Marseille, Bouche de vieille – Chronique d’avant et après le 5/11/18

Billet de blog
le 18 Fév 2020
2
Photo : Guillaume Origoni.
Photo : Guillaume Origoni.

Photo : Guillaume Origoni.

J’avais écrit cette nouvelle suite aux événements du 5/11/18. Elle m’avait été commandée par un éditeur qui, in fine, n’a jamais publié le recueil dans lequel ce texte devait figurer.

Je la publie donc ici en intégralité.

Marseille, bouche de vieille.

Je viens d’avoir 50 ans. Je vis à Marseille depuis toujours. J’ai vu et expérimenté d’autres villes, d’autres pays, d’autres Etats. Les rues de mon enfance et de ma première jeunesse furent celle du quartier d’Endoume non encore gentrifié. J’en connais tous les recoins , les impasses cachées, les escaliers qui serpentent au cœur des rues perchées sur les collines, les vrais et les faux cul de sac, les bunkers construits par les allemands durant le second conflit mondial, les souterrains abandonnés puis, plus tard, sécurisés par les services municipaux avant d’être clandestinement « ré-ouverts» par les urbexeurs, avant d’être à nouveaux bouchés par les mêmes services ; ce jeu du chat et la souris a duré des années.

Le désir d’ailleurs est dans l’ordre chose lorsque l’on acquiert la liberté des jeunes adultes. Quelque soit la ville que l’on habite, on finit invariablement par la trouver trop petite. Bernard Lavilliers a écrit dans sa chanson « Saint-Etienne » : « On est pas d’un pays mais on est d’une ville ». Lorsque vous grandissez à Marseille, le territoire auquel vous êtes affilié, celui qui construit votre identité aux yeux des autres, ce n’est pas la ville mais le quartier. Si le colosse de Saint-Etienne était né à Marseille il aurait écrit : « On n’est pas d’une ville mais on est d’un quartier ».

Marseille, en fin de compte, est une fédération. Chacun chez soi, dans son quartier, avec ses règles, ses rites et ses tabous. Cet ensemble de pratiques sociales tient lieu de constitution. Mais il est également vrai que chacun d’entre nous reconnaît l’autorité morale de la Ville dans son ensemble. Nous cheminons dans nos propres rues mais nous obéissons aux injonctions communes. Marseille n’est pas notre mère ; elle est notre père. Lorsque nous franchissons les limites, ce qui arrive souvent, ce n’est plus le quartier qui nous rappelle à l’ordre. C’est la ville. C’est elle qui nous distribue les taquets, remèdes à notre arrogance et à notre sentiment d’invulnérabilité. 

On a souvent entendu que « Marseille, c’est pas pareil » ou « Marseille, c’est pas la France ». Ces bravades quelque peu puériles illustrent à la fois notre force et nos faiblesses. Nous, Marseillais, sommes difficiles à domestiquer. De cela nous pouvons sans doute être fiers. Mais, c’est aussi dans l’incapacité chronique à nous mettre en ordre que réside le retard de développement de la ville.

Nous hurlons à tue tête depuis des mois dans les rue du centre ville « Gaudin démission ! », nous conspuons le clientélisme, dénonçons la corruption, mais nous avons élus ces gens. La problématique du vote à Marseille, fait irrémédiablement penser aux questions posées sur les périodes troubles vécues par les différentes communautés composant la ville. Vous ne trouverez aucun italien qui admettra que ses grands parents furent fascistes, aucun algérien qui vous dira qu’il a soutenu le FIS et aucun français « de souche » ne se trouvait sur le vieux port pour célébrer le régime de Pétain. Tutti antifascisti, tous résistants. Il est par ailleurs symptomatique d’entendre « moi je ne vote pas ! » comme argument dédouanant de la responsabilité du marasme dans lequel se trouve Marseille aujourd’hui.

Marseille, bouche de vieille.

