“Dans Marseille au cinéma, derrière la galéjade, il y a un fond très noir”
Dans le cadre de son cycle, "La fabrique du regard", l'association Approches Cultures Territoires interroge l'image de Marseille et des quartiers populaires au cinéma. Critique et auteur d'un livre sur le sujet, Vincent Thabourey éclaire l'image kaléidoscopique de la ville sur grand écran.
Un tournage de France 3 en 2009 à Marseille. Photo : Jean-Louis Zimmermann/Flickr
Glissante comme le morceau de savon qui l’a rendue célèbre par-delà les mers, Marseille est à la fois une figure cinématographique récurrente et une énigme, sujet complexe, foisonnant et contradictoire, dès les premières heures du cinématographe.
En 1896, quelques mois après la première projection, les frères Lumière immortalisent la sortie de la Bourse puis des scènes du Vieux-Port et de la Joliette. A l’écran, la ville l’était encore en janvier dernier, avec la sortie remarqué de Corniche Kennedy, de Dominique Cabréra. Critique de cinéma à Positif et directeur de l’association Cinémas du sud, Vincent Thabourey a écrit un petit opuscule éclairant, Marseille, mise en scènes (éditions Espaces & signes), sur cette présence de la ville au cinéma.
Marseille est très tôt une ville de cinéma. Les frères Lumière y projettent leurs films et la prennent pour cadre. Quand la ville passe-t-elle du statut de décor à figure du 7e art ?
Cela commence dans les années 30 avec en film pivot, Justin de Marseille (1935) de Maurice Tourneur. Dans ce premier film noir, il joue avec les caractères de la ville, le Vieux-Port, les marchandes de poisson, le tramway. Il installe également la première figure du bandit marseillais et compare la ville à Chicago. Ce n’est pas la meilleure image de la ville, mais elle va s’installer pour longtemps. Dans le même temps ou presque est tournée la trilogie de Marcel Pagnol : Marius en 31, Fanny en 32 et César en 36.
Ce sont ces films qui installent la ville dans l’imaginaire populaire français. C’est Pagnol qui le premier met en avant la tchatche, la verve marseillaise comme un trait de la ville. Même si, en filigrane, la trilogie développe une vision très noire de la vie et de l’humanité. Il y est question de fille-mère, d’usurpation de paternité… Dans Marseille au cinéma, derrière la galéjade, il y a un fond très noir.
A lire également : “Le banditisme marseillais devient un archétype du film de gangster”, une interview de l’historienne du cinéma Katharina Bellan
Vous dîtes également que Marseille ne peut se résumer en un seul film. Il faut feuilletonner comme le montre avec un certain succès public Plus Belle la vie et récemment de Marseille de Netflix. Qu’est-ce qui l’explique ?
C’est ancré bien avant. Pagnol a besoin de 7 ou 8 heures pour développer son histoire. Nous sommes déjà dans le temps du feuilleton. En premier lieu, Marseille n’est pas une ville qui offre une unité de décor au contraire de Paris qui a été très lissée par Hausmann. On ne peut embrasser la ville d’un seul regard. Il faut pour cela une vision kaléidoscopique. Quand je feuillette mon livre en regardant les images de films, j’y vois des gens qui parlent et qui se déplacent. C’est un peu ça Marseille au cinéma. C’est une ville complexe, qui s’apprivoise lentement. Une ville de réseaux, de clans, de territoires, même si c’est un cliché. Là où on la saisit le mieux c’est donc dans la circulation. La télé, souvent, passe à côté. C’est le cas pour Marseille de Netflix ou d’autres. D’autres cinéastes s’en approchent comme René Allio avec L’heure exquise (1981) ou Pagnol bien sûr. Ils sont entrés dans leur sujet avec également une approche documentaire. C’est ce que réussissent Michel Samson et Jean-Louis Comolli avec Marseille contre Marseille. Pour saisir la ville, il faut un effet de réel et cela s’impose aux cinéastes.
Les colonies, la colonisation, sont totalement absentes de Marseille au cinéma.
Vous décrivez également une tension entre le centre, le centre-ville, décor récurrent et la périphérie. Cette tension participe-t-elle à définir la ville à l’écran ?
Il y a cette tension permanente entre le dedans et le dehors. Longtemps, le dehors, la périphérie conserve un aspect bucolique, c’est le voyage à la Treille et à Aubagne chez Marcel Pagnol. Dans La Vieille dame indigne de René Allio (2000), le personnage descend de la Nerthe et dit qu’elle vient de loin. En même temps, il y a une vraie occultation de l’ailleurs lointain. Dans la trilogie de Pagnol, on ne voit jamais la mer. Pour une part, les Marseillais semblent lui tourner le dos. En me moquant un peu, je dis qu’ils n’ont pas besoin de voyager puisque le monde vient à eux. Les colonies, la colonisation, sont totalement absentes de Marseille au cinéma. À part quelques images volées par Paul Carpita dans son film militant Le rendez-vous des quais (1955). On voit furtivement au gré d’un montage parfois bricolé, les cercueils de soldats morts en Indochine qui sont rapatriés en France par Marseille. Mais c’est là seule occurrence, et j’ai vu 120 films pour ce livre.
