Au tribunal, Marseille Habitat face au “loupé” du 63 rue d’Aubagne

Actualité
le 29 Nov 2024
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Ce jeudi, le procès des effondrements de la rue d'Aubagne s'est attardé sur le numéro 63, propriété de Marseille Habitat. Certains travaux réalisés sont susceptibles d'avoir aggravé la situation.

Christian Gil, ex-directeur général de Marseille Habitat, devant Arlette Fructus et Julien Ruas. (Dessin : Ben 8)
Christian Gil, ex-directeur général de Marseille Habitat, devant Arlette Fructus et Julien Ruas. (Dessin : Ben 8)

Christian Gil, ex-directeur général de Marseille Habitat, devant Arlette Fructus et Julien Ruas. (Dessin : Ben 8)

Pour la première fois depuis le début du procès des effondrements de la rue d’Aubagne, les juges ont directement confronté la parole des experts à celle des décideurs. Après les volets technique et politique, vient donc le temps des responsabilités. Ou plutôt, de la tentative de les établir. Concernant le 63 rue d’Aubagne, une seule entité aux manettes, un seul propriétaire : Marseille Habitat, bailleur social et acteur de la lutte contre l’habitat indigne, satellite de la Ville. Ce dernier est poursuivi comme personne morale, notamment pour “homicides involontaires”.

Ce jeudi, les débats ont principalement vu deux binômes se succéder à la barre. D’un côté, les experts Fabrice Mazaud et Henri de Lépinay, respectivement architecte et ingénieur, auteurs du rapport de référence établi au cours de l’instruction. De l’autre, Christian Gil et Christian Coulange, ex-directeur général et ex-directeur technique du bailleur, venus défendre leur bilan. Ces derniers n’ont pas été mis en examen. Mais ils sont bien assis sur le banc des prévenus, cités par les parties civiles, et ainsi poursuivis in fine, eux aussi, pour “homicides involontaires”.

Aujourd’hui à la retraite, Christian Gil a d’abord expliqué le long processus d’acquisition de l’immeuble par Marseille Habitat, entamé en 2005 et achevé en 2017. À l’époque, le 63 rue d’Aubagne est partagé entre cinq propriétaires. Les derniers occupants vont partir. Il est déjà très dégradé. Le tribunal administratif lance une procédure de carence. “Les propriétaires étaient absolument incapables de payer les travaux qui étaient à réaliser”, entame Christian Gil. L’ex-directeur général se souvient, comme tout le monde, du désordre le plus flagrant : la façade côté rue. Lézardée. “À l’époque, il y avait quelques fissures sur le mur mitoyen avec le 65, mais cela ne m’inquiétait pas. Par contre, il était évident que la façade était très inquiétante. Notre objectif, c’est d’acheter le plus vite possible pour entamer les travaux”, poursuit Christian Gil.

Les travaux de façade n’auront jamais lieu. Les seuls chantiers lourds que Marseille Habitat a eu le temps de réaliser concernent l’intérieur de l’immeuble. Et selon le duo d’experts, ces derniers ont pu aggraver la situation. Voilà ce qui est reproché à Marseille Habitat : des travaux de “déstructuration” et de “déconstruction” qui ont fragilisé la structure. Nous sommes en 2017 et, à cette époque, le mur séparatif entre le 63 et le 65 ne tient plus. Il est bouffé. Voilà pourquoi le 5 novembre 2018, si l’élément de rupture provient bien du 65, les deux immeubles se sont effondrés ensemble. Instantanément et intégralement.

Situation “bloquée”

Pourquoi ces travaux en 2017 ? “À l’époque, on a entamé un projet de réhabilitation. Celui-ci consiste à réunir les numéros 61 et 63 pour construire des logements sociaux. À partir de 2016, nous envisageons d’établir aussi une crèche en rez-de-chaussée”, se souvient Christian Gil. Mais le permis de construire déposé en 2017 est refusé par l’architecte des bâtiments de France. Deuxième obstacle : Marseille Habitat apprend qu’une procédure contentieuse est en cours entre les propriétaires du 67 et du 65.

