Marsatac au parc Chanot : le hip-hop sur les traces de la première exposition coloniale

Tribune
le 23 Juin 2017
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Qui se souvient que le parc Chanot a d’abord été le lieu d’accueil de la première exposition coloniale ? À part quelques vestiges dont les grilles monumentales, le parc d’exposition et de congrès municipal n’en garde nulle trace. Dans ce lieu devenu comme un autre, le festival Marsatac investira le Grand Palais où se produiront la Fonky Family et De la soul, figures locales et internationales du hip-hop.

L’actualité et l’histoire se télescopent ainsi et soulignent l’absence de mémoire de ce temps où Marseille incarnait la métropole coloniale. Chercheuse en études métropolitaines à l’université de Berlin, Marlène de Saussure réalise une thèse sur la manière dont l’exposition coloniale de 1906 et la capitale européenne en 2013 ont contribué à instituer Marseille en métropole. Auparavant ses travaux ont porté sur la scène hip-hop à Marseille. Elle ouvre ici un débat sur la mémoire coloniale de la ville. 

Marsatac 2017 au parc Chanot : un regard sur le hip-hop et le (post)colonialisme

Marlène de Saussure. (Crédit : D.R.)

Marsatac, édition 2017, quitte la Friche La Belle de Mai pour aller trouver les scènes du parc Chanot. Ce festival marseillais de musiques actuelles, une institution des scènes hip-hop, électroniques et alternatives locales, est un événement culturel phare dans le paysage estival de la ville.

Certain.e.s s’interrogent sur le grandissant éclectisme de la programmation tandis que d’autres débattent de la signification d’un nouvel emplacement à caractère plus “grand public”. Mais à y regarder de plus près, questionnons plutôt la nature propre du parc Chanot et sa symbolique en tant que lieu d’accueil de Marsatac.

Le parc Chanot – 111 ans d’histoire coloniale

L’existence du parc Chanot comme lieu d’événements populaires à Marseille pose un premier problème. En effet, se souvient-on de la naissance de cette aire urbaine crée à l’occasion de la première Exposition Coloniale française à Marseille en 1906 ? Le maire de l’époque, Amable Chanot, lui offrit son nom. Se souvient-on que le “Grand Palais”, là où se produira entre autres la Fonky Family, fier groupe iconique du hip-hop marseillais, fut baptisé “Grand Palais de l’Exportation” il y a plus d’un siècle afin de célébrer et d’exposer aux yeux du monde entier les efforts souvent meurtriers de l’exploitation coloniale de l’Empire français ?

En dépit de quelques vestiges architecturaux dont les escaliers de la gare Saint-Charles et le monument aux armées de l’Afrique par exemple, une certaine invisibilité du passé colonial demeure dans la ville. Pourtant, face à un tel patrimoine, la question du devoir de mémoire collective urbaine s’impose.

De l’anecdotique à l’idéologique, l’importance accordée aux noms et aux symboliques des lieux dans lesquels nous évoluons est à débattre. C’est d’ailleurs précisément ces espaces urbains publics, dont l’appellation fait allusion quotidienne et banalisée aux passés coloniaux du monde occidental, qui sont l’objet de véhémentes contestations dans d’autres villes d’Europe et du monde. À Berlin par exemple, des initiatives populaires exigent le changement de nom de certains quartiers et rues emblématiques, comme le “Afrikanisches Viertel” (littéralement, le quartier africain), vestiges du colonialisme allemand. Les termes en lesquels ces réformes pourront être adressées dans le contexte marseillais restent à définir. Mais le devoir de parler du passé, de nommer les choses de l’histoire, quitte à en dénommer les héritages, reste intact.

