Patrick Chamoiseau
L’expérience créole pour inspiration
L’expérience créole pour inspiration
Début décembre, Marseille accueillait l’auteur martiniquais Patrick Chamoiseau autour de deux rencontres, où il développait sa vision d’un « imaginaire de la relation » pour dépasser les enfermements identitaires. Nous avons saisi l’occasion pour solliciter un court entretien axé sur la transmission de l’histoire et la réhabilitation des mémoires oubliées : des préoccupations qui guident sa plume comme de nombreuses initiatives dans notre ville – la Biennale du RHMIT n’en est qu’une manifestation. Certes, l’expérience créole est différente à bien des égards de l’histoire marseillaise, mais elle fait en même temps écho à tout un spectre de « trajectoires silencieuses », notamment celles des vagues migratoires successives qui ont construit notre région, et elle nourrit des réflexions fondamentales pour la construction d’une histoire partagée.
La parole ne fait pas l’histoire
Patrick Chamoiseau se définit lui-même comme un « marqueur de parole ». Ses nombreux écrits, qu’ils soient romans, essais, mémoires, contes, scénarios ou même à l’articulation de tous ces styles, s’inscrivent comme autant de témoignages de l’histoire de la Martinique. Ils parlent de la colonisation, de l’esclavage, de l’acculturation produite par un capitalisme et une mondialisation qui dévorent progressivement les cultures populaires locales. Ils donnent une voix aux djobeurs en voie de disparition sur les marchés de Fort-de-France, aux conteurs créoles, aux petites gens… Ils traduisent, enfin, un combat quotidien pour préserver certains modes de vie créoles et les inscrire dans l’histoire.
Ce rôle de marqueur de parole, il ne s’en donne pas tant le titre qu’il s’en est fait un devoir, confronté au vide qui subsiste sur l’histoire des peuples colonisés et dont il fait état dès l’ouverture de son ouvrage Guyane, Traces-mémoires du bagne (1994) :
La trajectoire de ces peuples-là s’est faite silencieuse.
Non répertoriée par la Chronique coloniale, elle s’est déployée dans ses arts, ses résistances, ses héroïsmes, sans stèles, sans statuts, sans monuments, sans documents. Seule la parole des Anciens, qui circule dessous l’écriture, la mémoire orale, en témoigne.
Or la parole ne fait pas monument
La parole ne fait pas l’histoire
La parole ne fait pas la mémoire.
Oubliée voire méprisée par le récit historique des vainqueurs, dans un même temps rarement retranscrite dans des cultures où prévalait un mode de transmission oral, la mémoire des peuples antillais a longtemps été reléguée au ban de l’histoire. Sa découverte et son écriture se font principalement après les années 1940, grâce à deux artistes dont il est souvent considéré comme le successeur, Aimé Césaire et Edouard Glissant. « Lorsqu’ils ont commencé à chercher la mémoire non coloniale, celle des Amérindiens invisibles, il n’y avait plus rien. Les gens pratiquaient un savoir-faire amérindien, notamment dans la pêche, mais ils ne savaient pas d’où cela venait. Quant aux esclaves africains, qui ont pratiquement bâti tous les monuments attestant de l’histoire coloniale, on n’en a aucune trace, aucune signature, rien. Ils n’avaient que des outils, des cases en pailles, et tout cela a disparu. Donc Glissant et Césaire se sont retrouvés face à un vide extraordinaire ».
Marqué par ce constat et par l’ouvrage de ses prédécesseurs, Patrick Chamoiseau mène un travail d’orfèvre, dans une démarche autant poétique que politique, pour combler les vides de l’histoire et recréer un espace mémoriel pour ceux qui n’ont pas eu le privilège des monuments officiels. Le langage est immanquablement au cœur de son travail, non seulement comme un précieux outil de transmission mais aussi comme un objet mémoriel particulièrement marqué par la domination coloniale : « L’oralité et la langue créole faisaient partie des invisibles qu’il fallait réhabiliter. Il y a eu tout un travail sur la création d’une esthétique, qui ne va pas remplacer l’écriture par l’oralité mais simplement reconstituer le lieu tel qu’il était au départ, c’est-à-dire en présence de l’oralité et de l’écriture. Avec un imaginaire relationnel, j’ai la langue créole et la langue française, je vais construire un langage entre les deux. J’ai l’écriture et l’oralité, je vais construire un langage qui mêle les deux ».
Guerrier de l’imaginaire
Patrick Chamoiseau n’entre pas dans une logique de concurrence des mémoires. Au contraire il souhaite associer, mélanger, créoliser, « diffuser une autre manière d’envisager le monde par un imaginaire de la relation. Ce concept a été appliqué par Edouard Glissant aux réalités antillaises, qui ont vécu des rapports traditionnels verticaux, de domination et d’hégémonie qui effaçaient la diversité : on avait une histoire, une langue, un monument ».
Afin de surmonter cette verticalité, il reprend un autre concept d’Edouard Glissant, celui de traces : « Des objets, un savoir-être, un savoir-faire, une pratique, un arbre, un paysage : tout cela peut être des traces, des présences en mesure de témoigner d’un invisible, d’un oublié, d’une présence qui a disparu. Si on l’applique pour les Antilles par exemple, le tambour est une trace, la danse Bele, danse de guerre et de résistance, c’est une trace… Glissant disait : le paysage est notre seul monument ». Face à la symbolique verticale des monuments, qui « conservent des douleurs », les traces qu’il s’applique à collecter apparaissent comme autant de mots pour écrire une histoire horizontale épousant les lignes des paysages.