“Guillaume Beccaria, l’architecte mandaté pour la réhabilitation, nous informe qu’il y a des désordres très importants au 65 rue d’Aubagne. C’est pourquoi nous décidons d’attendre la fin de la procédure judiciaire avant d’entamer les travaux”, poursuit Christian Gil. Marseille Habitat demande aussi à l’architecte de rédiger une note. Celle-ci expose que l’affaissement du numéro 65 pèse sur le 63. Le document va appuyer la demande du bailleur social, qui souhaite que le 63 soit greffé à la procédure judiciaire. Histoire d’avoir une vision structurelle plus globale. Cette demande est rejetée à l’été 2017. “Depuis ce jour, je n’ai plus jamais eu de nouvelles du projet de réhabilitation”, lâchera l’architecte, entendu comme témoin, ce jeudi.

Le bailleur Marseille Habitat a beau considérer la situation comme “bloquée”, cela ne l’empêche pas de prendre l’initiative d’anticiper certains travaux. Entre 2016 et 2017, le bailleur casse toutes les cloisons, transformant l’immeuble en véritable coquille vide. “Je ne me souviens plus si nous avons cassé toutes les cloisons à tous les étages, mais c’est ce que nous faisions habituellement”, poursuit Christian Gil. Pour “alléger la structure”, avait-il dit durant l’enquête. Une formule que l’homme ne s’est pas aventuré à répéter devant le tribunal ce jeudi.

Casser les cloisons

Car il s’agissait d’un choix “catastrophique”, selon l’ingénieur Henri de Lépinay : “En cassant des cloisons, on transfère les charges ailleurs mais de manière non réfléchie.” Surtout, le bailleur ne s’intéresse jamais à la cave. “Incompréhensible”, pour l’architecte Fabrice Mazaud : “Les cloisons sont démolies dans les étages, mais pas au sous-sol. Si le but était de faire un diagnostic de la structure, il fallait absolument regarder le sous-sol.”

La façade du 63 rue d’Aubagne, côté rue et côté cour.

Christian Coulange, alors directeur technique à Marseille Habitat, sera bien obligé de reconnaître à la barre n’avoir jamais mis les pied au sous-sol de son immeuble. Car le syndic en place juste avant le rachat assure au technicien que “la cave est sèche et saine”. Des travaux auraient été réalisés. Christian Coulange n’a jamais vérifié. “Ce qui nous préoccupait à l’époque, c’était les planchers et la façade”, soutient-il.

La façade, justement. Elle gardera ses impressionnantes lézardes jusqu’aux derniers instants. Pour tenter de soutenir les fenêtres, des cadres ont été posés, mais sans croix ni diagonale pour éviter leur déformation. “Inefficace”, répète l’architecte Fabrice Mazaud. De son côté, Christian Coulange assure avoir l’habitude de s’en remettre “aux entreprises et aux bureaux d’études”.

Pas de traces écrites

Le tribunal ne s’attarde pas sur un élément qui avait, après les effondrements, occupé une certaine place dans les débats : la suppression d’une lucarne sur le toit, qui a permis à la pluie de s’infiltrer par le dernier étage. En revanche, les juges insistent sur un autre chantier, bien plus lourd : la démolition d’une annexe de deux étages dans la cour intérieure. Sans reprise de maçonnerie derrière. À partir de l’été 2017 et jusqu’aux effondrements, les deux premiers étages de la façade côté cour sont donc exposés aux intempéries.