Il y a également l’idée d’une traversée…
C’est ce que j’ai appelé le voyage intérieur. C’est une ville où on descend. On va en ville même si on y est déjà. C’est ce que dit René Allio dans L’heure exquise. On descend en ville et on remonte avec une histoire, une blague, une anecdote. Descendre des Cinq-Avenues à Noailles, c’est déjà voyager. La dernière fois, que j’ai pris le tramway, j’ai vu de deux dames se battre à coups de sac à main, cela m’a fait l’après-midi. Le comble de la traversée est atteint avec Taxi où il faut quatre épisodes pour traverser la ville. Cela devient irréel, c’est du vent.
Pour aller plus loin, voir cette archive Ina : René Allio évoque Marseille et le cinéma.
Dans cet ailleurs si proche, il y a aussi le cabanon…
C’est l’exemple de l’art de vivre à la marseillaise. La résidence secondaire un peu bricolée, avec les scènes habituelles de la pétanque, du pastis et de la chansonnette. C’est une figure de cinéma. Même dans Le rendez-vous sur les quais, de Carpita qui est un film militant, un film de lutte, il y a une scène au cabanon à la fois pour s’extraire du monde, faire un pause dans le déroulement de l’action. Marseille est une ville où on balade. On dit qu’on va balader et on ne le dit pas ailleurs. Sur les quais, les personnages de Carpita ne font pas que travailler ou militer, ils baladent aussi.
Quand les quartiers populaires marseillais arrivent-ils à l’écran ?
On trouve très tôt des images du Panier qui a des caractéristiques de quartier mais qui est très intégré au centre-ville. Chez Carpita, on trouve des images de quartiers populaires mais qui ne sont pas nommés, ni identifiables. Il faudra attendre les années 70 et 80 pour avoir des images des quartiers périphériques avec Allio et Guédiguian. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs. Nous avons là trois cinéastes très militants avec une approche sociale, politique même. Mais si on associe beaucoup Guediguian à l’Estaque à cause du succès de Marius et Jeannette, en réalité, il va partout dans la ville. Il raconte qu’ils passent des heures à traverser les quartiers avec son chef opérateur pour repérer les lieux qu’il va intégrer à ses films. Il pose sa caméra partout, au Plan d’Aou à la résidence Bel Horizon, à Bougainville… De fait, il y a très peu de films en quartier fermé, à part peut-être Chouf, le dernier film de la trilogie de Karim Dridi. Mais, dans les deux précédents, Bye-Bye au Panier et Khamsa à Ruisseau-Mirabeau, il y a à chaque fois, une échappée vers ailleurs dans la ville.
Mais y a-t-il à Marseille une voix des quartiers qui s’exprime au cinéma ? Je pense notamment à Comme un aimant (2000) de Kamel Saleh et Akhenaton…
Je n’ai pas vu ce film. Sans doute parce que j’ai regardé la cinématographie marseillaise depuis un point de vue national. Ce film a eu un retentissement plus local. Mais pour répondre à votre question, ce n’est pas vraiment le cas mis à part les films de Bania Medjbar, pour l’essentiel des courts-métrages. Mais c’est tout. Ce sont des cinéastes de l’extérieur qui porte cette parole des quartiers. C’est le cas de La République Marseille de Denis Gheerbrant qui parle de la lutte des habitants de la rue de la République contre la promotion immobilière. Ou plus loin 1, 2, 3 Soleil où Bertrand Blier filme La Castellane d’une manière totalement différente, avec une fantaisie, une liberté de ton que l’on ne trouve plus aujourd’hui… Enfin, on a avec Dridi, une plongée inédite dans trois quartiers avec la particularité qu’il a travaillé sur le long terme avec des comédiens amateurs dans une approche militante.
Tout comme Dominique Cabréra dans Corniche Kennedy. Cela revient à ce que vous disiez précédemment sur la nécessité d’une approche documentaire…
Il y a un premier aspect très pratique : cette approche permet l’accès aux quartiers eux-mêmes. Ce n’est pas facile d’y débarquer avec de gros camions, du matériel et des équipes. Mieux vaut donc travailler directement avec des habitants. C’est ce que raconte Karim Dridi à propos du tournage de Chouf. Il avait installé un camion de telle façon que la police a pu l’utiliser pour se planquer et observer le réseau. Le lendemain, il a dû s’expliquer avec les gars du réseau et déplacer son camion. Dominique Cabréra a fait le choix de cette même approche documentaire, de travail avec des amateurs dans son film. Cela ajoute un supplément de réel à ces films et cela évite surtout de plaquer des idées préconçues sur la ville.
Des quartiers au cinéma, une conférence proposée par Approches, cultures et territoires en partenariat avec L’Alcazar et le musée d’histoire de Marseille. Vendredi 3 mars à 18 heures, salle de conférence de l’Alcazar.
Commentaires
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Très intéressant.
Juste un détail : Allio étant mort en 95, “La vieille dame indigne” a plus de chance d’être sorti en 1965 qu’en 2000…
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