Quitter le navire
L'image
Quand j’ai vu la photo apparaître sur mon fil, j’étais en train de discuter par sms avec un collègue, un photographe marseillais, la même race que moi, à l’affût des lumières dures et des personnes douces. On parlait de Leica, de mon ex et des Blues Brothers. Et puis l’image est apparue sur Facebook. Je lui ai immédiatement transférée, c’était irréel :
– “T’as vu ça ? Je suis à deux doigts d’aller voir pour vérifier !
– Carrément vas-y, si j’étais pas bloqué sur autre chose j’y serais allé tout droit. C’est génial”
J’ai attrapé la lanière rouge et noire avec la brique au bout et je me suis laissé descendre, comme un égout qui déborde d’envie, le long de la montée des Accoules. J’avais envie que ce soit encore là, je voulais moi aussi faire cette image, faire mien ce moment qui raconte si bien ma ville : frondeuse et culottée, vomissant les snobs, et maniant aussi bien les rames que la bombe de peinture.
À Marseille, l’eau, c’est le prolongement de la rue : c’est un bien public. Face aux promoteurs et aux interdits, les habitants ne se gênent jamais pour rappeler cette évidence en multipliant les plongeons de tête au pied du Mucem, en déversant leurs ordures par-dessus la corniche ou en immergeant dans le Vieux-Port les trottinettes électriques et les opposants politiques. “Ici c’est chez nous”, pourrait-on lire sur chacune des bouées canaris qui caressent les cinquante-sept kilomètres de côtes phocéennes.
Jusque devant le super-yacht, je plissais les yeux pour apercevoir, non le cri vermillon qui avait visiblement disparu, mais au moins la trace des mots. Le propriétaire aura fait effacer l’inscription, mais il en subsiste sûrement quelque chose, la révolte agonise peut-être encore dans des débris de pleins et de déliés, dans l’ombre de ce hurlement couleur sang, dans un reste de pigments flottant sur la crête des flots sales.
Mais rien, il n’y avait rien. La coque était immaculée, bien plus propre que le lavabo dans lequel je ne m’étais pas brossé les dents avant de partir, espérant gagner quelques poignées de secondes. On aurait pu se voir dedans, et on se serait vu pauvres, fatigués, hors-course. C’est peut-être cela le but des véhicules hors-de-prix, toujours si brillants : nous renvoyer cette réalité qu’on aurait pu oublier, le temps d’une promenade avec une glace au yaourt. Sans qu’on lui demande rien, le luxe nous re-fléchit.
Autour du navire, il y avait les figures tutélaires du port : harragas, touristes, familles nombreuses laissant couler sur eux la lumière fraîche du soir. Tous contemplaient le vaisseau, comme hébétés par son luxe, ses vitres teintées, ses soixante-dix mètres de long. J’ai senti une grande déception monter en moi soudain, et j’en ai voulu au responsable du détournement. Ce trait d’humour à un million d’euros c’était jouissif, mais c’était un mensonge. Cet affront populaire, il n’avait pas été réalisé de nuit, depuis un pointu dérobé, un pinceau à la main : il avait été fait sur un macbook pro, à l’aide de Photoshop et de la police de caractère “A Dripping Marker”. Mais dans cette pagnolade électronique il manquait l’essentiel : il n’y avait ni police, ni caractère. C’était donc cela Marseille en 2022 : la ville des Venants, du cornet de panisses à 12 euros et du e-graffiti ?
En rentrant – avec peine, c’est l’inconvénient de vouloir faire partie du haut du panier en taquinant la quarantaine – je constatais que le détournement était devenu viral. Des centaines de partages, des milliers de commentaires enthousiastes : “Cheh !”, “Trop bon”, “C’est dans ces moments là que j’aime ma ville” et le désormais désolant classico “C’est Marseille bébé”. Tous avaient envie d’y croire. Tous serraient le graffeur anonyme dans leurs bras, lui donnaient l’accolade, le portaient aux nues, le confiaient secrètement aux bons soins de la Bonne-Mère. Ils se sentaient vengés. Que la photo puisse être fausse au fond, ils préféraient ne pas le savoir.
