LES DEUX MERS
Il y a deux mers à Marseille. Tout le monde a pu le comprendre à l’occasion de l’accueil de la « Flamme olympique » dans la ville. Mais quelles sont ces deux mers ?
Une Marseille que l’on montre et une Marseille qui se cache
Pour la venue à Marseille du « Belem », le navire qui transporte la flamme olympique devenue rituelle d’Olympie et Athènes à Marseille, les autorités ont voulu un Vieux Port nettoyé de tout ce qui aurait pu porter atteinte au prestige de la cité. On aimerait bien que cette préoccupation de la propreté fût aussi présente à l’esprit de la métropole tous les jours et pas seulement les jours d’événement. Ainsi, à l’occasion de l’arrivée de la flamme, la métropole a négocié un accord avec les syndicats pour une trêve dans la grève destinée à marquer leur colère face à l’insuffisante adaptation de leurs salaires à l’inflation et à l’absence d’évolution sérieuse de leurs conditions de travail. Il était nécessaire de montrer Marseille sous son jour le plus faste pour l’accueil des pouvoirs. Mais il y a une autre Marseille, celle du quotidien de la vie urbaine, celle des rues mal entretenues, celle de la pollution automobile et de la pollution de l’air, celle de la division de la ville entre son Nord et son Sud, séparés, on le voit au premier coup d’œil sur le plan, par le Lacydon, ce morceau de mer qui avance dans la ville.
Une mer pour la consommation et une mer pour la vie
Mais, derrière cette distinction entre une ville que l’on montre et une ville que l’on cache, il y a deux mers. La Méditerranée marseillaise de la consommation est celle des plages du Sud, celle des paysages de cartes postales, celle de la navigation de plaisance. Celle, aussi, des agences immobilières. C’est la mer des images ou des « vues sur mer ». L’autre Méditerranée marseillaise est celle de la vie de tous les jours, la mer pour la vie. Cette mer-là est plus complexe à décrire, elle ne se représente pas sur les cartes postales. C’est celle que les marseillaises et les marseillais ne voient pas parce que, de son côté, elle ne les voit pas. On pourrait appeler cette mer pour la vie une mer du travail et de l’économie, c’est celle de la réalité des métiers et des activités de la ville. Cette mer pour la vie est celle de l’économie urbaine, celle qui n’est pas faite pour qu’on s’y promène, celle de la réalité de l’histoire de Marseille. C’est celle des salariés, de celles et de ceux qui travaillent, et puis elle a toujours été celle des migrants qui sont toujours venus à Marseille jusqu’à ceux d’aujourd’hui, les migrants qui cherchent à venir à Marseille pour venir en France afin de trouver du travail, de quoi vivre une vie quotidienne difficile, afin d’en finir avec la violence et la souffrance des pays en crise d’où ils viennent.
La mer de l’événement et la mer du quotidien
Les deux mers, ce sont la mer de l’événement et celle de l’ordinaire. La mer de la flamme et des Jeux olympiques, celle des événements et des fêtes, celle des jeux et des spectacles, est une mer artificielle, mise en scène. Ce n’est pas une mer que l’on vit, c’est une mer que l’on regarde. C’est une mer que les gens de Marseille ignorent parce que c’est celle des autres. Ainsi, à Marseille, comme, je crois, dans tous les ports du monde, la mer est une frontière violente entre les mondes et entre les classes. L’autre mer qui se distingue de la mer que l’on regarde, est celle des habitants de la ville. La mer que l’on habite, celle du quotidien, a fait naître Marseille en faisant d’un port une ville, mais, peu à peu, dans son histoire, Marseille a connu la séparation entre la mer de l’habitat et celle du jeu, entre une mer de la réalité, de l’activité, de la dynamique et de la puissance, et une mer des plaisirs, du sommeil, de l’indolence, du tourisme et de la richesse. On se rend bien compte, à Marseille, que la mer de la réalité n’est pas celle du spectacle.
La mer du spectacle et la mer de la réalité
La mer du spectacle est celle que l’on ne peut que voir. On la voit sur les images, mais aussi on peut la voir de loin, parcourue par les bateaux qui ne font que passer, à Marseille. C’est aussi une mer sans bruit, sans violence, qui ignore la vie et ses questions. L’autre mer, celle de la réalité, est celle qui fait vivre la ville. Mais cette mer-là, on ne la verra pas lors des Jeux olympiques, au cours des cérémonies de la flamme et de leur ouverture, ou au cours des épreuves. La véritable mer n’est pas faite pour jouer. Rappelons-nous que nous ne parlons pas de n’importe quelle mer, mais de la Méditerranée. La Méditerranée, cette « grande mer » dont parle D. Abulafia dans un très beau livre qui porte ce nom, sépare les deux mondes de la Terre d’aujourd’hui, le monde du Nord et celui du Sud. Ces deux mondes se regardent des deux côtés de la Méditerranée, mais ils se regardent sans se voir. Marseille est une sorte de modèle réduit de la confrontation entre ces deux mondes. Les quartiers Nord de la ville sont le monde du Sud et les quartiers Sud ceux du monde du Nord. La mer du spectacle est aussi celle du pouvoir et de la richesse, parce qu’au fil du temps, la richesse a délaissé la mer à la suite de l’invention de nouveaux modes de transport qui ont donné naissance à une nouvelle mondialisation. La mer de la réalité est celle du monde du Sud, c’est la mer des difficultés de chaque jour, celle des crises et des conflits, celle des pays ruinés par la colonisation que les pays du Nord leur ont imposée. C’est aussi la mer de la Palestine et de ses guerres et la mer des migrants et de leurs naufrages
La mer des riches et la mer des « autres »
C’est tout simple : les deux mers qui se regardent sans se voir à Marseille au moment des Jeux olympiques sont la mer des riches et celle des « autres ». La lutte des classes s’est déplacée vers la mer. Les cérémonies de l’ouverture des Jeux olympiques manifestent la lutte des mers, en prenant bien garde de ne montrer que la mer des riches et des pouvoirs. Mais, en refoulant ainsi la mer des « autres », les riches et les puissants du monde devraient faire attention, car la psychanalyse nous a appris qu’à force d’être maintenu hors des regards et hors des paroles, le refoulé finit toujours par revenir. Le retour du refoulé n’est jamais un épisode simple de notre vie, mais il ne l’est jamais non plus dans la vie politique. La censure par les pouvoirs de la mer des « autres », une censure soigneusement préservée par la violence de la surveillance, de l’armée et de la police, ne peut durer qu’un temps. Jusqu’à ce qu’elle finisse par s’éveiller. C’est la promesse des tempêtes.
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