Surygraphie

Idées de sortie
le 10 Nov 2021
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Alors qu’elle expose, en novembre et décembre à la toute nouvelle galerie marseillaise Oh ! Mirettes, Paradis perdu, une nouvelle série de sculptures en papier découpé, rencontre avec Caroline Sury, artiste incontournable de la scène graphique de la cité phocéenne, où cette amoureuse du papier et des livres est installée depuis près de trente ans et a développé des créations graphiques entre art brut, expressionnisme allemand et esthétique post-punk.

Illustration : Caroline Sury
Illustration : Caroline Sury

Illustration : Caroline Sury

Laval, Bordeaux, New-York, Paris…

Tout commence il y a un peu plus de cinquante ans à Laval, où Caroline Sury développe très jeune un goût pour l’image, avec comme figures tutélaires des personnalités de l’art brut (Jean Dubuffet qui l’a amenée vers Gaston Chaissac, ou encore le « Facteur Cheval mayennais » Robert Tatin — assez drôle quand on sait qu’elle a créé un personnage qui s’appelle Mademoiselle Latarte…) ou de l’expressionnisme allemand (George Grosz en tête) et, un peu plus tard, de l’esthétique post-punk de la fin des années 70 (dont le collectif Bazooka, qui a animé entre autres le supplément de Libération « Un regard moderne », expression reprise par une librairie parisienne bien connue des amateurs de déviance graphique et littéraire, et qu’a fréquentée assidûment Caroline Sury).

Atterrie aux Beaux-Arts de Bordeaux presque par hasard, la jeune artiste y dessine d’après des modèles vivants et s’essaie à d’autres pratiques artistiques plutôt classiques, avouant juste avoir réalisé quelques travaux personnels, comme des sculptures « à la Calder » en fil de fer recuit, avant de se mettre réellement au dessin, bizarrement seulement à la sortie de l’école.

Après quelques séjours du côté de New York à la fin des années 80, où elle vit sur un bateau centenaire, ancien remorqueur de ferries, « dans la grande cheminée noire aménagée en chambre », et y fait la connaissance de la scène musicale, elle publie dans la presse culturelle locale parmi ses premiers dessins aux côtés de futurs grands noms du graphisme underground, comme Mark Beyer.

Mais c’est de retour en France que tout va s’accélérer pour cette amoureuse indéfectible des livres avec la rencontre à Bordeaux d’un autre artiste jusqu’au-boutiste, Pakito Bolino, avec qui elle crée à Paris en 1993 Le Dernier Cri. Au départ revue collective grand format sur papier kraft à petit tirage et imprimée en sérigraphie, un procédé à mi-chemin entre original et série de multiples, Le Dernier Cri devient très vite une maison d’édition alternative fabriquant de façon artisanale de magnifiques ouvrages consacrés aux artistes graphiques déviants (et même musicaux avec leur label Discotroma), façonnant un véritable réseau aux ramifications européennes et mondiales.

Tout en autoproduction : impression en sérigraphie, mais aussi distribution auprès des libraires et magasins alternatifs, en passant par la reliure et l’organisation d’expositions à l’occasion desquelles Caroline et son acolyte commencent à imprimer des affiches, toujours en sérigraphie, leur permettant ainsi de diffuser, plus démocratiquement et en refusant tout élitisme, le travail des artistes qu’ils défendent.

… et Marseille !

Arrivés à Marseille au mitan des années 90, après avoir écumé les lieux alternatifs de la cité phocéenne, Caroline et Pakito y trouvent un havre de paix (même si traversé de courants d’air) à la Friche La Belle de Mai, par un concours de circonstances : un local négocié sur un coin de zinc avec Ferdinand Richard, le créateur du mythique Festival MIMI, où ils ont l’habitude d’aller chaque année pour assister à des concerts de musique décalée, voire bruitiste, l’autre passion de Caroline Sury avec le dessin. Également chanteuse, vous l’avez peut-être déjà croisée en train de dessiner sur le vif à un concert de musique décalée avec son encrier et sa plume sur de beaux et grands carnets…