Je me souviens du visage de Marseille dans les années 1970 et au début de la décade 1980. L’autoroute Nord traversait alors les quartiers des classes dangereuses et débouchait à la porte d’Aix. Au travers de l’Arc de Triomphe on distinguait des bâtiments sur le point de s’effondrer. Des logements sans volets et sans fenêtre, ouverts aux quatre vents. Ce sont les arabes du centre-ville qui vivaient dans ces taudis du XVIII° siècle. J’étais enfant, je ne comprenais pas tout mais je ressentais bien que cela ne pouvait être juste et normal.

L’héroïne était partout, jusque dans les quartiers riches de Bompard. Aucune agence de voyage ne proposait Marseille dans les destinations potentiellement attractives.  Les touristes visitaient Aix en Provence.
On peut les comprendre. Pourquoi visiter une ville dont les ordures jonchent les rues à toute heure de la journée, où le vol est érigé au rang de discipline olympique et dévouée toute entière aux transports individuels ?

Marseille était un désastre mais un désastre à la Zorba le Grec qui pour surmonter son désarroi et son désespoir dit au maitre devant son village dévasté : « Patron ? As-tu déjà vu un si beau désastre ? ». Comme lui, nous avons dansé sur ce désastre, au stade vélodrome, dans les stations de métro lorsque le Hip-Hop naissant s’emparait de la jeunesse du centre-ville puis des quartiers nord, dans les balleti du Massilia sound-system ou en écoutant l’œuvre au noir de Leda Atomica. 

« C’est peu !» ;  me direz-vous ?

Je ne crois pas ! 
Peu de communautés ont la faculté de danser et de se tenir debout au milieu des ruines.

Je ne sais plus qui a écrit que « Marseille est une ville laide sur un site magnifique » ?

Peu importe, cette formule révèle l’ambivalence de la ville.

Sa lumière est incomparable. Les Tindersticks en ont fait un superbe titre : « Marseilles Sunshine ». Tous les marseillais du nord au sud et de l’est à l’ouest savent que Dieu ne nous a pas donné la richesse. Il nous a donné la lumière. Comprenez bien que je fais référence ici à la lumière dans le sens photographique du terme, car nous sommes peu éduqués, assez frustres, mais nous nous parlons volontiers – à défaut d’un dialogue direct avec les puissances divines – et en fin de compte, nous parlons aussi volontiers aux étrangers tout en estimant ce que nous pourrions instantanément tirer d’eux. Réflexes pavloviens typiques des villes du quart monde.

Il est par ailleurs étonnant que peu de réalisateurs aient réussi à capter la part d’ombre de Marseille. Peu d’entre eux ont intégré que cette extraordinaire lumière inonde les tensions présentes dans les rues d’une cité qui se porte mal depuis la fin de la colonisation.

Sans véritable surprise, ceux qui y sont parvenus sont marseillais, Karim Dridi ou Guédigian par exemple. Mention honorable peut-être également donnée à John Frankenheimer.

Aujourd’hui encore, lorsque Marseille est filmée, elle l’est pour sa lumière, pour la magie qu’offre le littoral du centre ville. Le Mucem nous a fait du bien, c’est incontestable, mais il ne suffit pas à masquer les taudis du centre-ville similaires à ceux qui existaient déjà  dans les années 1970.

Pourtant, Marseille porte en elle une force motrice assez rare. Je me suis souvent posé la question sur la réaction des Marseillais si la ville était soumise à un siège comparable à celui de Sarajevo. Un Radovan Karadzic avec l’accent de Fernandel est-il en gestation ?

Existe-t-il des démons assez puissants pour nous faire croire que nous devrions séparer Marseille en zone ethnique ? Bien entendu je ne peux le savoir. Mais, s’il existait une côte sur un tel pari, alors, même à cent contre un, j’opterais pour le « non ! ».  L’autorité morale de Marseille fonctionnerait en dernier recours.

Patience, un jour nous parierons en ligne sur ce type de projection.

