êtes comme en apesanteur. C'est une chute dans un puits sans fond. On ne peut pas se cacher en prison. Tout le monde veut savoir ce que vous avez fait. Un détenu me l'a dit, 'tous ceux qui veulent savoir vont savoir'. En prison, on n'est pas juge. Il faut bien exister ensemble. J'ai un avantage, mon âge, je fais partie des anciens, même si le respect se perd chez les jeunes. Je me suis mis en mode survie. Mais survivre, pour un être humain, c'est insuffisant. Il faut apprendre les règles, chaque mot que vous lâchez est pesé. Je suis devenu écrivain public pour exister, mais aussi pour me rendre utile aux autres. J'ai aussi de la chance parce que je me suis retrouvé avec un codétenu qui avait autorité sur les autres. Si je retourne aux Baumettes, il faudra reconstruire quelque chose, tout un monde. Au bout du compte, j'étais un détenu modèle. Certains morflent, ils le cherchent aussi. Ils se mettent dans des situations inextricables. Le détenu qui a dénoncé son collègue et qui s'est fait massacrer dans la douche s'est retrouvé dans l'aile psychiatrique. Il m'a fait penser à Vol au-dessus d'un nid de coucou, avec son regard perdu, ses blessures au visage. Aux Baumettes, le système est terrible, soit on est broyé par la machine, soit on devient un broyeur."

Habitués

"Ce qui m'a frappé, c'est que beaucoup sont des habitués. Beaucoup sont des jeunes des cités de Marseille, des prisonniers de droit commun mis dans le bâtiment B. Souvent, ils tombent ensemble et ils reconstruisent les rapports des cités."

Infantilisés

"La prison infantilise beaucoup. On vous apporte la nourriture, votre gamelle. On vous amène à la douche à telle heure, puis on vous dit 'c'est la récréation'. Quelqu'un qui a 20 ans devient un gosse de 12 ans. Il cherche des exemples et il choisit les caïds. Pour les peines les plus courtes, de droit commun, la prison est vraiment néfaste. C'est bon pour les gens comme moi, des adultes qui vont réfléchir à l'idée que la prison n'est pas un endroit pour eux."

Les pieds dans la merde

"Le week-end, les auxis [les auxiliaires, ndlr] affectés au nettoyage ne travaillent pas. Les ordures que jettent les prisonniers par les fenêtres s'entassent et il faut apprendre à circuler dans cet océan de pourriture : jusqu'au lundi matin, les Baumettes auront les pieds dans la merde. Bien sûr, en un sens, c'est la faute des détenus qui jettent leurs déchets par les fenêtres. Mais vous savez, même les photos du contrôleur des prisons, à côté de la réalité, c'est rien. Cela m'a fait la même impression que quand je suis arrivé en Albanie dans les années 90. A la fin, on s'y habitue, aux cafards et aux rats. Dans la cellule, il faut tuer la vermine. Heureusement, je suis tombé avec des codétenus impeccables au niveau propreté."

Draps

"Le plus dur, ce n'est pas de laver soi-même ses vêtements, ses slips. Le pire ce sont les draps. Je suis arrivé début septembre et mes draps ont été lavés seulement en décembre. La couverture, elle, n'est jamais lavée, une fois qu'on vous l'a remise à votre arrivée. On a pas le droit de la secouer dans la cour, et on ne peut pas l'étendre à la fenêtre à cause des barreaux."

Cloison d'intimité

"Il n'y en avait pas. Je n'ai pas appris à aller aux toilettes comme ça. Du coup, j'y allais la nuit. C'est très important, la personne avec qui vous partagez la cellule. ça peut vite devenir l'enfer. Il faut apprendre, dans ces conditions, à avoir de la considération pour l'autre."

Service médical

"Il fonctionne très bien, l'examen de santé est très bon, le personnel médical vous écoute et on peut demander facilement à aller à l'infirmerie. Pour voir un dentiste ou un ophtalmologue, il faut attendre des mois. Il y a aussi un service de prévention du sida qui distribue des préservatifs et des soins psychiatriques, même si en prison, tout vous enferme, tout vous dit, 'surtout ne parle pas'."

Les recommandations Delarue

"Je n'ai pas cru que cela allait aboutir. Cela fait quand même 10 ans que l'on alerte sur l'état de ces cellules. A la suite du rapport, l'administration pénitentiaire s'est mise à réhabiliter les cellules. Mais du coup, on a été confronté à un manque de place. On s'est retrouvé à trois en cellules avec quelqu'un qui avait des troubles psychiatriques. Le responsable du bâtiment nous a répliqué 'supportez cela jusqu'en juin et vous aurez une cellule réhabilitée'. Un fou a entièrement démoli sa cellule, il a arraché les toilettes, le lavabo. Il n'y avait plus rien, mais comme il n'y a plus de place, ils l'ont laissé. Un jour, ils ont mis un autre détenu avec lui dans la cellule. Les gardiens ont dû le changer de place la nuit même de son arrivée. Normalement, des gars comme ça, on les laisse tout seul. Je suis sorti plus rapidement que prévu, sans en faire la demande, parce qu'à mon avis, le Ministère de la justice a peur que des gens comme moi portent plainte."

>> Son blog,  Bruno des baumettes en ligne

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Commentaires

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  1. Ricou 24. Ricou 24.

    Pour y être passer,je confirme ce que Bruno décrit.
    Il a oublié les parloirs,les conditions de défense pour des dossiers techniques ou financiers ou vous n avez pas accès aux documents,à une calculette,à du papier de manière suffisante.
    Et dire que l on peut y envoyer un jeune de 20 ans ,un jour à minuit,……..comme dieu vous fait écrasé par une voiture.

    Ricou 24.

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