« Système G », écrit par Romain Fiorrucci, Fanny Fontan et Frédéric Legrand, réalisé par Romain Fiorrucci et Fanny Fontan, 13 Productions, France 3, 2016, 52 min.
Retour sur un « Système G » qui épuise la ville en nourrissant ses patrons
Trois journalistes, Romain Fiorrucci, Fanny Fontan et Frédéric Legrand, proposent un documentaire décortiquant les origines et le fonctionnement des systèmes clientélistes marseillais.
Crédit : 13 Productions.
Ce documentaire s’inscrit dans un contexte paradoxal où les remises en cause des pratiques de corruption politique n’ont jamais été si fortes sur le plan de l’analyse académique (avec la publication de l’ouvrage de Cesare Mattina), du traitement judiciaire (aves les procès Guérini qui arrivent et la condamnation définitive récente de Sylvie Andrieux), et donc de la dénonciation journalistique. En effet, ce documentaire, dont il faut commencer par dire qu’il est un bijou dans la forme, n’est pas isolé. Il fait suite aux livres de Xavier Monnier, et dans un autre registre à ceux de Philippe Pujol.
Paradoxal, cependant, parce que si ces pratiques sont largement connues et dénoncées, elles restent largement employées dans le champ politique et acceptées par l’opinion, si l’on en juge par les reconductions de l’équipe Gaudin en 2014, et dans une moindre mesure par les réélections d’Andrieux aux législatives de 2012 et de Guérini dans son canton aux départementales de 2014 alors que les affaires les concernant avaient déjà éclaté.
Mais revenons au documentaire. L’un de ses mérites est de proposer un regard historique au phénomène des pratiques clientélaires. Le retour au sabianisme, du nom de Simon Sabiani, l’un des adjoints du maire Henri Tasso dans les années 30, et véritable coeur du pouvoir clientéliste marseillais, permet de comprendre l’une des origines du système. Il puise sa force dans les liens qui unissent les pouvoirs politiques, les milieux mafieux (les bandits Carbone et Spirito étaient les protégés de Sabiani, à moins que ce ne soit l’inverse), et les milieux d’affaire. Comme il est savoureux d’entendre que la fortune, le pouvoir et la menace conquis par Sabiani reposait alors sur le secteur du ramassage des déchets ménagers. 30 ans avant la mise en place du fameux pacte de co-gestion avec le syndicat FO ; 70 ans avant l’éclatement de l’affaire Guérini. On ne peut que louer ce parti-pris d’historiciser ces phénomènes. On encouragerait même les auteurs à aller plus loin en remontant en amont des années 30. On trouve trace en effet d’une série de scandales de corruption dès la fin du XIXe siècle, et s’ils ne mettent pas directement en cause Siméon Flaissières, le « maire intègre », ils nourrissent la légende noire d’un système politique marseillais corrompu par essence.
Puis, le documentaire entreprend de suivre le fil chronologique pour jeter la lumière sur les continuités du « système » qui unirait le sabianisme des années 1930 au defferrisme des années 1950. Certes des différences considérables opposent les deux hommes : Defferre a fait ses armes dans la Résistance quand Sabiani a sombré dans la Collaboration, Defferre a rationalisé la gestion publique municipale en héritant d’une ville particulièrement sous-équipée, etc. Des liens les rassemblent cependant : le choix des clientèles, toujours la même, les classes moyennes, la dépolitisation de l’action publique, les arrangements avec les gros bras et le milieu.
Le cœur du documentaire nous plonge ensuite dans les ramifications du système defferriste. Rare sont les perspectives journalistiques qui parviennent à tenir une juste distance entre l’hagiographie et la démolition partisane. Ici, au contraire, on restitue les conditions des choix stratégiques effectués par Defferre et qui marqueront des décennies de politiques urbaines : le refus de la métropole, l’alliance avec FO, l’aggravation de la coupure Nord-Sud, tous trois dictées par l’anti-communisme du maire.
Les auteurs ont choisi d’appuyer leur propos en choisissant les témoins du fonctionnement politique de la ville parmi ses acteurs. Qu’ils soient au coeur du pouvoir municipal actuel (Jean-Claude Gaudin, himself), aux marges (Renaud Muselier), ou en opposition (Patrick Mennucci, Sébastien Barles, Nassurdine Haidari, Annie Levy-Mozziconacci). Deux collaborateurs directs de Gaston Defferre et qui ont acquis un statut de grand témoin apportent aussi des témoignages : Michel Pezet, le dauphin déchu du defferrisme, et Philippe San Marco, l’ancien secrétaire général de la mairie. Enfin, le syndicaliste Pierre Godard et l’anthropologue Michel Péraldi complètent le tableau. La plupart de ces protagonistes ont forcément une distance contrariée vis-à-vis des pratiques qu’ils évoquent, mais la vision d’ensemble du documentaire et la charge de moins en moins implicite qu’il porte à mesure de sa progression donne au spectateur la possibilité de restituer les paroles recueillies à leur juste mesure. On regrettera ici l’absence de Cesare Mattina qui aurait pu donner un éclairage sociologique non seulement aux pratiques clientélaires du côté de l’offre et de la demande, mais également aux processus de dénonciation sur lesquels il travaille actuellement.