“Vous dites que vos équipes venaient au 63 une à deux fois par mois. Et pendant dix-sept mois, vous ne voyez pas que la cour est dans cet état ?” interroge le président Pascal Gand. “C’est passé au travers”, murmure Christian Coulange. “Qu’est-ce qui est passé au travers ? Je vous entends très mal !”, insiste le magistrat. “C’est un loupé. C’est évident. Je veux pas me défausser, mais à l’époque, j’étais très pris par la réhabilitation du parc Kalliste. J’ai délégué à mes collaborateurs. Ces photos, je les ai découvertes en même temps que vous”, lâche le prévenu. Les photos en questions ? En 2017, la façade porte la trace des murs démolis. En 2018, de l’eau stagne dans la cour de l’immeuble, sur plusieurs centimètres de hauteur.

“Votre management, c’est la confiance. Et vu que vous estimez avoir des techniciens de qualité, vous désertez le contrôle”, accuse le procureur Michel Sastre. Christian Gil s’en défend. Il assure que des visites régulières avaient lieu. Mais ne peut donner de planning. Ni même de traces écrites de ces visites. “Il y avait très peu d’écrit entre nous. On se voyait souvent. On déjeunait ensemble, on en discutait à ces moments”, ajoute Christian Coulange.

Tout le travail des juges consistera à établir si la somme de ces manquements, pluriels et flagrants, s’inscrit dans la chaine de responsabilités ayant causé les effondrements. Demain, la même question se posera face aux responsables du 65 rue d’Aubagne. De manière encore plus frontale.

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Commentaires

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  1. LN LN

    Incompétences, légèreté, jem’enfoutisme. A la tchatche, à la confiance, a la louche. A la marseillaise…
    L’administration Gaudin dans son entièreté.
    Comme ça doit perdurer, on imagine les difficultés à manager actuellement. Difficile de changer tous ces dysfonctionnements.
    Seulement voilà, il y a 8 morts. Auront ils seulement un poids ?

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  2. BRASILIA8 BRASILIA8

    A la lecture de l’article on a l’impression que tout a été fait pour laisser le batiment s’effondrer tout seul , démolition à moindre coup, pas de formalités administratives, pas d’avis de l’ABF …
    Ne pas commencer par investiguer la cave, ignorer le rôle des cloisons dans ce type de construction, ne laisser aucun rapport de visite , ne serai ce que pour se “couvrir” ce comportement va au delà de l’incompétence

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  3. Electeur du 8e © Electeur du 8e ©

    La lecture du compte-rendu qu’a fait Marsactu du rapport de la CRC consacré à Marseille Habitat donnait à voir la qualité de la gouvernance et du fonctionnement de cet organisme. En gros, le summum du “m’en fouti” gaudinesque : https://marsactu.fr/marseille-habitat-satellite-municipal-sans-strategie-ni-boussole/

    On n’est donc que modérément surpris de voir le résultat de ce je-m’en-foutisme.

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  4. julijo julijo

    c’est consternant, dramatique, on devient dingue en sachant que des hommes et des femmes, des enfants, vivaient à l’intérieur !

    on pourrait mettre en cause le fameux : “homicide involontaire” tant de négligences additionnées mériteraient un “homicide volontaire” !

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  5. Palissade Palissade

    Nous jugeons ici sans connaître réellement l’ensemble du « dossier ». Aurions nous, chacune, chacun, ici, pu faire mieux que ces gens-là, à leurs places ?

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    • Thais Thais

      Beaucoup de commentateurs et de gens qui manifestaient en 2018 et manifestent encore auraient très certainement fait mieux, sans connaître une once du dossier.

      Le plus surprenant est qu’il est confirmé que « l’élément de rupture provient bien du 65 », entraînant le 63 dans sa chute.

      Ok il y avait de l’eau dans la cour, mais en quoi le propriétaire du 63 doit être tenu responsables du mauvais entretien du 65 et de sa chute ?

      On voit bien qu’il faut trouver des responsables. Ok pour l’expert qui aurait dû faire évacuer le 65 et les copropriétaires qui ont fait semblant d’entretenir l’immeuble en peignant la cage d’escalier, mais les autres, je ne vois pas en quoi ils sont responsables.

