Banalité du mal
Ce 9 février 2023, nous avons participé à une réunion publique d’Alehan, un collectif de familles de victimes, de ces victimes que fait aujourd’hui, dans les cités et les “quartiers” la violence qui s’y banalise.
Marche blanche pour soutenir les familles des victimes d'assassinats, organisée le 15 juin 2022 par l'association Alehan. (Photo C.By.)
Ce 9 février 2023, nous avons participé à une réunion publique d’Alehan, un collectif de familles de victimes, de ces victimes que fait aujourd’hui, dans les cités et les “quartiers” la violence qui s’y banalise. Dans ces victimes, certaines sont tombées dans les guerres de position que génère les trafics de drogue désormais installée dans de nombreuses cités marseillaises, d’autres parce qu’elles passaient là au mauvais moment, d’autres encore pour rien, un mot malheureux, une bagarre ou une insulte qui dégénère, un véhicule fou dont le conducteur perd le contrôle.
Les femmes et les hommes qui portent ce mouvement insistent avec beaucoup de dignité et de force dans leur deuil : les meurtres de leurs proches, des enfants pour la plupart, ne sont pas des règlements de compte, mais des assassinats. La nuance pour eux est fondamentale : ce ne sont pas des délinquants ou des voyous qui se tuent entre eux, ce sont des enfants, des frères ou des sœurs, tués par l’exercice d’une violence souvent gratuite, démesurée. Et des vies de mères, de pères, de frères et de sœurs fracassées par cette perte, cette violence qui n’est pas alors le seul problème d’un “entre soi” délinquant mais une injustice, dont la société toute entière aux côtés de ces familles doit porter le deuil et l’offense, et faire réparation.
Voilà en substance le message, le discours, digne, fort, que porte ce collectif. En face d’eux, un dispositif d’acteurs qui à quelques unités près est inchangé depuis maintenant plus de quarante ans : des éducateurs et autres travailleurs sociaux, des juges, des militants associatifs et d’organisations politiques de gauche, quelques chercheurs en science sociale, des journalistes et des élus locaux. Le discours lui aussi est le même depuis quarante ans et, à quelques nuances près, unanime. C’est un discours d’indignation et d’impuissance. On dit que ces drames sont la conséquence de l’état d’abandon de ces quartiers et de ceux qui y vivent, de la démission des institutions républicaines, école et police comprises, face à la pauvreté, au chômage, à la déshérence des cités, etc… Et les acteurs institutionnels le reconnaissent eux-mêmes, c’est le même discours depuis quarante ans parce que la situation ne change pas.
Or c’est là à mon avis tout le problème, car si le dispositif d’acteurs est bien le même depuis quarante ans, bricolant contre des problèmes structuraux des combinaisons de mesurettes et de robinsonnades militantes, il porte aussi l’illusion de la permanence du problème. Pour le dire autrement, parce que les acteurs institutionnels ne changent pas et qu’ils sont bien, impuissants ou pas, ceux qui organisent le discours et les “effets de vérité” sur la situation des “quartiers”, ils se bercent de l’illusion que les situations sont elles aussi inchangées. Ils ont tort. Ce qu’énoncent les familles de victimes est une situation inédite, et en l’occurrence une forme ordinaire de violence que les quartiers n’ont jamais connue. De la violence, il y en a bien sûr dans les mondes populaires, co-extensive à la misère, au désarroi, à l’ignorance. On le dit depuis que l’État regarde la pauvreté et fait mine de s’y intéresser, deux siècles au compteur. Il y a eu la violence des bagarres de bandes au temps des blousons noirs, il y a eu la violence des épidémies de drogue, déjà, il y a eu l’ordinaire des cambriolages, les querelles de voisinage qui dérapent, les vendettas entre familles, et la violence très ordinaire, domestique, exercée contre les filles, les femmes. On ne manque donc pas de formes de violence dans les mondes populaires, là n’est pas la question. Mais si l’on veut bien entendre et prendre acte de ce que disent ces mères, ces frères et sœurs meurtris, anéantis, il est nécessaire de prendre la mesure de la singularité et de la tragique nouveauté de ce qu’ils vivent.
La violence qu’ils décrivent n’est donc pas seulement celle que génèrent les guerres intestines de l’économie des drogues installée dans les quartiers. Elle est une violence qui lui ressemble cependant, cette violence discrétionnaire exercée par des individus qui se donnent le droit de tuer, pour un mot de trop, un malentendu, ou une parcelle de pouvoir à conquérir. C’est une violence de petits chefs paranoïaques, de monstres narcissiques, totalitaires. Certes, on comprend bien le message politique que porte le refus des collectifs de voir les meurtres de leurs proches confondus en “règlements de compte”.
