MARSEILLE ET LE TEMPS LONG DU CRIME

Billet de blog
le 11 Oct 2024
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Aujourd’hui, je voudrais parler d’un livre. Il s’agit d’un ouvrage que l’historienne Laurence Montel vient de publier sur  ce qu’elle appelle « les racines d’un imaginaire » : la place du crime dans l’histoire de Marseille

Ce livre est un livre d’histoire. Il s’agit, pour son auteure, de suivre l’histoire de la violence marseillaise contemporaine liée au narcobanditisme en la situant dans une part essentielle de l’histoire de la ville. En effet, on ne peut pas comprendre l’importance que revêt, à Marseille, le narcobanditisme et la gravité qu’y atteignent les violences sans la situer dans l’histoire de la ville. C’est qu’il y a une histoire de la violence du banditisme lié au trafic des stupéfiants, comme il y a une « histoire longue » de tous les événements et de tous les acteurs qui constituent, de nos jours, la politique de la ville. En même temps, Laurence Montel sait bien que l’histoire seule des hommes et des événements ne suffit pas à comprendre cette histoire longue, car elle est aussi faite de l’histoire d’un imaginaire. Nous nous situons à la fois dans le domaine du réel – j’allais écrire : dans le calendrier du narcobanditisme – et dans celui de l’imaginaire qui fait de cette mémoire une mémoire pleinement politique. Pour bien définir son projet, L. Montel écrit, à la fin de son introduction : « Les circonstances et les objectifs de la puissance publique ont différé, mais la mobilisation de la puissance publique a pesé dans la fixation, d’une part, du crime et de la corruption dans la carte d’identité de Marseille et, d’autre part, dans l’incorporation par l’identité marseillaise de la peur de la disgrâce » (p. 21).

 

Les années vingt et trente, Marseille et Chicago

C’est dans les années 1920-1930 que l’historienne situe la naissance d’une « scène du crime » à Marseille et son ancrage dans la mémoire de la ville. Il s’agit d’une période de grave crise économique dans le monde occidental entier, qui s’exprimera, par exemple, par l’effondrement de la Bourse de New York, qui aura des répercussions dans tous les pays européens, et, bien sûr, à Marseille. Mais la relation entre Marseille et Chicago va plus loin. Il s’agit de deux villes qui ont véritablement construit leur identité sur la « marge », sur le « décalage » entre leurs économies et leurs politiques urbaines et des politiques de la ville plus conformes aux modèles établis et légitimes. Les « années folles des bas-fonds marseillais », comme le dit l’historienne (p. 296) sont les années au cours desquelles se construit la modernité de la ville, par opposition, en quelque sorte, à ce que l’on appellera les « années folles », cette époque qui précèdera, dans notre pays, les années trente et quarante et la montée, en Allemagne, en Italie, en Espagne, au Portugal, mais aussi en France, des régimes totalitaires qui prendront diverses formes, en particulier celles du fascisme et du nazisme. Quand apparaît, selon L. Montel, le « milieu » marseillais, la ville se situe « entre jungle, Chicago et mafia » (p. 311). C’est le temps des héros du « milieu » : un héros politique, Simon Sabiani, et les héros des « Bandits de la Bourse », Spirito et Carbone. Ce sur quoi va insister L. Montel, c’est la proximité entre le « milieu » marseillais et la Mafia. De cette manière, se construit un mythe, qui concourt à l’idéalisation du crime en rapprochant, ainsi, Marseille et Chicago et leurs cultures urbaines de la violence et de la dénégation des lois.

 

La naissance du port contemporain, la richesse de Marseille, et les « bas-fonds »

Pour comprendre les racines de cette figure du crime dans la ville (j’allais écrire son « étymologie »), L. Montel nous emmène dans les années 1810-1870. C’est le temps de la naissance de la grande ville moderne et contemporaine autour de la révolution industrielle des huiles et du sucre et de l’ouverture de son port moderne, destiné notamment à l’exportation de ces produits, qui générera, dans la suite, une importante activité industrialo-portuaire plus diversifiée. Mais ce sur quoi insiste l’auteure du livre, c’est le fait qu’il y a deux faces dans cette montée de l’activité. Il n’y a pas de prospérité ni de richesse sans le revers de cette part de la vie urbaine : ce que Gorki appelait « les bas-fonds », terme que reprend, d’ailleurs, l’historienne. L. Montel est allée chercher dans les archives de la police ce qui lui permet d’élaborer une histoire de la scène de crime que représente l’espace urbain marseillais : « Les conduites illégales », écrit-elle (p. 25), « stigmatisées et clandestines, agrégeant des noyaux d’individus, sont les plus à même d’indiquer des mondes criminels ». Mais il s’agit bien, pour elle, de situer ses recherches et ses questionnements dans le temps long, à partir des années 1830 et sous le second empire. 