L’imaginaire, les relations et les mémoires des peuples se construisent dans ces logiques de verticalité et d’horizontalité centrales à la pensée de Chamoiseau. Ainsi notre monde engendre-t-il des « mises sous relation », dans un rapport vertical de domination, comme il peut faire naître des « mises en relation » dans un rapport horizontal reposant sur « les grandes valeurs qui fondent le rapport humain : respect, solidarité… ». L’horizontalité seule est créatrice d’une histoire partagée, où « toutes les mémoires sont éligibles, [et où] le fait d’avoir des espaces multitransmémoriels ne gêne pas le fonctionnement de la vie en société ».
Ainsi, les questions d’identité qui traversent les pays développés aujourd’hui traduisent avant tout leur incapacité à sortir de rapports verticaux entre les mémoires au sein-même de leurs sociétés et d’un discours colonial encore trop prégnant : « Les anciens colonisés et les immigrés ne veulent pas renoncer à ce qu’ils ont, ils ont envie de garder des pratiques, un savoir-faire, une mémoire, et ils ne peuvent plus vivre dans un espace symbolique où le champ colonial continue d’exercer une mémoire. Les mémoires doivent pouvoir se rejoindre ». Cette mémoire partagée ne peut s’envisager qu’à travers une métamorphose de l’imaginaire collectif, capable d’abandonner le concept d’état-nation qui « a écrasé toutes les diversités et produit une symbolique unie » pour le remplacer par l’idée de nation-relation. Dans cette même logique de mouvement l’identité-rhizome viendra remplacer l’identité-racine et la mondialisation, appauvrissante et uniformisatrice, laissera place à une mondialité qui enrichit par sa mise en lien des cultures et son respect de la diversité.
Pour un fleurissement des mémoires
Reste à savoir comment faire émerger une telle transformation de l’imaginaire ? Selon l’auteur, il faut en passer par une véritable « mobilisation artistique ».
Chacun de ses ouvrages y contribue, de son roman le plus connu Texaco (Prix Goncourt 1992) à sa récente intervention poétique Frères Migrants (2017), mais le papier n’est pas l’unique outil de Patrick Chamoiseau. Pour donner une matérialité aux mémoires, au temps, il est conscient de la nécessité de s’approprier l’espace :
« J’avais la charge d’un projet à Saint-Pierre, ville qui a servi de point de départ à la colonisation, et qui a été rasée. C’est ici que les esclaves débarquaient, que les colons ont rencontré les Amérindiens et les ont zigouillés, c’est ici aussi qu’il y a eu la première révolte… Toute l’histoire de la Martinique est dans cette ville. On a mené tout un processus d’aménagement urbain pour essayer de raconter l’histoire de la ville en mêlant les histoires amérindiennes, les histoires des esclaves, et d’en faire un grand récit multidimensionnel. On s’est dit que le seul moyen de ramener les mémoires perdues sans pathos, sans accusation, sans douleur, sans acrimonie, c’était de faire appel aux artistes. Les cimetières d’esclaves, les marchés aux esclaves, les lieux de débarquement, les lieux de massacres d’Amérindiens ont été sublimés, transcendés, exaltés par la présence artistique ».
Ce projet, du nom de Grand Saint-Pierre, a notamment accouché de l’installation de 32 totems mémoriels à l’entrée de la ville, marquant durablement le paysage pierrotain.
La question des traces, selon l’écrivain, a d’ailleurs été très bien saisie par les urbanistes, qui fouillent de plus en plus dans les archives et la mémoire des lieux afin de concevoir des aménagements qui puissent « d’une certaine manière accompagner la résurgence de ce qui s’est produit avant ». La production artistique ne peut qu’enrichir ce travail et investir les paysages urbains pour s’imposer à chacun-e : « Il y a eu 30 000 morts dans la ville de Saint-Pierre. Nulle part leur nom n’est inscrit. J’ai pensé que l’on pourrait installer des clous mémoriels. On trouverait la liste des personnes, on mettrait leurs noms sur ces clous que l’on planterait, et qui pourraient être phosphorescents par exemple… Ainsi le soir toute la ville se mettrait à briller avec ces petites lueurs, chaque lueur étant le souvenir d’une personne qui a habité là ».
Dans ses récits comme à travers sa parole et son action, Patrick Chamoiseau délie un imaginaire relationnel conscient de la complexité du monde, conscient aussi des dangers d’une construction mémorielle qui serait détachée des autres, et empreint de la double exigence de l’épanouissement personnel et du vivre-en-relation. Il refuse ainsi d’entrer dans toute logique de confrontation des discours historiques, à laquelle il oppose un fleurissement des mémoires. L’art, dit-il, dispose en ce sens d’atouts précieux, la beauté et la poésie, pour mettre en concert les mémoires « sans agressivité, sans verticalité, sans nécessité d’avoir une prégnance monumentale d’une mémoire sur une autre, donc de manière plus diffuse et plus liée au sensible ».
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Visionner l'enregistrement de l'intervention de Patrick Chamoiseau à la BMVR Alcazar le 1er décembre 2017 : https://youtu.be/OpWJrrb1h7g
Lire la Déclaration des Poètes, conclusion de l'ouvrage "Frères Migrants" : http://www.approches.fr/Declaration-des-poetes-Freres
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