Culture hip-hop et (post)colonialisme

Au-delà de la nomenclature des espaces urbains, la production de Marsatac au parc Chanot pose un autre problème essentiel : ce festival est, à l’origine et par essence, un symbole de la culture hip-hop à Marseille. Initialement, l’événement se consacrait exclusivement à la production locale, montrant par exemple 3e Œil et Psy4 de la Rime lors de sa première édition en 1999. Avec les années, il s’ouvre au hip-hop international, pour devenir multi-genre aujourd’hui. Or, la culture hip-hop est, à sa source et par essence, un mouvement culturel émancipatoire de peuples colonisés. Comme l’écrit le chercheur et artiste rappeur Damon Sajnani, “à l’origine, la culture hip-hop est une décolonisation organique de l’espace urbain local par des populations colonisées intérieurement dans le New York post-industriel des années 1970”. Par ailleurs, lors de la mondialisation de ce mouvement dès les années 1980, en France et autour du globe, on parla de colonisation d’un phénomène culturel globalisé. Le hip-hop à Marseille, influencé et souvent stigmatisé par le cosmopolitisme et l’histoire migratoire de la ville, s’inscrit également dans une réflexion postcoloniale sur le patrimoine identitaire local.

La palme et la cigale, symboles de la Marseille, métropole coloniale. Bien rouillée…

Lors de Marsatac 2017, ce sont précisément des groupes hip-hop dans la veine de ces revendications culturelles, comme la Fonky Family et De La Soul par exemple, qui seront applaudis. Leur performance dans ces lieux historiques des dominations impériales et des crimes coloniaux au nom du développement économique de la Grande France peut être interprété comme une certaine absurdité, ou une omission dérangeante.

Depuis un demi-siècle, le rap engagé a fait des dénonciations des politiques discriminatoires et des devoirs de mémoire envers ceux que l’histoire a tu sa raison d’être. Aujourd’hui, les héritages de la culture hip-hop sont popularisés, le sujet est démocratisé ; cette année même, le musée d’art contemporain (MAC) de Marseille relate une apogée de ce mouvement, tandis que le MuCEM expose le graffiti méditerranéen. En pratique, la présence d’artistes hip-hop sur les scènes des festivals à Marseille et ailleurs maintient l’efficace revendication d’un espace culturel.

Relever une coïncidence, lancer un débat

Marseille fut un pivot de la colonisation française et rappelle cet héritage à travers un espace urbain comme le Parc Chanot. Marseille a été un des principaux berceaux du hip-hop français et continue aujourd’hui à porter cette culture, avec des festivals d’envergure et un foisonnement de productions locales.

Il s’agit ici de soulever la coïncidence entre l’existence d’un événement culturel majeur dans un lieu à signification coloniale ignorée. Plus encore, il s’agit de rebondir sur cette omission révélatrice pour soulever la nécessité d’un débat sur l’invisibilité du passé colonial à Marseille. C’est à la croisée d’un patrimoine historique problématique et d’une substance culturelle émancipatoire que germe un fructueux potentiel pour que spectateur.rice.s, acteur.ice.s, politiques et penseur.se.s forgent une Marseille critique, hip-hop et anticoloniale de l’avenir. À quoi ressemblerait donc une discussion culturelle émancipatoire en ce lieu (post)colonial aujourd’hui et demain ?

Commentaires

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  1. nicolas maisetti nicolas maisetti

    Très intéressante analyse et qui me donne envie d’en savoir plus sur les travaux de Marlène de Saussure. Pour la discussion, je me demande si plutôt que d’y voir une “absurdité ou une omission dérangeant” (manifeste en effet), on ne pourrait pas voir aussi dans la présence de la FF ou de De La Soul au Palais Chanot à l’occasion de Marsatac, une opportunité de réappropriation d’espaces et de lieux qui autrefois marquait la domination coloniale ? Il me semble que la littérature sur les post-colonial studies souligne ces processus de renversement par la réappropriation, non ?

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    • Marlène de Saussure Marlène de Saussure

      Tout à fait!
      Cher Nicolas, merci pour votre commentaire. Je vous suis parfaitement sur cette revendication des post-colonial studies.
      Je connais vos passionnants travaux sur Marseille et serais très heureuse d’engager une discussion avec vous.
      Au plaisir!