 

L’insécurité et l’espace public

La « ville sans peur », comme l’appelle L. Montel, est une ville qui affronte l’insécurité, mais qui donne aussi, à l’inverse, l’impression de la susciter pour mieux l’affronter – presque pour pouvoir se donner l’air d’une ville capable d’affronter la violence. C’est ainsi que l’on peut parler, à propos de Marseille, d’une forme « d’antidéalisation » : il s’agit de construire une ville dont l’idéalité est, en quelque sorte, symétrique de l’idéalité classique, celle de la ville idéale, pour celles et ceux qui y vivent. C’est que ce qui définit cette antidéalité est, d’abord, l’insécurité – un terme moderne qui semble, en quelque sorte, atténué par rapport à ce qu’il désigne. Si le modèle idéal de Marseille se fonde sur l’insécurité et sur le crime, c’est bien pour qu’elle se distingue des autres villes de notre pays, et c’est pour qu’une politique de la ville qui lui soit adaptée soit en mesure de combattre le crime et l’insécurité afin de rendre Marseille à celles et ceux qui y vivent, pour qu’ils ne soient plus dépossédés de leur ville par les acteurs de la violence. L’espace public marseillais va se distinguer de celui que J. Habermas définit comme l’espace de l’échange et du débat en se définissant comme l’espace du crime et de la violence. Habiter Marseille serait, dans la logique de ce mythe, habiter un espace de risque et de menace – que l’on soit, d’ailleurs, menacé en tant que simple habitant ou qu’on le soit en tant qu’acteur de cette violence. L’espace de la ville, à Marseille, serait un espace qui ne vit que de violence, sous toutes ses formes. Sans doute n’est-ce pas pour rien que Chicago, comme Marseille ont été les lieux d’importants échanges et de réflexions militantes sur la politique de la ville. Ce que l’on appelle « l’école de Chicago » est un espace de travaux et de recherches en sciences sociales sur les politiques de la ville et des chercheurs se penchent assidûment sur la politique de la ville, à Marseille, pour proposer des réflexions susceptibles de s’inscrire dans des politiques urbaines et dans des formes de pouvoir et d’institutions, d’organisation de la vie sociale et d’urbanisme et de logement. Car le problème, bien sûr, est, d’abord, là.

 

Et aujourd’hui ?

C’est la question que l’on se pose en lisant le livre de Laurence Montel. Elle prend, d’ailleurs, bien soin, dans son introduction, de nous rappeler qu’en 2023, « les fusillades sur fond de trafic de stupéfiants ont fait à Marseille 49 morts et 118 blessés ». Et nous sommes allègrement partis pour faire face à des nombres comparables en 2024. Ce que dit L. Montel de l’émergence d’un « rap marseillais » nous montre comment la violence peut être sublimée par des projets esthétiques, dans le domaine de la musique ou dans celui des arts de la rue. Il n’y a qu’à voir, pour cela, ce que l’on pourrait appeler « l’art du tag » pour se rendre compte de l’importance de cette sublimation esthétique de la violence dans la construction d’une culture de la ville. Dans cette esthétique de la ville, nous sommes à l’articulation entre les exigences du politique, les nécessités de la vie sociale, la construction d’une économie politique de la ville et la sublimation esthétique du fait urbain. Marseille vit pour et par ce projet. C’est dire l’importance du travail de L. Montel, qui nous montre qu’à Marseille comme dans toutes les villes, l’histoire parle au présent.

 

MONTEL (Laurence), Marseille, « capitale du crime » ? Les racines d’un imaginaire, Paris, Champ Vallon, 2024, 422 p. (Coll. « La chose publique »)

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