MARSEILLE ET SES ORDURES

MARSEILLE ET SES ORDURES

La privatisation, la libéralisation et le retrait de la puissance publique

Sans doute est-ce là la première signification de ce conflit dans une entreprise chargée par la puissance publique d’un rôle majeur dans la vie urbaine. Si la métropole assumait pleinement son pouvoir dans cette partie majeure de l’économie urbaine, l’enlèvement des ordures dans la voie publique et leur traitement par des  acteurs et des mécanismes spécialisés, elle pourrait jouer le rôle de l’employeur dans la négociation et la confrontation sociale avec les agents qui interviennent dans cette mission, a lieu de rester là, dans le rôle du témoin, donneur d’ordre, commanditaire, certes, mais sans pouvoir réel de décision. Au lieu de cela, elle assiste à ce conflit dans une forme d’impuissance, dont, en fin de course, ce sont les habitants de la ville qui sont les victimes. Une fois de plus, nous nous trouvons devant une situation révélatrice de l’affaiblissement des pouvoirs publics dans une société qui finit par être de plus en plus largement soumise aux logiques du libéralisme. Car ne nous trompons pas : la liberté des entreprises qui fonde le libéralisme signifie en fin de compte l’asservissement des citoyens et, en l’occurrence, des habitants, soumis aux contraintes imposées par l’économie libérale et les lois de la concurrence, bien plus violentes que celles qui sont exprimées par les pouvoirs publics.

Les ordures et les déchets dans la ville

Mais, dans le cas particulier du conflit social que vient de connaître l’entreprise chargée de la collecte et du traitement des ordures dans une partie de la ville, c’est la signification même des déchets et leur place dans la ville, dans l’espace urbain et dans l’économie de la métropole, qui est manifestée par leur présence sous les yeux des habitants – et, bientôt, sous leurs nez. Les ordures sont, pour la ville, ce que sont les excréments pour le corps humain : elles viennent nous rappeler qu’un espace social est un peu comme un corps : il vit, il agit, il fait des efforts en travaillant, il se repose dans les moments consacrés aux loisirs, et puis, comme le corps humain, il produit des déchets dont il faut bien se débarrasser. Mais, comme tout ce qui manifeste l’importance du corps dans notre vie, nous cachons les déchets : de la même manière que la vision du corps nu est interdite – raison pour laquelle nous nous habillons et pour laquelle la pornographie est intéressante – parce qu’elle manifesterait l’importance de notre corps dans l’espace public, ce qui constituerait une forme de violence à moins d’être sublimée dans les pratiques et dans les œuvres de l’art, la vision des déchets est insoutenable dans l’espace social, parce qu’elle manifeste ce que l’on appeler l’aspect primaire de la vie sociale dans l’absence de loi et de régulation. Nous nous habillons pour dissimuler notre corps pour dissimuler notre singularité et n’apparaître plus que comme des sujets sociaux, semblables les uns aux autres dans la commune appartenance au collectif. Finalement, c’est cela, la loi : c’est la régulation de notre vie et de nos relations avec les autres par des normes et des codes exprimées dans du langage. En revanche, toute une part de nos activités et de nos pratiques échappe à la loi : il s’agit de ce que l’on peut appeler notre intimité. C’est, par exemple, notre correspondance privée, c’est pourquoi les tiers ne peuvent pas la lire, et c’est, en l’occurrence, les ordures et les déchets que nous produisons, dont l’accumulation dans l’espace urbain quand ils ne sont pas retirés produit une forme de violence insoutenable imposée à nos regards. Les ordures et les déchets que nous produisons manifestent, ainsi, notre singularité, la part de notre vie qui échappe au collectif. Mais il ne faut tout de même pas oublier que, si nous les cachons ou si nous les rejetons, dans une sorte de déni, les ordures et les déchets montrent que la ville vit, que l’espace social est un espace pleinement vivant.

Une manifestation de l’importance de l’écologie dans l’économie politique

Sans doute est-ce là la signification fondamentale de l’écologie dans la pensée politique : il s’agit bien de réguler la part vivante de l’espace social, de penser l’espace public en reconnaissant la multiplicité et la complexité de ses significations. La première signification de l’espace public est là : il met sous nos yeux la vie sociale, en manifestant ses incidences et, en même temps, en faisant apparaître la nécessité de la réguler, de lui donner des lois. Mais, en manifestant l’importance de la vie sociale, il fait apparaître la tension entre l’individuel et le collectif. C’est aussi cela que manifestent les ordures et les déchets : ils font apparaître les traces de notre vie individuelle dans le caractère insoutenable d’une forme d’évidence. En effet, les ordures sont comme ce qui se passe dans l’intimité des toilettes : elles sont les productions de ce que l’on peut appeler notre corps propre, notre corps singulier. Par ailleurs, les déchets manifestent ce qui se perd dans l’économie sociale, ce qui échappe à la dimension politique de l’économie. C’est justement la raison pour laquelle une économie politique écologique cherche à penser le recyclage, pour qu’il n’y ait pas de pertes et pour, en quelque sorte, rendre un rôle dans la vie sociale à ce qui n’en a pas. Traiter les ordures est une façon de les voir, de leur donner une signification, au lieu de les enfouir dans des décharges ou de les brûler pour ne pas les voir. Peut-être, enfin, est-ce aussi là un rôle majeur des ordures dans notre vie, que l’écologie politique nous rappelle, et qui explique que nous ne puissions pas les voir : en nous rappelant que la société est un corps qui vit, elles nous rappellent, dans le même temps, qu’elle est aussi un corps qui meurt. Si nous ne pouvons pas les voir et si leur manifestation dans l’espace est une forme de violence, c’est que les ordures et les déchets sont une manifestation de la mort.