Le “failure-porn” ou ce tourisme dont on ne parle pas
La ville de Détroit est en pleine crise, en faillite même, je n’ai jamais mis les pieds à Détroit mais ce que j’en lis me fait penser à Marseille en version XXL américaine, plus de friches, plus de faillites, plus de ségrégation sociale, plus de projets, plus de tutelle de l’Etat… Là-bas aussi on parle d’un casino, là-bas aussi on rachète des immeubles à tour de bras, là-bas aussi le gouvernement a envoyé un administrateur/préfet spécial pour mettre de l’ordre. Bref, comme souvent, il y a des similitudes, mais aussi des différences fondamentales, qu’elles soient structurelles (le fédéralisme, la possibilité de se déclarer en faillite, le modèle social) ou contextuelles (la dynamique MP2013, la métropolisation, la crise de la dette) qui limitent la comparaison. Ceci étant posé…
L’objet de ce billet est de revenir sur une observation que j’ai pu faire lors de visites que je fais au sein de l’association des Greeters Marseille, en la mettant en parallèle avec un article du L.A.Times sur Détroit que je viens de lire dans le Courrier International de la semaine dernière : “Detroit, ses ruines, ses touristes“. Le failure-porn, adaptation pour Marseille du ruin-porn dont on parle à Détroit, c’est la fascination pour l’échec, le plaisir étrange que ressente certains visiteurs en se promenant autour de la Canebière ou dans la Belle-de-Mai (pour mon expérience personnelle).
Dans l’article sur Détroit, l’accent est mis sur le boom d’un nouveau secteur touristiques : l’accompagnement de visiteurs désirant voir et photographier les ruines de la ville. En passant de 1,8 à 0,7 million d’habitant, de nombreux bâtiments sont abandonnés : immeubles ou usines bien sûr, mais aussi gare, église, hôtels… autant de friches qui régalent des touristes en recherche de choc. Bien sûr, ils ne sont pas forcément bien accueillis par toute la population, mais certains ont décidé d’en faire un business, et vendent leur capacité à orienter et protéger (très important) le touriste-voyeur dans la jungle post-urbaine de Détroit.
Sur ce point, que ce soit clair, ça n’a rien à voir avec les Greeters de Marseille, d’abord car c’est bénévole, ensuite parce que l’essentiel des balades concerne des zones plutôt favorisées ou neutres de la ville, et enfin parce que l’objectif n’est pas de montrer la pauvreté mais (en ce qui me concerne) de déconstruire les représentations que se font les touristes du centre-ville et présenter la richesse de ces quartiers.
Néanmoins, j’ai pu constaté plusieurs fois l’intérêt de ceux que je rencontre pour ce que certains ont appelé “les immeubles décadents” de la Canebière ou du Boulevard Longchamp (ceux dont on devine l’origine bourgeoise mais qui sont noirs de pollution et/ou endommagés), ou pour les histoires de corruptions (ils posent des questions et sourient lorsque la réponse les conforte dans leur représentation du politique méridional corrompu), ou pour les bâtiments abandonnés ou ostensiblement squattés (La Caserne du Muy, l’immeuble en haut de la rue d’Aubagne) etc…
Bien sûr il y a ceux que ça écœure, qui se demandent comment et pourquoi a-t-on pu abandonner un centre-ville à ce point, qui sont attristés. Mais il ne faut pas oublier que certains éprouvent un plaisir presque coupable devant l’échec.
Il y a exactement un an, j’interviewais une sociologue californienne en voyage d’études à Marseille, elle avouait “I like the fail” (j’aime l’échec), tout en rappelant qu’il y avait sûrement quelque chose d’indécent pour elle d’aimer observer ça ici tout en vivant ailleurs… Elle expliquait avoir eu peur le 12 janvier 2013 (premier jour de son second voyage d’études) en voyant le lancement de l’année capitale, peur d’une gentrification massive, peur que tout ait changé, et qu’elle avait été rassurée dès le dimanche 13, en voyant les rues de nouveau vide, la ville telle qu’elle l’avait laissée à la fin de son premier voyage d’étude. Elle n’est malheureusement pas revenu cette année, je me demande comment elle trouverait la ville maintenant.
Nous avions creusé cet aspect d’intérêt pour l’échec, elle aimait constater des contradictions, voir une ville ne pas reproduire les schémas dominant, l’exemple vivant qui vient contredire la théorie… ça explique ça pour la sociologue, mais les autres ?
J’imagine qu’ils aiment se faire peur, voir Marseille comme on monte dans des montagnes russes et aimer rentrer chez soi après. Se dire que l’endroit où ils vivent pourrait être pire. Ou encore avoir l’impression de voir quelque chose que les autres n’ont pas vu et cultiver ainsi leur différence. Pour Aloïs Riegl qui s’est interrogé sur la fascination des hommes du début du XXe pour les vieux monuments, nous sommes fascinés par l’action du temps et la dégradation progressive (qui nous renvoi à la mort, au thanatos), nous serions rassurés de voir que nos créations, tout comme nous, subissent la nature. Que se passe-t-il si on abandonne un immeuble, une rue, un quartier ? Jusqu’où peut aller la dégradation ?
Riegl parle de monuments, mais il pourrait en être de même pour d’autres aspects des représentations qu’ils ont de la ville : la corruption politique, la diversité culturelle et sociale… Et finalement, en constatant l’échec de Marseille, ils se renforceraient dans le bien-être de l’endroit où eux vivent, mais je vais déjà sûrement trop loin.
Commentaires
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Je trouve ton analyse très intéressante et très pertinente. Il y a, à n’en pas douter, une fascination certaine pour l’échec… quand il est constaté ailleurs. Parce qu’il permet de se rassurer sur le lieu où l’on vit. La dégradation de notre centre ville marseillais amuse peut-être les étrangers mais pas ceux qui y vivent ! Il faut venir de l’extérieur pour trouver fabuleux qu’un immeuble soit en ruine, un quartier laissé à l’abandon, dans la saleté.
Malheureusement, le sentiment inverse existe aussi pour les Marseillais qui vont explorer d’autres villes. C’est toujours un déchirement de voir une ville qui fonctionne normalement. Parce que ce sentiment de “succès” (ville bien gérée) est inexistant ici.
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