Les Marseillais sont capables de se regrouper, de faire front si on les blesse. Ils le font à leur manière, dans le désordre, l’inorganisation et avec une détermination que l’on doit souvent aux femmes de cette ville. Se sachant abandonnés, ils se battent même si c’est seulement pour vendre chèrement leurs cadavres.

Car cadavres, il y a eu ! Le 5 novembre 2018 à la rue d’Aubagne, dans le centre historique de Marseille. Les taudis, la misère, l’incompétence. Me voilà de nouveau confronté au pire du Marseille de mon enfance.

Vous avez craché sur nos tombes …..

Le hasard a voulu que je sois présent lors de l’effondrement. Je revenais de la Plaine où j’avais fait des photos du mur que le conseil municipal a érigé tout autour de la place Jean Jaures pour en empêcher l’accès aux zadistes  qui contestent le projet de réaménagement du quartier. Ce 5 novembre au matin, j’y ai croisé mon ami Squaaly, fin connaisseur de la ville, de toutes les cultures et des musiques qui la composent. Nous partagions consternation et stupeur devant notre mur de la honte. C’est le cœur un peu lourd que je remonte sur ma moto pour me rendre sur mon lieu de travail. Je passe, comme tous les jours, par la rue Jean Roque. En m’y engageant, je remarque dans mon champ de vision une singulière entropie. Il y a quelque chose qui cloche. Un paramètre inhabituel. Les gens sont regroupés en silence au milieu de la rue d’Aubagne. Je pense à une embrouille, une arrestation, une bagarre ou hélas, à un nouveau mais peu surprenant règlement de compte. Soudainement, la rue est traversée par un nuage de poussière propulsé avec force. C’est à ce moment là  que j’arrive au croisement entre la rue Jean Roque et la Rue d’Aubagne. Quelques pierres roulent encore. Le silence des habitants est lugubre. Je béquille ma Honda et je sors mon Nikon. Les pompiers arrivent immédiatement…

Pleurs, peine, incrédulité. On ne sait pas encore si des personnes se trouvent sous les décombres.

La suite, tout le monde la connaît. Les fouilles durent plusieurs jours et nuits et in fine, les marins pompiers de Marseille ont extrait 8 cadavres du gigantesque amas de gravats. Les immeubles numéros 63 et 65 de la rue d’Aubagne se sont transformés en sépultures barbares.

La municipalité explique cet effondrement par les pluies exceptionnelles des derniers jours. Dans le quartier, tous savent que ce n’est pas la pluie mais la misère et l’abandon qui sont en cause.

La presse locale, puis nationale s’empare du scandale. La municipalité panique. Le quartier de Noailles est bouclé. Chaque jour les marseillais assistent aux évacuations des personnes qui vivent dans les appartements menaçant à leur tour de s’effondrer. Deux mille marseillais sont désormais sans logement.

Les associations de quartier montent immédiatement au créneau. Un collectif du 5 novembre est créé. Les localiers enquêtent.

Les morts de la rue d’Aubagne font office de catalyseur dans une ville que l’on croyait résignée à l’échec des politiques urbaines.

Cette fois, ce n’est pas pareil. Marseille c’est pas pareil. On ne touche pas à ses enfants.

Un appel est lancé pour une marche blanche dont la date est fixée au 10 novembre.

Le cortège se rassemble sur le Cours Julien à mi chemin entre La Plaine et Noailles. La foule se meut lentement, en silence. 10 000 marseillais se retrouvent dans la rue. Les visages sont fermés et souvent, la gorge est sèche. Toutes les classes sociales sont représentées. Arrivée au carrefour entre le Cours Lieutaud -transformé en base de premier secours- et le Boulevard Garibaldi les marseillais applaudissent longuement les pompiers à leur droite puis se tournent vers la gauche pour remercier de même manière la police. L’heure est au recueillement. Nous faisons corps, nous faisons bloc, nous sommes une communauté. En ce jour nous ne manifestons pas par peur que nos maisons s’écroulent sur nos familles, nous manifestons parce que cela est arrivé à « eux », nos frères marseillais.