Le Dernier Cri étant une aventure collective passionnante mais éreintante physiquement et lui laissant peu de temps pour son travail artistique personnel, Caroline Sury arrive tout de même à mener plusieurs activités de front : à partir de 2000, elle publie chaque semaine jusqu’en 2006 un dessin en forme d’« édito visuel décalé » dans Marseille l’Hebdo (dont certains sont repris dans l’ouvrage Couscous Sardine, publié au Dernier Cri), ainsi que ses premières bandes dessinées dans les magazines spécialisés Ferraille ou l’helvète Strapazin.

Avec un dessin naïf assumé, se refusant à toute virtuosité, ce qui lui semble plus créatif, et même si avec les années elle avoue avoir acquis « un savoir-faire évident », Caroline Sury construit des scènes où architectures et personnages prennent des perspectives et proportions totalement déconstruites.

D’autant plus que, là aussi depuis 2000, elle est maman, ce qu’elle raconte dans sa BD autobiographique Bébé 2000, parue en 2006 à L’Association, expérience qu’elle prolongera quatre ans plus tard chez le même éditeur avec Cou tordu où elle revient sur des problèmes de santé liés au surmenage que, pour guérir, elle va s’essayer au taï chi, jusqu’à en devenir une championne régionale ! Un sport qu’elle pratique toujours aujourd’hui, et qu’elle enseigne même à son tour. « Ça m’a réparé, physiquement et aussi mentalement (mais pas totalement). »

Quand on lui demande pourquoi elle a ressenti le besoin de se mettre ainsi à nu dans ces deux ouvrages autobiographiques assez crus, elle évoque son besoin de s’exprimer par le dessin et surtout, avec toujours un souci d’indépendance, la chance qu’on lui ait laissé faire ce qu’elle voulait, des « cartes blanches » laissées par ses éditeurs.

Elle fera paraître un troisième ouvrage aux éditions Le Monte-en-l’air, par ailleurs librairie-galerie parisienne, le très réussi Un matin avec Mademoiselle Latarte, qui décrit de façon allégorique une relation amoureuse toxique entre son héroïne et Psycojumbo, un homme à tête d’éléphant, ouvrage qui est sélectionné au Festival BD d’Angoulême en 2020. On y retrouve ce même contenu intimiste, même s’il n’est pas aussi directement autobiographique, mais avec un décalage plus fantastique. Les personnages ont souvent des têtes d’animaux et Mademoiselle Latarte une collerette en forme de moule à tarte.

Ses lecteurs découvrent dans ce dernier album, en couverture et sur certaines pages intérieures, des images aux traits plus anguleux et aux masses noires plus imposantes : ce sont des papiers découpés, véritables sculptures en papier.

Des sculptures en papier

En effet, depuis 2008, au départ seulement un jeu avec son fils, Caroline Sury réalise d’impressionnantes sculptures en papier le plus souvent symétriques, des compositions « totémiques » comme elle les qualifie elle-même et en s’excusant par modestie, des personnages plus stylisés que dans ses dessins mais loin d’être simplistes tant ces portraits fourmillent de détails ciselés par l’artiste à même le papier. Car comme pour ses dessins, Caroline se laisse une grande part d’improvisation lors de la réalisation de ses sculptures de papier. Cette technique très personnelle qu’elle a peaufinée au fil des années, est à la fois d’une précision étonnante et d’une grande simplicité, tout du moins apparemment.

Après un dessin préalable, plus ou moins approfondi, Caroline Sury réalise une esquisse très rapide au crayon sur un papier noir de taille variable et plié en deux. Il faut repréciser que l’image est réalisée de façon quasi symétrique, seuls quelques éléments ne sont pas reproduits « en miroir », ce qui implique de prévoir les parties en réserve de découpe, mais aussi de faire en sorte que tous les détails et parties de papier, parfois infimes, se tiennent, comme une sorte de pochoir inversé. Un papier noir que Caroline Sury va découper, évider, sculpter avec un couteau de précision, tel un chirurgien avec son scalpel, pour donner vie à ces personnages étranges, hommes ou femmes, parfois mi-animaux et détails. Un résultat impressionnant de simplicité apparente, mais surtout de précision et de détail, une vraie dentelle de papier noir !

