Alfons Alt, artisan photosensible
Son œuvre a une résonance internationale mais n'est pas forcément reconnue à sa juste valeur localement. Le photographe Alfons Alt propose une rétrospective de son travail à la salle des machines à la Friche La Belle de Mai. Là où il travaille depuis plus de 25 ans.
Alfons Alt, dans son atelier. Photo C. By.
“Ça, c’est minéral !” Alfons Alt vient de poser délicatement une longue feuille de papier blanc arrosée de pigment liquide noir sur l’immense table chauffante qui trône au cœur de son atelier à la Friche La Belle de Mai. Le photographe, éponge dans une main, nez au ras de la photographie en devenir, guette. Il décèle avant n’importe quel autre œil l’image qui se dessine. Alors, oui, sur la feuille le minéral surgit : un fracas de rochers, une ligne de crête, l’esquisse d’un sommet. Assister à ce surgissement est émouvant. “C’est magique, hein ?”, interroge le photographe marseillais aux racines bavaroises, avec cette once d’accent germanique qui colore son français parfait.
Installé à Marseille depuis 1993, Alfons Alt donne à voir avec “Proto”, expo dans la Salle des Machines à la Friche, une trentaine de ses pièces. “Proto”, comme pour revenir au début de l’histoire : “C’est une rétrospective mais aussi une expo prospective de mon projet artistique. J’ai rassemblé là des œuvres qui font émerger le fil rouge de mon travail”. Yeux bleus, pull gris, Alfons Alt parle de son art sans emphase mais à mots choisis. L’homme est photographe, donc. Il aime, avec la chambre qu’il trimballe souvent sur son épaule mais aussi désormais avec un appareil numérique, capter le réel. “Je suis un amoureux de la beauté. Et c’est ça qui est magique avec la photographie : quand tu prends quelque chose en photo, même un tas de fumier, eh bien, il devient beau”, glisse le natif d’Illertissen en Bavière.
Alchimie
Il a posé ses valises en France au mitan des années 80. “Par amour” pour une femme qui l’entraîne dans la Provence de l’arrière-pays, celle des rondeurs du Luberon. Marseille est proche, mais si lointaine alors. Cette ville qui lui faisait “un peu peur”, il s’y installe quelques années plus tard. “Pour une autre femme”, sourit-il derechef. “L’amour il n’y a que ça : le reste, on s’en fout !” Ce n’est pas tout à fait vrai. Dans sa vie, il est aussi question d’instants couchés sur des toiles marouflées, de gélatine, de pigments, de couleurs. De toute une alchimie qui fait apparaître comme par magie des images reconnaissables entre mille. De savoir-faire anciens patiemment acquis, Alfons Alt a développé une technique qui n’appartient qu’à lui: l’Altotype.
“Il fait partie de ces photographes qui ont une vision, une obsession.”
Olivier Monge, photographe
Bestiaires, portraits, architectures impressionnantes, arbres par dizaines… Sur ces clichés en noir et blanc, les couleurs éclatent. L’œuvre d’Alt se pose quelque part entre photo et peinture, abstrait et figuratif. “Il fait partie de ces photographes qui ont une vision, une obsession”, note son confrère Olivier Monge, qui l’a exposé dans sa galerie Fermé le lundi. “Alfons ne lâche pas, il gratte, il persévère et il brode autour de cet univers. Il a une identité très forte.”
Artiste-artisan
L’intéressé revendique sa “technique de lenteur”, celle du geste mille fois répété. La faute à son ascendance. Alt tend ses mains aux ongles coupés courts et à la peau noircie par les pigments. “Mes père, grand-père et arrière-grand-père étaient ébénistes en Bavière. Poncer le bois dans un sens ou un autre, le tailler, le sculpter, ça m’a forcément influencé”, analyse celui qui a laissé les rênes de l’usine familiale à son frère. Son voisin d’atelier à la Friche, Pakito Bolino, furieux sérigraphe à la tête du Dernier cri, l’apprécie. “Un homme très gentil… pour un Allemand”, se marre-t-il avant de détailler : “C’est un artisan-artiste. Il n’est pas juste conceptuel. Il met les mains dans la matière, la gélatine, les pigments. Des fois, tu entres dans son atelier et il est là, recouvert de la couleur de la photo sur laquelle il bosse.”
Il y a tout à Marseille, le meilleur, le pire. Il y a tellement plus de vérité dans cette ville qu’ailleurs.”