      Merci d’avance d’intégrer le contenu corrigé et n’hésitez pas à me contacter en cas de question.

      Bien cordialement,

      Marlène de Saussure

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  2. VitroPhil VitroPhil

    Il est toujours bon de relier l’actualité et l’histoire. Il est également salutaire de rappeler notre passé coloniale et ainsi lutter contre une forme de refoulement de cette histoire qui en se logeant dans l’inconscient collectif parasite certain de nos comportements.

    De la à trouver problématique la tenue d’une manifestation de hip-hop au parc Chanot me semble artificielle et pour le moins exagéré.

    D’une part, si le parc Chanot a été inauguré pour une exposition coloniale, ce n’est pas pour cela que cela fait 111 ans que les manifestations y prenant place soient à la gloire de l’empire francais…

    D’autre part le hip hop prend racine dans la culture afro-américaine. A ce titre il s’agit historiquement d’une lointaine conséquence du commerce triangulaire.
    Ce phénomène du commerce d’esclave étant à bien distinguer du fait colonial du 19ème siècle.

    Donc le conflit entre les deux me semble assez faible, par ailleurs la tenu de Marsactac au parc Chanot en 2017 démontre simplement que notre époque si problématique a quand même bien évoluée depuis 1906.

    Dro Kilndjian l’exprime très bien dans son interview à Marsactu.

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    • Marlène de Saussure Marlène de Saussure

      Merci pour votre commentaire!

      Effectivement, si les manifestations au Parc Chanot ne sont évidemment pas à la gloire de l’empire français d’antan, la nécessité d’une discussion sur ces héritages au nom de la mémoire urbaine collective persiste pourtant.

      Par ailleurs, il est en effet utile de rappeler la complexité et les différences des contextes d’origine de la culture hip-hop. Dans le cas français, il semble important de considérer l’empreinte postcoloniale de ce mouvement afin de l’appréhender dans toute sa dimension.

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    • VitroPhil VitroPhil

      Merci pour la réponse.

      Oui, il faut considérer, éclaircir et dévoiler les faits coloniaux, post coloniaux ainsi que leurs empreintes contemporaines.

      Mon point est sur la finalité et la présentation. Il me semble que l’objectif primordial est de faire émerger une mémoire partagé et un consensus sur les faits.

      Il y a suffisamment des blessures mal cicatrisées pour prendre soin d’éviter d’y ajouter de vaines oppositions.

      Votre phrase : “Mais le devoir de parler du passé, de nommer les choses de l’histoire, quitte à en dénommer les héritages, reste intact.” me semble très juste à condition de considérer les héritages comme un patrimoine culturel à partager plutôt que comme des conflits à trancher.

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  3. Tarama Tarama

    Personnellement le parc Chanot ça m’évoque l’andouillette et son fumet délicat, et les grandes piscines qui dépassent du mur côté rue Raymond Teisseire.

    En gros un truc tout pourri qui fait que je ne vais pas à Marsatac.

    Il y a eu la (très belle) expo Dellepiane récemment au musée Regards de Provence, peintre, affichiste, il a peint certaines affiches des expos coloniales. Ça a échappé à la critique (tant mieux).

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  4. pierre pierre

    Coucou Marlène!
    Septuagénaire d’origine afroguyanocaraiboeuropéenne, je suis avide des occasions de mettre en lumière, inlassablement, la réalité des tragiques colonisations, en l’occurrence du continent africain, qui jalonnent l’Histoire de l’Humanité. Que, ironie de l’Histoire, la FF et de De La Soul, notamment, viennent, à l’occasion de Marsatac, faire sonner leur Zik, au Palais Chanot constituait une occasion inespérée. Vous avez su la saisir. Bravo et merci pour votre éclairante contribution! Pierre

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