C’est aussi un jour où nous nous parlons beaucoup car, comme dans tous les enterrements, on retrouve des connaissances que l’on ne voit plus ou peu. Sophie, une amie des années Fac dont j’avais perdu la trace depuis longtemps, me dit : « Ma mère me dit souvent qu’il pleut toujours sur les plus mouillés » …. Elle a raison, nous savons tous que ce n’est pas la pluie.
Ma femme, Laetitia, marche à mes côtés. Comme nous tous elle est triste et en colère. Je fais des photos. Je fais toujours des photos et comme toujours, on me prends pour un flic. Je croise mes amis journalistes, Gilles et Coralie. Eux aussi ont la tête des mauvais jours. Nous échangeons quelques mots et des regards désabusés. Nous avons le sentiment que nous sommes dans une ville que le futur déserte peu à peu.

La ville tombe en lambeaux sous nos yeux  à l’image de ce balcon qui cède et blesse une passante alors que nous sommes 10 000 à présentement défiler pour des habitats dignes. Le cauchemar continue. L’absurde s’installe dans les rigoles de la ville. 

Les Marseillais gardent leur calme, ils défilent en silence jusqu’aux parvis de la mairie gardée par les forces de l’ordre. Kevin Vacher, le jeune président du collectif du 5 novembre, y prononce un discours  emplit d’humanité et de combativité : la mairie devra rendre des comptes, nous ne les lâcherons pas.

Laetitia et moi rentrons par la rue Estelle et assistons aux dépôts de fleurs et de bougies sur les barrières qui bloquent désormais l’accès à la Rue d’Aubagne.

Les pompiers travaillent encore, sans relâche. Dans cette rue sans eau, sans gaz et sans électricité, perchés sur la grande échelle, ils sécurisent la rue. On craint l’effet domino, tout le pâté de maison menace de s’effondrer, alors, ils procèdent aux destructions contrôlées des immeubles les plus fragilisés.

Nous nous arrêtons de longues minutes sur le pont qui surplombe le Cours Lieutaud. Il nous est difficile d’admettre que le centre de Marseille ressemble à une zone de guerre. C’est pourtant le cas, les barnums servant de Poste de Commandement avancé, les véhicules d’urgences, les ambulances, le bleu cobalt des Yamaha de la police, tout concourt à cet atmosphère de chaos et d’échec malgré la maitrise indéniable des services de l’Etat auquel nous feignons régulièrement de ne pas appartenir ….

Je me tourne vers Laetitia et je vois l’incrédulité qui traverse son regard. Je me tais et fini par lui dire : «  Voilà où nous en sommes…». Elle ne répond pas.

Les jours suivant, j’échange avec mes amis. Franck, Gilles, Alain, Yves. Notre sentiment s’est mué en certitude : ce coup ci, ça ne passe pas. Nous avalons des couleuvres depuis longtemps dans cette ville qui a raté toutes les mutations du XXI° siècle (et peut-être même celles du XX°). Mais là, c’est pas pareil ! Il y a des morts.

L’énergie environnante de la ville et de sa colère sourde parvient jusqu’à nous et nous savons que la mobilisation résistera à l’érosion des motivations. Les élections de 2020 seront inédites et déterminantes.

Une nouvelle marche est prévue pour le 18 novembre sur appel de plusieurs associations et syndicats. L’heure n’est plus au silence. Le rassemblement est baptisé : « marche de la colère ». Je sais déjà que je ne pourrais pas y participer mais loin de Marseille, je reste en contact avec les amis qui m’informent en direct de ce qui se passe dans ma ville. Les heurts avec les forces de l’ordre ont été violents et donnent le ton des prochaines mobilisations.

Divergence des luttes, convergence des cibles.

Le Samedi 1 décembre, une nouvelle marche est organisée par les associations marseillaises. Cette « marche de la dignité » est précédée de rumeurs qui parcourent les quartiers. Nous présumons tous que la partie sera difficile et ce pour plusieurs raisons. La première étant que les éléments les plus actifs et plus engagés veulent répondre aux violences du 18 novembre. Les militants tiennent à leur match retour.