Alfons Alt
Dans les années 90, Alfons Alt s’extirpe de la joliesse du Luberon, un Bilderbuch, dit-il, un livre d’images, pour se frotter à Marseille, cette ville “de contrastes impressionnants”. Dans son atelier – joyeux bordel de photos sagement rangées, boites de pigments, souvenirs de voyages et inspirations variées – Marseille est là, qui explose dans une grande toile : une pile de l’ancienne passerelle de la Joliette ancrée dans un fond bleu ardent. “Pour moi, Marseille, c’est un peu la Jérusalem de l’Europe, où tous les imaginaires sont présents. Il y a tout ici, le meilleur, le pire. Il y a tellement plus de vérité dans cette ville qu’ailleurs.”
Le port, les poissons, l’architecture locale sont parmi ses motifs récurrents. Au mur de l’expo Proto, un beau triptyque figure le pont levant Pinède qui dessert la digue du large, dans un océan de gris ponctué par un éclat de jaune. “Il a fait des tonnes de photos de Marseille, prolonge Pakito Bolino. Avec lui, la ville est à la fois plus propre et plus poétique. Et puis ses images, on a l’impression qu’elles sortent des débuts de la photo, qu’elles sont des tirages archéologiques de 200 ans qu’on aurait retrouvés dans les tréfonds du Château d’If.”
La photo ? Ça peut être “trop clean” pour Alfons Alt. Un produit manufacturé, industriel, “propre, régulier” qui laisse l’Allemand de marbre. Alors, il y injecte avec ces pigments posément lissés au pinceau, grattés, jetés ou brossés l’once d’accident et d’émotion qui faisait défaut. D’humanité, aussi, avec des portraits, notamment des commandes de familles, qui pèsent pour près d’un quart dans son œuvre. “À chaque fois qu’il a croisé quelqu’un qui l’intéressait ici, il l’a photographié et interviewé”, complète Olivier Monge, pour qui “cet homme qui n’est pas Marseillais et vient d’une autre culture a tissé une relation singulière à la ville”.
Squat d’artistes
Quand il débarque à Marseille en 1993, il investit d’abord une ancienne usine de vêtements, rue du Jet d’eau à Saint-Mauront : “Marseille m’a donné ma chance. Les loyers étaient pas chers dans les années 90. Plein de gens partaient de la ville mais les petits artistes restaient”. Deux ans plus tard, il prend ses quartiers à la Friche, à la Belle de Mai. Le centre culturel qu’il deviendra plus tard tient alors du squat d’artistes savamment improvisé.
Les bâtiments sont ouverts aux quatre vents. Son premier atelier est perché au 5e étage. Par les fenêtres cassées le mistral s’engouffre et lui bousille des pièces. Heureusement, dit-il, au rez-de-chaussée, la bande du Massilia à la notoriété croissante obtient des installations correctes. Il rit : “À l’époque, les gens passaient devant la Friche en se bouchant le nez. Et puis, après 2013, tout le monde voulait venir et avoir un atelier ici !” La Friche change. “Elle ne s’aseptise pas. Mais on sent bien l’envie de faire partir les artistes qui salissent. On est forcément des chieurs parce qu’on a besoin d’équipements. Ce serait mieux s’il n’y avait que des bureaux et des salles d’expos”, pique-t-il.
Il ne se laisse enfermer dans aucune case. Donc il en paye le prix.”
Pakito Bolino, plasticien
Ici, Alt est un figure locale bien identifiée. Pourtant localement son travail n’est pas forcément reconnu à sa juste valeur. Il n’a jamais eu de commande publique ou d’exposition importante à Marseille, remarque Olivier Monge qui souligne que son œuvre jouit à l’inverse d’une résonance internationale. “Il ne se laisse enfermer dans aucun cas. Donc il en paye le prix”, complète Pakito Bolino qui, en la matière, sait de quoi il parle.
Dans la Salle des machines, où l’accrochage assume son hétérogénéité un peu foutraque, Alfons Alt va d’une œuvre à l’autre. Il accueille les visiteurs, détaille ses techniques, explique ses prises de vues. Trois pins plantés dans la Crau. Des réfugiés ouzbeks au Pakistan. Une carte en relief de la Bavière sur fond violet pétant. Dans un halo bronze-doré, un douillet fauteuil abandonné dans un déménagement. “Mon art est lié au fait que je suis resté un petit garçon”, souffle-t-il. Tel ce bambin blondinet qu’il était et qui trône en culotte de peau bavaroise sur la belle affiche de Proto. Alfons Alt réfléchit. “La photographie, cet instant que l’on fige, c’est forcément aussi une relation à la mort. Je l’ai bien compris : on va tous mourir. Mais en faisant des photos, peut-être un peu moins.”
Jusqu’au 6 mars 2022, à la galerie La Salle des machine de la Friche La Belle de Mai accueille l’exposition “Proto”. Ouvert tous les jours. Entrée libre.
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