Pour ceux qui seraient curieux de voir comment travaille Caroline Sury pour ses sculptures de papier, de petites vidéos en stop motion sont visibles sur le Net, ici et là.

Rassemblées dans plusieurs recueils, notamment Exorsurisation et Surin édités par United Dead Artists, le label de Stéphane Blanquet, un autre artiste incontournable de la scène graphique nationale, c’est surtout lors des expositions que ces sculptures de papier prennent toute leur ampleur, comme celle à la regrettée Galerie Porte-Avion à Marseille en 2013, ou encore à Rennes en 2020 pour le festival Spéléographies avec des créations en hommage au travail du Douanier Rousseau.

L’exposition Paradis Perdu à la galerie Oh ! Mirettes

C’est d’ailleurs à l’occasion de cette dernière exposition que Caroline Sury, en se documentant, découvre les « peuples premiers » de la Vallée de l’Omo en Éthiopie, dont elle s’est inspirée pour concevoir la série de sculptures en papier qu’on aura le plaisir de découvrir à partir du 6 novembre 2021 à la galerie Oh ! Mirettes, en plus des papiers découpés exposés l’an passé à Rennes, ainsi qu’une tapisserie imprimée en risographie, une sélection de sérigraphies textiles et d’éditions, mais aussi des vidéo en stop motion des découpages en train de se faire.

Si les femmes à plateaux chez les Mursis sont parmi les traditions les plus connues de ces régions, de nombreuses autres tribus (les Hamers ou les Turkanas) ont également développé des coutumes liées au maquillage (au départ pour se protéger du soleil) et aux vêtements en recyclant des objets et éléments modernes. « Certains personnages sont des vraies œuvres d’art ! »

Ces peuples éthiopiens ont influencé également de grands créateurs de haute couture que Caroline Sury a décidé de représenter dans ses nouvelles compositions graphiques (comme Karl Lagerfeld, Sonia Rykiel, Coco Chanel…), mais en petit format par rapport au gigantisme des personnages d’inspiration de l’Afrique ancestrale. Pour accentuer la futilité de notre monde contemporain ? Sans oublier la pollution que le « monde moderne » leur apporte : « IIs vont y passer comme tous les autres. »

Une thématique sur la mode qui fera écho au défilé de T-shirts imprimés de l’illustratrice Emmanuelle Houdart autour de son dernier livre, Mortel, le jour du vernissage de l’exposition de Caroline Sury à la galerie Oh ! Mirettes.

Créée par Elsa Bouville et Mél Pichinoty, la galerie Oh ! Mirettes (dont les initiales n’ont a priori rien à voir avec le club de foot phocéen), sans être exclusivement consacrée aux femmes artistes (ou artistelles, comme les appelle joliment Caroline Sury), représente le travail de nombreuses plasticiennes, une préoccupation que Caroline Sury a elle aussi été amenée à traiter dans ses créations. 
Membre du Collectif des créatrices de bande dessinée contre le sexisme, sans pour autant être une activiste, elle a ainsi, entre autres, initié il y a quelques années Vagina Mushrooms, une revue collective uniquement composée d’illustratrices (trois numéros parus au Dernier Cri).

Si Caroline Sury avoue avoir parfois du mal à communiquer, notamment avec les hommes, c’est certainement ce qui, d’après elle, la pousse, dans un monde très masculin de la BD ou du graphisme underground, à s’exprimer par l’image et le dessin.

Comme dit l’adage, un mal pour un (très grand) bien…

JP Soares

Caroline Sury – Paradis Perdu : du 2/11 au 30/12 chez Oh ! Mirettes (19 rue des Trois Rois, 6e).
Rens. : 04 65 95 51 75 / ohmirettes.fr

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