Un autre paramètre vient perturber la mécanique de la violence locale avec l’arrivée des gilets jaunes à Marseille. A ces deux cortèges s’ajoutent la présence d’une manifestation de la CGT.
La France traverse une période historique en ce début du mois de décembre car le mécontentement enfle dans tout le pays et nul ne sait si les gilets jaunes vont s’agréger à la frustration des marseillais qui va croissante depuis des semaines.

L’histoire communale risque d’être absorbée par l’histoire nationale. Seuls, les grands dramaturges, les grands historiens ou les grands auteurs réussissent le tour de force de rendre compte de la grande et de la petite histoire dans un même récit. Or, nous, les Marseillais, sommes sûrs d’une seule chose : notre façon de vivre laisse peu de place à l’individu. Nous n’attendons donc pas celui qui fera de cette journée de la dignité un récit épique. Comme d’habitude, nous irons à la baston ensemble et nous verrons bien si les jaunes ou les rouges nous rejoindrons. Si oui, tant mieux ! Si non, tant pis ! « T’inquiètes on se débrouille » chantaient naguère les mauvais garçons de la Fonky Family.

Le rendez-vous est fixé sur le Cours Julien. Lorsque nous arrivons, la mobilisation semble ridiculement faible. Nous y croisons nos amis qui partagent cette déception.

Je ne sais par quel miracle, lorsque le cortège se met en branle trente minutes plus tard, la foule est compacte. Tout ce qui compte dans le Marseille contestataire est présent : les vieux militants du Parti Communiste, les Solidaires, La France insoumise, La communauté Emmaus…mais aussi les totos, les antifas, les associations de quartiers, les MTP et surtout les marseillais de tous quartiers.

L’ambiance est tendue, rien dans la ville n’est géré et ce sont les services d’ordre des associations puis plus tard de la CGT qui canalisent les foules convergentes vers le Vieux Port. Les automobilistes fulminent, englués qu’ils sont dans la foule compacte. Les rues n’ont pas été déviées par la municipalité et le flux mécanique est arrêté par la marée humaine. Les esprits s’échauffent. Un groupe de cycliste remonte à vive allure la Canebière et heurte un homme qui proteste aussitôt :

  • Putain, vous pouvez pas faire attention ? Vous m’avez fait mal !
  • Quoi ? Kesstuveux ! Tu veux venir au commissariat tout de suite !

Les cyclistes sont des policiers en civil. Ils se comportent mal, agissent mal et accentuent ainsi la tension et le désordre.

Quelques minutes plus tard, le service d’ordre de la CGT s’embrouille avec les gilets jaunes qui n’ont, contrairement à la centrale syndicale séculaire, aucune expérience de la gestion des rassemblements. Il faudra parlementer longtemps pour que le cortège de la marche de la dignité parvienne à se remettre en route, escorté par le service d’ordre de la CGT et de la France Insoumise. Arrivé devant la mairie, la CGT n’est plus là. Seuls restent les gilets jaunes et les manifestants venus pour la marche.

Le jour décline. Les CRS, la BAC et les pompiers sont en place. Des cris s’élèvent de la foule : « Gaudin démission ! » ou « Nous sommes tous des enfants de Marseille ! » et quelques « Macron démission ! ». Tout est assez calme. Les gilets jaunes et la marche de la dignité ne se mélangent pas.

Laetitia veut rentrer à la maison, visiblement la manifestation est terminée. Je lui réponds que je vais rester encore un peu pour faire des photos, « On ne sait jamais ? ».

Mon ami Yves, vient vers moi, nous plaisantons ensemble avec Georges, Céline et Pascale.

Lorsque j’informe Yves de mon intention de rebrousser chemin vers mon domicile il sourit et me conseille de rester :

– Tu devrais attendre, dans une demi-heure ça part !