Après Defferre vient Vigouroux. Et avec lui, la traditionnelle question de la « parenthèse Vigouroux » et son corollaire, l’éphémère rupture qu’il aurait imposé à la tête du pouvoir municipal. Pezet, le battu d’alors, rappelle le bouleversement symbolique et matériel de l’arrivée de Vigouroux qu’a représenté le changement de bureau et de meubles. Ces choix auraient traduit la rupture de Vigouroux avec les pratiques de l’ancien système Defferre : la réduction des personnels municipaux, des marchés publics plus transparents, une orientation entrepreneuriale de la politique urbaines qui passe par de nouveaux deals avec l’État et qui se traduira par Euroméditerranée.
On pourrait discuter de l’ampleur de cette rupture tant un certain nombre de pratiques n’ont jamais été remises en cause, en particulier la surfacturation dans les marchés publics qui continue d’atteindre 25% selon certaines sources. Il me semble qu’on est moins en présence d’un nouveau monde, que de correctifs apportés aux dérives de l’ordre ancien. De même, on peut s’interroger sur les entrepreneurs de réhabilitation de Vigouroux parmi les hommes politiques actuels : de Mennucci bien sûr, à Muselier et, plus surprenant Pezet et même dans une certaine mesure Gaudin. Tous louent la sagesse et la profondeur de vue d’un homme qu’ils ont tous, alors et depuis, âprement combattu.
Et si, enfin, ces « ruptures » avaient moins à voir avec la politique du chevalier blanc Vigouroux qu’avec un contexte général de production des politiques urbaines ? Les géographes critiques ont en effet montré qu’à partir du milieu des années 1980 en Europe, dans un contexte de crise économique, les villes ont adopté ce virage « entrepreuneurial », c’est-à-dire que l’action publique serait désormais alignée sur les intérêts des acteurs privés. C’est ce tournant qui explique que les politiques urbaines sont tournées vers le développement économique, sans que cela ne suscite de critique, ni à droite, bien sûr, ni du côté du socialisme de l'offre tout acquis à la « théorie du ruissellement» . Les projets urbains de regénération des centres et l’édification de quartiers d’affaires en sont la traduction la plus directe. Mais cette orientation a surtout abouti à l’accroissement des inégalités sociales au sein des villes. Marseille n'échappant pas à la règle.
C’est ici ma dernière remarque à l’égard du documentaire. Le recours aux comparaisons avec les autres villes auraient pu éclairer les évolutions et la cristallisation du système. Que s’est-il passé dans les autres villes françaises, voire européennes dans les années 30 ? Le sabianisme est-il une exception marseillaise ou la règle des pouvoirs urbains durant cette décennies ? Idem en ce qui concerne l’alliance entre les milieux d’affaire et le centre-gauche lors de la prise de pouvoir du second defferrisme au milieu des années 1950 ? Idem pour expliquer l’essoufflement du clientélisme traditionnel à la fin des années 1980 ? Idem pour comprendre sa résurgence, sous d’autres formes, au début des années 2000 ?
Le documentaire se conclue en effet sur les deux derniers G du « système » : Gaudin et Guérini. Il rappelle la fascination de l’actuel maire envers Gaston Defferre. Et Pezet de rappeler toujours avec la même gourmandise désespérée le retour du mobilier de l’ancien maire. Et de faire le même parallèle avec le retour des pratiques passées. On insiste beaucoup sur la reconduction du pacte syndical avec FO et les images hallucinantes de Gaudin recevant la médaille d’honneur du syndicat majoritaire. Même Muselier a du mal à les justifier. On s’interrogera longtemps sur la manière dont ce scandale a pu tenir aussi longtemps, aux yeux de tous, et suscitant l’aval des électeurs pendant trois mandats (au moins). Plutôt que de s’appesantir sur les affaires Guérini et Andrieux (qui ont fait l’objet, au moins pour la première, d’un autre documentaire récent, celui de Xavier Monnier), le film préfère s’achever sur un rappel des liens entre Gaudin et Guérini et incarnés par l’étonnante situation de Lisette Narducci dans l’entre-deux-tours des dernières élections municipales. Mais l’essentiel a alors été dit.
Les auteurs préfèrent s’interroger à juste titre sur les manières de rompre avec ce système qui trouve dans l’épuisement de la ville, des services publics et de l’intérêt public, son principal carburant.
Un documentaire passionnant donc, à plus d’un titre.
Commentaires
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Merci Nicolas pour cette analyse encourageante 🙂
Je te rejoins complètement sur l’idée que le clientélisme à Marseille remonte à avant Sabiani, et la première municipalité socialiste de Flaissières soulève d’intéressantes questions sur ce sujet, notamment les conséquences du clientélisme sur les finances municipales, à une époque où la bulle de l’économie coloniale n’a même pas encore commencé à éclater.
