L’ESPACE PUBLIC CONFISQUÉ

Billet de blog
le 22 Nov 2024
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L’histoire commence par une promenade. Nous devions, ma femme et moi, déposer une lettre dans le quartier de Sainte-Marguerite. Mais comment faire, quand les habitations sont enfermées dans des îlots sécurisés, fermés par des grilles et des clôtures inaccessibles sans code ou sans passe ? Cela m’a conduit à une réflexion plus générale que je vous propose de partager.

Qu’appelle-t-on « espace public » ?

Cette figure politique, ancienne, de « l’espace public » a été formulée à notre époque dans les années soixante : un philosophe membre de ce que l’on appelait « l’École de Francfort », une école de réflexion sur le politique, Jürgen Habermas, l’a construite, en 1962, à partir d’une étude et d’une réflexion sur l’histoire des journaux, notamment au temps de la révolution française. Au temps où Habermas écrivait son livre, les médias étaient en plein essor. On peut définir l’espace public, au sens propre, comme l’espace du « peuple ». Il s’agit de l’espace qui est à tout le monde, et dans lequel, ainsi, on peut discuter, opposer des opinions et des avis les uns aux autres. L’espace public, c’est l’espace de la ville consacré à l’expression et au débat. C’est l’espace public qui a fait l’histoire. À Marseille, un des lieux historiques de l’espace public est, bien sûr, la Canebière, cet espace de promenade et de rencontre qui, avec le temps, a fini par ne plus être ce qu’elle était. À moins que ce ne soit l’inverse, et que, plutôt, les promeneurs et les piétons aient fini par l’abandonner et par la laisser devenir une rue comme une autre, un simple lieu de passage. Dans l’espace public, on peut s’arrêter tranquillement pour parler avec son voisin, sans risquer l’accident, on peut y dire ce que l’on pense, sans risquer de se faire arrêter par la police, comme cela arrive trop souvent de nos jours. Dans l’espace public, on peut aussi (le pourra-t-on encore longtemps ?) manifester, se mettre en cortège avec sons, lumières et banderoles pour exprimer collectivement une opinion ou une protestation. C’est pourquoi l’espace public ne peut être qu’au peuple. L’espace public fait naître le peuple de la ville, en lui faisant prendre conscience de son existence et de son identité.

 

Le vol d’espace public : un nouveau délit

La ville a toujours, partout, été un espace en proie aux vols, aux cambriolages, aux « pickpockets », aussi. Mais le vol d’espace public est, lui aussi, un délit. Cependant, comme il n’est pas pratiqué par les mêmes, comme il est souvent le fait de classes aisées et de propriétaires qui cherchent seulement à échapper au peuple et à l’éviter, il n’est pas réprimé. Cela ne l’empêche pas d’être de plus en plus pratiqué et de plus en plus répandu. Je me propose, dans ces lignes, de réfléchir un peu sur ce qui n’est pas encore considéré comme un délit, mais qui devrait l’être et qui prend de plus en plus de formes. Ce « vol » s’apparente, au fond, à toutes les formes que l’on connaît de désintérêt pour l’espace public et de méconnaissance de l’autre, auquel on entend laisser de moins en moins de place en en occupant toujours, soi-même, davantage. La première forme de ce délit, la plus évidente, est l’occupation de la rue par la voiture particulière.

 