« Ca part » signifie que les affrontements sont en gestation. Pourtant rien ne l’indique, c’est même assez léthargique, pensais-je.

  • Tu es sûrs Yves ? Je ne crois pas !
  • 20 minutes ! 30 minutes au plus !

Je fais plutôt attention à ce que me dit Yves. C’est un vieux militant anarchiste, petit fils de républicain espagnol. Il a milité toute sa vie, il a une connaissance étendue des courants politiques (et des explosifs), il est souvent bien informé et connaît tout le monde. Tout comme moi, c’est un pur produit du XX° siècle, un enfant de la guerre froide. Nous sommes périmés dans bien des domaines, nous trouvons absurdes les threads politiques sur twitter mais nous avons lu aussi bien Marx, Lénine, Trotsky, Gramsci, qu’ Evola ou les idéologues de Ordine Nuovo. Yves a l’habitude des manifs et de la rue. Il sait lire la topographie et la proxémie particulière des territoires en tension. Je me débrouille aussi plutôt bien dans ce genre d’exercice mais je boxe en amateur par rapport à Yves. Ce qu’il me dit m’intrigue donc. Un homme à côté de moi, Erik, me fait signe. Il prend des photos avec sa copine Caro, elle aussi photographe : « regarde-les ceux-là, ils viennent d’enfiler des gilets jaunes mais ce sont des mecs de la BAC ! Tiens toi loin d’eux ! C’est des cogneurs ! ».

Je ne les connais pas et je ne sais pas encore que nous allons passer deux mois ensemble dans les manifestations marseillaises.

Yves s’éloigne de nous et lance avec un grand sourire : « 20 minutes maximum ! ».

J’embrasse Laetitia qui décide de rentrer et me demande d’être prudent. Je lui réponds que Yves se plante et qu’il ne se passera rien. A cet instant précis un fumigène est lancé sur les CRS qui se trouve à droite de la Mairie. La réplique est immédiate : deux grenades lacrymogènes  rebondissent sur le sol et achèvent leurs courses effervescentes dans la foule. La rumeur se déchaine : «  Fils de putes !», « Enculés ! », « Venez, bande de putes ! ».

Le cordon de CRS qui se trouvait en retrait avance, les LBD 40 pointent la foule, d’autres grenades sont tirées.

Yves avait raison ! Je dis à Laetitia : « Ca y est c’est parti ! Rentre ! ».

Les premières barricades se dressent déjà sur le quai des belges, à 100 mètres de la mairie. L’air est saturé de gaz, les CRS se déplacent en groupes compacts, la foule recule, un zodiac de la police est en place dans le vieux port. Le marché de Noël disparaît sous le brouillard irritant. Ca tousse, ca crache, ca court, ca gueule et surtout ça vole. Tout ce qui peut être projeté quitte le sol. Pierres, bouteilles, trottinettes, barrières de chantiers, poubelles, jardinières, vélib. Je ne suis pas équipé. Je n’ai pas de casque, pas de masque, pas de gants et je me déplace sous cette pluie de projectiles improvisés.  Les flics assurent bien. Il faut le reconnaître. Ils ne vont pas au contact et font reculer la foule avec les gaz. Il y a très peu de tirs de LBD. Il y a aussi un officier dédié à la communication. Un homme sûr et sympathique, qui facilite notre travail et va parlementer avec les groupes les plus excités. Il contribue à faire baisser la tension.

Mais une foule est rarement intelligente. Elle ne comprend jamais le biotope qu’elle contribue à créer et ne maitrise pas l’entropie dont elle est la source. C’est un bloc d’émotions, d’excitations et de rancœurs.

Les gilets jaunes et les « marseillais » se mêlent, érigent d’autres barricades lorsque les forces de l’ordre reprennent celles qui sont abandonnées.

Les arbres de noël, recouverts de neige artificielle, flambent les uns après les autres.