      Ça sent le non lieu ou la prison avec sursis qui ne sert à rien pour beaucoup.

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    • Richard Mouren Richard Mouren

      Cher Palissade, je ne vois aucun jugement abusif dans ces commentaires, seulement la constatation, à la lecture des nombreux comptes-rendus d’audience qui font apparaître jour après jour des malversations et des carences, d’un immense gâchis (meurtrier). Oui, je suis indigné par ce drame, causé par l’impéritie et les erreurs des experts et des responsables politiques, erreurs qui sont souvent des fautes professionnelles. Je ne suis pas pour une justice par le peuple mais je n’oublie pas que les élus sont redevables de leur actions devant leurs électeurs et je pense qu’en l’espèce ils se sont plus occupés de leurs situation électorale que des responsabilités dont ils ont été chargés par les électeurs. Le problème est que ces gens-là n’ont rien fait et ils ont à en répondre devant les habitants de Marseille.

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    • julijo julijo

      si, si, Palissade, on connait bien l’ensemble du dossier !!
      d’abord parce que marsactu a toujours été présent pour la moindre péripétie et nous a informé, et il y en a eu ! (de la pluie, au chocolat !)
      et aussi parce qu’on a participé à toutes les phases de ce drame, en manifestant, signant…

      alors oui, trois fois oui, on aurait pu faire mieux, je dirais vulgairement, qu’il aurait été facile de faire mieux ! ne serait ce qu’en informant autour de soi, en alertant.
      ces élus qui ne pouvaient pas “travailler” parce que sujet tabou et non prioritaire !! ok, mais ont-ils pris conscience que des gens habitaient là, non ! et il y en avait au moins un qui encaissait des loyers…et il a rien vu !
      . la presse existe, le conseil municipal existe, ils avaient des tas de possibilités pour donner l’alarme et ils ne l’ont pas fait !! honte sur eux qui préféraient leur petit pouvoir d’incompétent à une attitude humaniste.
      quand on se tait, la plupart du temps, on est complice !

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    • Lili Lili

      L’ensemble du dossier a fait l’objet d’une enquête policière et de plusieurs juges d’instruction pendant 6 ans. Rien que ça. Venez donc aux audiences juger par vous même, elles sont publiques. Vous pouvez aussi suivre l’excellent live du procès sur Marsactu – un gros travail. Je vous rappelle enfin que tous les prévenus étaient rétribués pour des missions et des obligations auxquelles ils ont manqué, ce qui a conduit à ce drame.

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  6. Lili Lili

    Et pour répondre à Thais : la responsabilité du 63 est largement engagée dans l’effondrement. Marseille Habitat a déconstruit cet immeuble et l’a abandonné sans aucune protection face aux intempéries pendant des mois, ce qui a conduit au pourrissement du mur mitoyen avec le 65. Les experts Mazaud et Delepinay l’ont dit : si les murs porteurs des deux côtés avaient été réparés, il n’y aurait pas eu cet effondrement.

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    • Thais Thais

      Ça c’est votre raisonnement, votre déduction, vos conclusions.
      Les experts ne disent pas que seules les infiltrations ont causé le ventre de bœuf.
      De l’autre côté, entre le 65 et le 67, il n’y avait pas d’eau et le mur s’est affaissé.

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    • Regard Neutre Regard Neutre

      Le terme le plus précis en pathologie du bâtiment est le terme “bouffement” qui est aussi souvent utilisé en ingénierie et en pathologie des structures pour décrire un phénomène de gonflement localisé dû à des contraintes spécifiques comme l’humidité, l’usure des matériaux, ou des réactions chimiques (par exemple, gonflement des plâtres, ou des pierres).
      Contrairement à “ventre de bœuf”, qui peut évoquer une déformation plus globale et générale.
      Le “bouffement” reflète une idée plus précise et localisée, en lien avec l’état du matériau et les mécanismes en jeu.
      Je ne suis pas expert,ce n’est qu’une précision de maçon…

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