Avec le monde extérieur on ne partage jamais le vrai, on partage ce qui nous aide à tenir debout jusqu’à demain, ce qui nous donne une raison d’espérer encore, ce qui justifie nos peurs et nos fêlures. On partage comme on se murmure un secret à soi-même, comme un baume. Si on voulait contempler le vrai on n’allumerait pas internet, on déverrouillerait sa porte. Mais ce n’est pas le réel que l’on traque, c’est cet éphémère instant d’apaisement : celui qui nous laisse croire que pendant une poignée de secondes, en s’allongeant sur notre réseau, nous avons pesé de tout notre poids dans la balance de l’injustice. Et qu’importe le faux lorsqu’il soulage.
Pendant ce temps sur le Calex, battant pavillon des îles Caïmans, David Wilson jouait aux cartes avec son épouse. Ce propriétaire américain de concessions automobiles – un homme qui pèse un milliard d’euros – navigue sur une barque à cent millions. Chaque année, elle lui coûte entre cinq et dix millions pour son seul entretien. Ceux qui la regardaient ce soir, ceux qui peinent à payer la cantine de leurs gosses mais le font tout de même, pour être sûrs qu’ils fassent au moins un vrai repas par jour, ceux-là n’ont pas aperçu David. Il était perché très haut, sur le pont supérieur, derrière les glissières chromées, derrière les vitres teintées et derrière le petit panneau “Private Yacht : no boarding” accroché à la passerelle. En y repensant, je me suis souvenu de cette scène terrifiante dans Titanic, où l’équipage laisse les 3e classe se noyer dans les étages inférieurs pendant que les gabardines en tweed embarquent dans les rares canots de sauvetage. Depuis 1912, c’est toujours pour les mêmes que l’eau monte.
Texte publié sur la page Facebook d’Anthony Micallef le 14 septembre 2022 et republié ici avec son accord.
Commentaires
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Très joli texte 👏
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oui, qu’importe le faux lorsqu’il soulage…cette photo -fausse- fait du bien. et là, on rit ou on pleure ?
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Les dernières lignes qui se terminent avec l’évocation du Titanic sont caricaturales.
Il faut rappeler que les millions d’euros dépensés pour l’achat et l’entretien font travailler un chantier naval et des entreprises avec des salariés tout au long de la vie du bateau. Beaucoup d’argent est injecté dans l’économie et nous en profitons tous indirectement.
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oui, macron appelle ça le ruissellement.
mais ça ne ruisselle pas pour tout le monde avec la même ampleur. ça se saurait.
un chantier naval, et ses salariés pourraient (si il n’y a plus de yachts de riches) bosser pour construire des bateaux navettes pour le port de marseille, et entretenir ces bateaux….
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Merci MM13 : J’adhère totalement et maintenant je vais jeter mes ordures dans la rue pour donner du travail aux balayeurs !
Si tout le monde suit mon exemple, leurs salaires va injecter beaucoup d’argent dans l’économie et j’en profiterai indirectement.
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Joli, dommage que ça chute sur des “gabardines en tweed”, ces deux termes désignant des tissus totalement différents, et par extension des vêtements très précis faits de l’un ou l’autre tissu.
Dans le Trésor Informatisé de la Langue Française ça donne
GABARDINE, subst. fém.
A. Tissu croisé de laine ou de coton dont l’endroit présente une côte légèrement en relief. La chemise blanche largement ouverte sur un complet de gabardine beige, il avait l’air à l’aise dans son corps (CAMUS, Exil et roy., 1957, p. 1601).
B. P. méton. Manteau imperméable coupé dans ce tissu. Il y a des agents, des gardes mobiles et ces sordides policiers en civil avec leurs gabardines, leurs parapluies, les breloques sur leur ventre (NIZAN, Chiens garde, 1932, p. 183).
A. Tissu de laine cardée, d’armure toile ou sergé, habituellement de deux couleurs, fabriqué à l’origine en Écosse. Manteau de tweed; tweeds épais, souples. Il était en civil. Le pantalon était d’épaisse flanelle grise, la veste de tweed bleu acier enchevêtré de mailles d’un brun chaud (VERCORS, Sil. mer, 1942, p. 34).
B. Vx. Robe de chambre ou pardessus importé(e) de Grande Bretagne et réalisé(e) en ce tissu. On a vu à Longchamp des tweeds, des redingotes et des fracs de lui qui n’iront point se perdre dans les vêtements vulgaires (La Mode, 5 avr. 1844, p. 590 ds HÖFLER Anglic. 1982).
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