Je shoote le désastre en mode rafale, un photographe à côté de moi dit à l’un de ses confrères : « Putain, ca dégénère sévère ! » puis se tourne vers moi et continue en souriant «  Bon, on va pas se plaindre, ça fait de belles photos ».

Il a raison, le feu, le mouvement, le ciel entre chien et loup et la bonne mère en fond, ça fait de superbes clichés.

A ce moment là, il n’est que 16h45. Nous comprenons que la nuit sera longue.

Les émeutiers remontent la Canebière, démontent les chantiers, dressent des barricades, allument des incendies, cassent les vitrines. Marseille s’embrase.

Certains nous menacent : « Pas de photos, vous êtes les suceurs de Macron ».
On s’en fout, on shoote quand même à de rares exceptions prés.

La jeunesse des quartiers du centre ville, les militants et quelques gilets jaunes gueulent en cœur : « Tout Marseille déteste la police ! ». Les motivations différent mais l’ennemi est commun, cela suffit à alimenter les moteurs auxiliaires de tout ce petit monde qui tente sous nos yeux l’expérimentation de la destruction créatrice.

Lorsque la foule, toujours moins nombreuse et épuisée par les gaz, arrive à l’angle de la canebière au niveau du commissariat de Noailles, les voitures de polices sont incendiées.

Amit, un photographe, reçoit un projectile dans les côtes. Il a été tiré d’un LBD. Il a mal, il est furieux et invective la police. L’officier com, encore une fois, calme le jeu. La douleur continuera à l’handicaper les semaines suivantes.

Les émeutiers se séparent en deux cortèges distincts. Le premier remonte la Canebière vers les réformés, l’autre rejoint la plaine. C’est ce dernier que je décide de suivre. Je me retrouve seul au milieu de la foule. On me menace gentiment mais rien à voir avec les semaines qui vont suivre où les appels à « couper la tête des journalistes » fuseront régulièrement des groupes de gilets jaunes et parfois des « radicaux ».

Protégé sous un porche pour éviter les jets de bouteilles, je m’adresse au policier qui, comme moi se protège sous l’arche de la porte voisine :

  • Ca va ? Pas trop dur ?
  • Non, ça va mais nous n’avons plus de grenades, ça va être chaud.

Certains jeunes, derrière les barricades constituées de poubelles enflammées, viennent spontanément me parler :

  • Tu es de la presse ? Tu bosses pour qui ?
  • Je bosse pour moi et je donne mes photos à Marsactu !
  • C’est qui eux !
  • Un journal local sur le net. C’est leur rédaction qui a sorti, il y a deux ans, le scandale des logements indignes.
  • Ah oui ok ! Nous, tu vois, c’est BFM et LCI, qui doivent aller niquer leur mère. Ils racontent que des conneries sur nous. Ils savent pas à Paris ce que c’est de galérer comme une pute tous les jours.

Effectivement, ils ne savent peut-être pas.

Dans le viseur de mon Nikon, je vois plusieurs feux allumés dans la rue des Trois Mages. Une escouade de CRS charge, je les suis à un mètre. Les manifestants lancent encore et encore tout ce qui leur tombe sous la main. C’est une véritable pluie de déchets de tailles, de poids et de natures différents à laquelle répondent aussitôt les dernières lacrymos disponibles.

Arrivé sur le plateau de la Plaine, le sol est jonchés de détritus, quelques poubelles brûlent au milieu de la route. Un canapé fini de se consumer sous les lances des pompiers.

Un couple de vieux marseillais, vraisemblablement d’origine algérienne, me dévisage, puis leurs regards se portent sur mon brassard « PRESSE ». Ils me saluent :

  • Bonjour Monsieur !
  • Bonjour messieurs-dames !
  • C’est triste de voir le quartier comme ça mon fils !
  • Oui, vous avez raison c’est triste.
  • Depuis un mois, c’est la pagaille sur la Plaine tous les samedi et maintenant c’est dans toute la ville, il faut qu’ils arrêtent hein, dites leur !
  • Je ne peux rien leur dire, je ne suis personne.
  • C’est eux qui sont personne ! Pourquoi ils viennent saccager le quartier mon fils ?