Ce préalable est une condition pour que la société entière, l’État, se sente responsable des drames. Il reste cependant que la violence qui s’installe dans les cités, cette violence discrétionnaire, est au cœur des économies de la drogue et que l’économie de la drogue est désormais installée dans les cités et y impose bon gré mal gré ses codes et ses valeurs. Entendons-nous bien ; la violence n’est pas le seul fait des trafics, les collectifs ont raison, elle est une forme diffuse, qui peut surgir sans avertissement de différents points de rapports sociaux affaiblis par la violence institutionnelle des conditions de vie. Ce qui est nouveau tient à deux éléments historiques : cette violence que j’appelle ici discrétionnaire et même si à bien des égards elle est archaïque, parce qu’elle est fondamentalement, radicalement, le cas d’individus qui s’arrogent, une seconde ou perpétuellement, le droit de nier l’autre jusqu’à le tuer, cette forme de violence est nouvelle dans les cités et les mondes culturels et sociaux qui les composent. Mais de plus, cette violence, sous cette forme-là, discrétionnaire et archaïque, est instrumentalisée dans les économies de la drogue. Elle y est en quelque sorte un mode managérial qui peut alors y trouver, si aberrant soit-il, une forme de justification et exercer une sorte de fascination.
Cela, n’en déplaise aux « zélus », aux travailleurs sociaux, aux militants associatifs, aux gestionnaires HLM, est un phénomène nouveau, inconnu, émergent, radical. Et bien sûr un phénomène face auquel nous n’avons ni parade ni réponse, sauf celle pragmatique qui consiste à évacuer des cités les économies de la drogue. On voit bien alors s’esquisser quelque chose d’une solution dans les collectifs d’habitants qui se mettent en place. En bloquant les points de deal, en dissuadant les clients par leur présence, en gênant le commerce, des collectifs d’habitants ont montré qu’on peut s’opposer au trafic et l’obliger à se déplacer, pour l’instant sans violence, sans guerre ouverte. On sait cependant le risque, la possibilité de dérapages, le déchaînement possible de violence. Pour l’éviter il serait nécessaire que ces mobilisations d’habitants soient épaulées et renforcées : que des élus participent au blocage des entrées ceints de leur écharpe tricolore, que des policiers, des magistrats, des éducateurs, des syndicalistes, des militants politiques se mêlent aux habitants, bref, que l’on fasse de l’éradication des trafics un problème collectif et pas la seule affaire des habitants. Et qu’on y voit un acte tout à la fois de résistance et d’émancipation.
Bien sûr on entend dire que là n’est pas la solution, que le trafic se déplacera vers d’autres lieux… Certes, d’autres lieux où d’autres habitants s’organiseront, jusqu’à ce que l’État comprenne enfin que l’économie de la drogue n’est pas une affaire spécifique aux cités, aux “quartiers”, mais un problème social général, produit par la rencontre d’une demande qui se banalise toujours plus et d’une offre criminalisée, rendue telle par les interdits et les contraintes qui organisent le trafic et lui donne forme criminelle. On l’aura compris aussi, le problème des collectifs de familles de victimes n’est pas de mettre fin au trafic de drogue. Il s’agit d’abord d’obtenir réparation d’une injustice générale qui rend les habitants des cités seuls confrontés à l’une de ces formes de violence que génère une économie des drogues dont ils ne sont ni les bénéficiaires, ni les usagers et dont on ne sait toujours pas vraiment très bien ni pourquoi ni comment elle s’est installée dans les cités.
En revanche, on comprend bien que le fait de voir les trafics se territorialiser dans les cités donne aux sociétés consommatrices et plus encore aux institutions politiques, l’illusion de penser que les économies de la drogue, la violence qu’elles incorporent et les dégâts collatéraux qu’elle génère, ne constitue qu’un, parmi d’autres, « problème de cité », une conséquence sans conséquence sociale générale de la pauvreté, du chômage, de la fragilité économique et sociale. Un problème qui ne serait alors, comme toutes les conséquences de la pauvreté, tout au plus qu’un objet de déploration, d’indignation. Voilà en somme pourquoi il est important que l’économie des drogues sorte des cités.
On consomme des drogues aujourd’hui dans un espace social bien plus large et bien plus diffus que les seuls mondes des cités et de la pauvreté. Toutes les observations le confirment, aux supermarchés des cités c’est la ville qui vient se fournir. De même il est clair que l’économie des drogues n’est plus, à supposer qu’elle l’ait été, une économie de la pauvreté ou de la précarité. Elle est, au sens plein, entier, mafieux, du terme, une économie criminelle diffuse, largement déterritorialisée, dont les cités sont les otages plus que les bénéficiaires. Il s’agit dès lors de ne pas laisser hypocritement les habitants des cités gérer seuls les conséquences et les dégâts collatéraux de ce qui est bien, sous la forme que nos institutions politiques, bio-politiques et économiques ont donné à l’économie des drogues, un problème social commun à tous.
Merci à Khadidja Sahraoui, Christian Ben Lakhdar et Claire Duport d’avoir bien voulu relire et amender le texte initial.
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