On a malgré tout choisi de commencer par Sabiani parce qu’il semble présenter pour la première fois le mélange communautarisme+gangstérisme+clientélisme politique. De même, nous avions envisagé d’aborder en détail la municipalité Tasso, qui se fait élire en opposition au sabianisme mais qui, préfigurant Gaston Defferre, ne remet pas fondamentalement en cause le clientélisme. Là aussi, les impératifs de durée du doc nous ont amené à couper.
Concernant la comparaison avec les autres villes, cela faisait partie du projet initial : à certains moments du docu, faire des pauses pour comparer avec Paris, Lyon, les Hauts-de-Seine, montrer que le clientélisme n’est pas une tare spécifiquement marseillaise, mais qu’il prend une tournure extrême à Marseille de part l’histoire sociologique, économique et politique de la ville.
Malheureusement, cela fait partie des séquences qu’il a fallu sacrifier pour tenir en 52 minutes. Reste tout de même en clin d’oeil l’archive de Chirac de 1983 dénonçant en meeting le clientélisme de Defferre alors qu’il fait pareil voire pire dans Paris et dans les Hauts-de-Seine.
On espère pouvoir faire un deuxième épisode pour pouvoir aborder toutes ces questions, et bien d’autres encore 🙂
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Merci Fred pour ces précisions. J’avais bien compris que le format est une sacrée contrainte… Encore bravo pour cette merveille et je suis ravi que vous envisagiez la suite. Il faudra, à ce propos, qu’on discute d’un projet de recherche qu’on est en train de bricoler avec Cesare. On voudrait faire un pas de côté sur les enjeux de corruption (en tant que faits objectifs) pour questionner les processus et les acteurs de la dénonciation, sur le temps long justement. On en reparle. A très vite !
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Une critique à l’égard de ce documentaire : la mise en scène de la journaliste avec sa lampe de poche dans un décor suranné me semble superflue, et le temps qu’elle occupe sur la longueur nous prive d’informations complémentaires, comme la comparaison avec d’autres villes par exemple.
De plus, le montage haché des interventions enregistrées est assez pénible : pourquoi ne pas laisser plus de temps à chacun pour s’exprimer, au lieu d’enchaîner une succession de propos qui se répondent plus ou moins mais ne permettent pas de développer le fil du raisonnement des intervenants ? C’est un procédé qu’on retrouve souvent dans les documentaires de ce type, basés sur des témoignages filmés, et je ne trouve pas ça très agréable à suivre.
Dommage que la forme prenne un peu le pas sur le fond.
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Les éléments de mise en scène permettent une respiration, mais sont parfois un peu longs. Le montage des intervenants est effectivement un peu trop “cut”.
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Oui la carte de membre d’honneur décernée à Gaudin par Patrick Rué est effectivement une scène proprement hallucinante. Imaginez Collomb, maire de Lyon, recevoir ce type de récompense de la CGT par exemple…
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Aucun risque qu’une telle pantalonnade se produise du côté de la CGT : ce syndicat n’est vraiment pas amateur de cogestion. Il gagnerait peut-être parfois à l’être un peu plus, mais il aurait vraiment beaucoup de chemin à faire pour atteindre le sublime mélange des genres que pratique en permanence FO-Territoriaux à Marseille entre la politique, le “syndicalisme” et la “gestion” des ressources humaines.
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@Mars1 et Laplaine
Effectivement pour des spectateurs déjà au fait de l’histoire politique et sociale de Marseille, les phases de transition dans la boutique peuvent sonner superflues et/ou trop envahissantes. Nous avons cependant souhaité les conserver car l’objectif était d’être accessible au plus large public possible, ce qui nécessitait d’avoir un fil rouge et des points de repère très clairement identifiés. L’équilibre entre ne pas perdre les non-initiés et apporter un plus aux initiés a été difficile à trouver, je ne sais pas si nous l’avons atteint 🙂
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Pour nos commentateurs : Frédéric est l’un des co-auteurs du documentaire
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Juste quelques mots sur Sabiani . Celui-ci a toute sa place dans le documentaire mais le présenter dans l’article comme ” ayant sombré dans la collaboration” est un raccourci trés contestable laissant entendre c’est ce que dit le mot “sombré” qu’il s’agit d’une sorte de chute individuelle.
Il n’en est rien. la trajectoire individuelle de Sabiani est un mouvement continu qui va du PCF 1920 au PPF 1936 de Doriot donc à l’extrême-droite ( avec financement par la grande bourgeoisie armatoriale) mais il entraine avec lui les milieux du grand banditisme et sur la base d’un anticommunisme de plus en plus violent (souvent à main armée) une partie des classes populaires sur des bases à la fois sociales (petits employés) et claniques (corses) . Premier adjoint d’un maire falot il exerce la totalité du pouvoir municipal pendant 6 ans et va embaucher à tour de bras ses “amis” à la mairie à des postes qu’ils n’occupent même pas. Son successeur SFIO Tasso élu en 1935 ne saura ou ne voudra pas ou n’aura pas le temps avant la mise sous tutelle de la ville en 1938 de défaire le systéme.
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