L’image de ce couple qui tient à partager son désarroi avec moi me touche profondément. Elle me rappelle aussi pourquoi je n’aime pas la violence en politique. Je vous l’ai déjà dit, je suis un dinosaure du XX° siècle, un social-démocrate. Un homme simple terrorisé par toutes formes de désordres, car le désordre ne profite jamais aux plus faibles. Les charniers de Srebrenica, les monceaux de cadavres de Kigali, les fosses du Kossovo sont les fils et les filles du désordre. Contrairement à l’idée reçue, les raccourcis que l’on tente d’imposer à l’histoire finissent toujours par prendre la forme d’une impasse. Les plus malins, les plus agiles parviendront toujours à s’extraire de ces culs de sacs. Les autres, comme ce couple de petits vieux ou comme le boulanger qui tente avec un sceau d’éteindre l’incendie qui a été allumé devant son commerce, regarderont incrédules la mise à sac et la destruction du biotope qu’ils n’ont pas choisi mais auquel ils ont fini par être attaché.

Je ne partage pas les idées révolutionnaires lorsqu’elles émanent d’individus ou de groupes actifs dans les démocraties libérales. Tout comme les capitalistes, ils jouent ! Ils parient à la hausse ou à la baisse sur l’intensité  du conflit. Lorsque le jeu sera trop difficile, ils retourneront eux aussi vers les valeurs refuges : le droit, le groupe, l’indépendance de la magistrature.

Je ne partage pas leurs idées, certes, mais leur compagnie m’est plus agréable que la classe moyenne bourgeoise dont je suis issu. Ils ne me cassent pas les couilles avec les prêts immobiliers ou les travaux de la maison. Ils sont en vie.

Il est tard et je décide de rentrer. J’ai pris mon pied. J’ai adoré ça.

Les semaines qui suivent je ne vais rater aucune manifestation. Je retrouve systématiquement Erik, Caro, Yves et ensemble nous allons continuer à être les témoins des transformations qui secouent le pays en suivant les protestations des gilets jaunes mais aussi et surtout celles qui traversent Marseille. Ces forces sont telluriques, elles sont encore en mouvement, comme si l’onde de choc des immeubles du 63 et du 65 de la rue d’Aubagne continuait à se propager.

Marseille, bouche de vieille ! Chantait Phil Spectrum de Leda Atomica, le punk géant aux allures de Frankenstein qui déambulait jadis dans ces rues aujourd’hui meurtries.

Force est de constater que la vieille à de beaux restes et que ses enfants sont courageux.

Nous nous étions habitués à tout mais pas tout à fait. Deuxième ville de la 5° puissance mondiale, Marseille doit faire face à des situations qui relèvent du Tiers monde. Pauvreté endémique, corruption, l’un des taux d’homicides les plus élevés de l’union Européenne. Oui, nous traversions cela dans un silence coupable. Et bien ce temps est révolu !

Nous ne dansons plus au milieu des ruines. Nous sommes maintenant les enfants des ruines du monde ancien. Nous sommes revenus aux origines du temps, le temps où les mathématiques n’existaient pas.

Puisque je vous dis que « Marseille c’est pas pareil ! ».

Guillaume Origoni.

 

Commentaires

L’abonnement au journal vous permet de rejoindre la communauté Marsactu : créez votre blog, commentez, échanger avec les autres lecteurs. Découvrez nos offres ou connectez-vous si vous êtes déjà abonné.

  1. JMSA JMSA

    Merci pour cette belle chronique et pour la mémoire du grand Phiphi

    Signaler
    • guillaume-origoni guillaume-origoni

      Phifi hante toujours ces (ses?) rues !

      Signaler

Vous avez un compte ?

Mot de passe oublié ?


Ajouter un compte Facebook ?


Nouveau sur Marsactu ?

S'inscrire