La première confiscation : la voiture particulière

Il y a longtemps que les automobiles s’approprient l’espace public, par leur pollution atmosphérique et sonore, par leur emprise sur les trottoirs, en raison d’un stationnement excessif et mal réglementé. Mais peut-être y sommes-nous tellement habitués que nous n’y faisons même plus attention. Pourtant, qu’est-ce d’autre que la voiture particulière sinon une façon de s’approprier un petit morceau d’espace public que l’on garde pour soi, dans lequel on est bien enfermé, bien isolé des autres, bien forclos dans son habitacle ? Les villes qui ont choisi de se débarrasser des voitures particulières n’en vivent que mieux. C’est ainsi qu’à Marseille, la piétonnisation du bas de la Canebière après celle de la rue Saint-Ferréol est une manière de faire retrouver sa signification à l’espace public : celle d’un espace urbain de la rencontre. Malheureusement, celles et ceux qui habitent notre ville sont tellement « accros » à leurs voitures comme à des drogues qu’ils ne pouvaient plus apprécier les rues piétonnes et qu’on leur a fabriqué des espaces commerciaux dans les périphéries, ce qui, pour eux, a deux avantages : ils peuvent s’y rendre en voiture et ces espaces sont comme des villes en miniature, l’ouverture en moins, qui donnent l’illusion d’espaces publics factices. Les voitures particulières, sur le modèle qui nous a été imposé par l’hégémonie de la culture des États-Unis, sont ainsi devenues une des plaies écologiques de la ville et de l’espace urbain.

 

La deuxième confiscation : les commerces et les trafics

Le commerce qui a fondé la vie de la ville, particulièrement à Marseille. La ville a toujours été l’espace des marchands et des échanges. Les marchés et les boutiques sont les lieux qui habitent l’espace public depuis toujours. Mais de nouvelles activités commerciales ont envahi l’espace public de nos jours. Il s’agit, d’abord, de la publicité sous des formes multiples qui finissent par ne plus se voir, sur les murs, dans les vitrines des magasins, avec ou sans lumières, faites de toutes sortes de matériaux. Si la publicité a pu, un temps, être un domaine de création d’œuvres d’art et si les affiches ont pu être belles, toutes ces activités commerciales ne contribuent de nos jours qu’enlaidir la ville en nous volant la rue. Mais d’autres trafics confisquent l’espace public, notamment, de nos jours, les trafics de stupéfiants qui envahissent la rue doublement : d’abord, en établissant un « espace public parallèle », et, surtout, en l’envahissant de violences et de crimes qui suscitent une insécurité envahissante.

 

La troisième confiscation : les ordures et les déchets

C’est bien beau de dire « Marseille est sale » et de se plaindre de la prolifération des ordures dans la rue, de ces poubelles publiques qui débordent, de ces sacs à ordures qui ne sont pas ramassés. Des habitants de la ville le font depuis longtemps. Mais il faut aller plus loin. Il s’agit d’une autre forme de vol de l’espace public. D’abord, cela empêche la circulation à pied : on en peut pas circuler facilement dans des rues dont les trottoirs sont envahis par des déchets. En marchant dans la ville, on voit les poubelles publiques qui ne sont ni vidées ni entretenues, débordant d’ordures. Cela signifie, en particulier, que la Métropole ne remplit pas convenablement la mission qui est, pourtant, une des siennes, en manquant à ses devoirs les plus élémentaires dans le domaine de la propreté et de l’hygiène publique. Encore une façon de contribuer, ainsi, à la dégradation de la ville pour manifester son opposition avec la municipalité ? Ou le résultat d’une mauvaise gestion des services publics de l’hygiène et de la propreté ? Ensuite, c’est une détérioration de l’esthétique de la rue. Une rue couverte d’ordures n’est pas une rue belle à voir où l’on a envie de marcher. Et puis, cela concourt à la dégradation du paysage urbain : les monuments et les belles constructions cessent d’être agréables à l’œil quand ils sont enlaidis par les ordures qui les voisinent. Enfin, cela induit une forme particulière de ségrégation : les rues de tous les quartiers de Marseille ne sont pas équitablement répugnantes. Certains quartiers sont mieux entretenus que d’autres et nettoyés plus souvent. Les quartiers « riches » sont mieux entretenus que les quartiers populaires : nous revoilà devant une dégradation du peuple, du propriétaire de l’espace public, qui manifeste, à son égard, une sorte de mépris des autorités chargées des politiques urbaines.

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